Edito

Les stablecoins et les mérites oubliés des réserves fractionnaires

13/10/2025
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La modernité dissimule parfois, sous des habits neufs, un retour à d’anciens préceptes : une monnaie adossée à 100 % aux actifs les plus sûrs, des dépôts bancaires garantis par des réserves tangibles, la recherche d’une stabilité sans faille. Les stablecoins (jetons numériques adossés à des actifs sûrs et liquides) s’inscrivent dans cette logique. Or, dans nos économies modernes, les banques ne conservent, au contraire, qu’une petite fraction des dépôts en réserve auprès de la Banque centrale : c’est le principe des « réserves fractionnaires » qui confère aux banques leur faculté de création monétaire (le reste des dépôts pouvant être alloué au crédit). Au-delà de l’intérêt intellectuel qu’ils suscitent, les stablecoins soulèvent une question plus large : si leur usage venait à se généraliser, ne risqueraient-t-ils pas de rendre plus difficile le financement de l’économie ?

Une promesse séduisante mais un usage encore marginal

Chaque jeton émis est adossé à une même valeur d’« actifs de réserve », sous forme de dépôts bancaires ou de titres souverains de court terme libellés dans la devise à laquelle le stablecoin est arrimé (le dollar dans 99% des cas). Cette architecture d’adossement intégral séduit par sa simplicité et rassure : elle promet que chaque unité pourra être échangée à tout moment contre des actifs sûrs en monnaie officielle. En pratique, il est rare que les stablecoins puissent être échangées exactement au prix de 1:1.[1]

Ces jetons numériques, qui circulent sur des blockchains publiques ou privées, offrent une transférabilité instantanée et sans frontière, ce qui explique leur rôle dans l’écosystème crypto. Ils sont avant tout une alternative plus stable aux crypto-actifs de première génération (ex. bitcoin) et un instrument de règlement entre plateformes facilitant la circulation de la liquidité. Au-delà des paiements transfrontaliers ou des transferts de fonds, leur adoption demeure marginale[2]. Leur potentiel n’en est pas moins réel : en réduisant les frictions et les coûts, ils fluidifient déjà certains paiements internationaux et pourraient rapidement supplanter, ou du moins concurrencer, les modalités bancaires traditionnelles, voire les alternatives plus récentes offertes par différents fournisseurs de service « fintech ».

Les stablecoins connaissent des dynamiques contrastées de part et d’autre de l’Atlantique. Aux États-Unis, leur encours a enregistré une croissance exponentielle (1 milliard de dollars au début de 2019, un peu plus de 300 milliards aujourd’hui [3]), porté par la demande mondiale pour des instruments adossés au dollar et l’essor d’un écosystème crypto initialement peu encadré. Le Genius Act[4], adopté en juillet 2025, a joué un rôle de catalyseur en consacrant les stablecoins comme instruments de paiement régulés (et donc, par exemple, acceptables comme collatéral à des prêts). Au contraire, en Europe, le marché des stablecoins en euro demeure embryonnaire (encours inférieur à 350 millions d’euros[5]) et l’essentiel de ceux qui y circulent sont en dollar. L’entrée en vigueur des dispositions du règlement européen MiCA[6] relatives aux stablecoins, le 30 décembre 2024, a entraîné le retrait de la cote de plus de 140 milliards de stablecoins non conformes, principalement l’USDT de Tether, provoquant une perturbation significative du marché.

Une logique ancienne sous des habits neufs

Derrière cette apparente modernité, une logique ancienne : celle de la monnaie intégralement couverte par des réserves. Les stablecoins reposent sur des créances déjà existantes : ils ne créent pas de nouveaux financements, mais recyclent des actifs financiers déjà disponibles.

À l’inverse, les dépôts bancaires, lorsqu’ils augmentent, sont adossés à des créances nouvelles. Chaque crédit accordé par une banque correspond à la création d’un dépôt supplémentaire, qui finance un nouveau projet. Ce projet est souvent créateur de richesse, parfois risqué ou de maturité longue, et contribue directement à l’expansion de l’économie réelle. C’est là une différence fondamentale avec les intermédiaires financiers non bancaires : les banques ne se contentent pas d’intermédier l’épargne existante, elles créent de nouvelles ressources monétaires.

Le précédent du franc germinal

L’histoire monétaire fournit un parallèle éclairant. En 1803, le franc germinal fut instauré comme une monnaie métallique, adossée à l’or et à l’argent. Sa stabilité fut exemplaire : pendant près d’un siècle, il incarna la solidité monétaire française.

À cette époque, les banques pratiquaient, certes, déjà une forme de réserves fractionnaires puisqu’elles ne détenaient pas en caisse la totalité de l’or ou de l’argent correspondant à leurs dépôts. Mais cette pratique restait fortement contrainte par l’obligation de convertibilité des dépôts en métal précieux. Cette rigidité eut un coût : la masse monétaire ne pouvait croître durablement à un rythme excédant celui des découvertes minières. Ce n’est qu’avec la suspension de la convertibilité en 1914, puis l’abandon progressif de l’étalon-or au XXe siècle, que le régime de réserves fractionnaires, de plus en plus constituées de réserves auprès de la Banque centrale, a pu devenir le socle du système bancaire contemporain.

De la même manière, les stablecoins, adossés à 100% à des actifs de réserve, portent en germe cette rigidité. Ils offrent la stabilité mais au prix, s’ils devaient acquérir une ampleur importante, d’une moindre capacité à accompagner les besoins croissants de financement. L’effet serait d’autant plus prégnant que la création monétaire joue un rôle important.

Le risque maîtrisé des réserves fractionnaires

Dans les économies modernes, seule une petite fraction des dépôts bancaires est adossée à des réserves de banque centrale (réserves obligatoires) et, depuis 2015, à « des actifs liquides de haute qualité » (exigences de liquidité du Liquidity Coverage Ratio ou LCR). De cet adossement partiel découle la faculté des banques de prêter et de créer de la monnaie (des dépôts) bien au-delà des réserves dont elles disposent auprès de la Banque centrale. Ce rôle est encadré par la politique monétaire, par des règles prudentielles et par la supervision bancaire afin de prévenir l’inflation et de préserver la stabilité financière. La confiance des déposants est renforcée par leur faculté de convertir, à tout moment et à parité, leurs dépôts en pièces et billets émis par la Banque centrale et, en dernier lieu, par la garantie des dépôts.

L’Europe face à l’urgence du financement

Or, la préservation de la capacité de création monétaire constitue un enjeu majeur : l’économie de l'Union européenne doit mobiliser des volumes de financement sans précédent pour rester dans la compétition mondiale, garantir la souveraineté de sa défense et répondre au défi de la transition énergétique et climatique (cf. les rapports Draghi et Letta). Face à ces enjeux, aucune source de financement ne saurait être négligée. La création monétaire, les marchés de capitaux — et notamment la titrisation, qui reposent sur l’épargne privée, les financements publics : toutes ces sources de financement sont complémentaires et seront utiles.

Quand les stablecoins bousculent - un peu - l’équilibre

L’essor des stablecoins pourrait, s’il se confirmait, modifier en profondeur la nature des dépôts bancaires. Si les déposants « convertissent » leurs dépôts en stablecoins et que les émetteurs de ces jetons numériques achètent des titres souverains pour garantir leur valeur, les dépôts de détail changent de nature : ils deviennent des dépôts de vendeurs de titres, souvent wholesale, plus volatils (et auxquels le régulateur impose fort logiquement d’adosser davantage d’actifs liquides de haute qualité au sens du LCR, ce qui abaisse le multiplicateur de crédit[7]). Lorsque les achats de titres sont effectués auprès de vendeurs non résidents —, les fonds sortent purement et simplement de la sphère bancaire domestique. Il en résulte un affaiblissement de la capacité des banques à créer de la monnaie, et donc à financer l’économie réelle. De manière générale, le développement des stablecoins augmenterait la probabilité que les dépôts soient transformés en jetons numériques et quittent le système bancaire, de sorte que même la stabilité des dépôts non encore arbitrés (mais arbitrables) en pâtirait.

Le règlement européen MiCA et le Genius Act autorisent les banques traditionnelles à émettre des stablecoins. L’analyse monétaire demeure inchangée lorsque ces instruments sont « peggés » à la même monnaie que celle dans laquelle les dépôts sont libellés. Ils resteraient adossés à des actifs sûrs logés dans les bilans bancaires ou sanctuarisés au sein de trusts (contrat de fiducie en droit français) et constitueraient, à ce titre, toujours une remise en cause partielle du principe des réserves fractionnaires, susceptibles de réduire la capacité de création monétaire des banques. Dans le cas d’un émetteur bancaire, le portefeuille (wallet) de stablecoins pourrait toutefois être aisément alimenté du montant strictement nécessaire aux opérations de paiement à partir du compte bancaire du client. La fonction de réserve de valeur des stablecoins serait ainsi réduite à sa plus simple expression, limitant leur encours et leurs effets potentiels sur les ressources bancaires. En outre, arrimés à une autre devise internationale comme le dollar, ils permettraient aux banques européennes d’offrir une solution de paiement mondiale compétitive à leur clientèle sans entrer en concurrence avec les dépôts domestiques.

Réguler sans freiner l’innovation

Selon Andrew Bailey, « il serait erroné d’être contre les stablecoins par principe »[8]. Le gouverneur de la Banque d’Angleterre estime qu’ils peuvent stimuler l’innovation dans les paiements, à condition d’être soumis aux mêmes exigences de solidité et de protection pour leurs détenteurs que les monnaies existantes. Leur avenir dépendra notamment de leur encadrement réglementaire : transparence des réserves, mécanismes de résolution, protection des détenteurs.

Les banques européennes face au défi des paiements

Les banques ne restent pas passives. En Europe, elles ont lancé l’European Payments Initiative (EPI) qui a donné naissance à la solution Wero, un portefeuille numérique destiné à offrir une alternative européenne aux géants américains des paiements et, indirectement, aux stablecoins. L’objectif est clair : proposer des paiements instantanés, sécurisés et intégrés dans l’écosystème bancaire européen.

Mais cette réponse reste pour l’instant centrée sur le marché intérieur européen et embryonnaire en termes de pénétration, notamment du fait de barrières persistantes aux transactions transfrontalières. Face à des stablecoins sans frontières, la question demeure : comment les banques traditionnelles peuvent-elles proposer des solutions de paiement globales, compétitives, instantanées et interopérables?

Elles disposent d’atouts : une large base de clientèle, une infrastructure de confiance, une capacité d’innovation technologique. Pour rester dans la course, elles devront investir davantage dans l’interopérabilité internationale, l’expérience utilisateur et la réduction des coûts transfrontaliers. Elles ne sauraient se contenter de défendre leur terrain : elles doivent aussi investir celui des nouveaux entrants.

Conclusion : encadrer sans brider

La promesse des stablecoins dans les paiements transfrontaliers apparait attrayante mais leur logique d’adossement à 100% ne doit pas fragiliser un système qui a démontré de longue date sa capacité à financer l’économie, en particulier les ménages et les PME — un système dont, de surcroît, les fondations ont été solidement affermies, depuis 2014, dans l’Union européenne par le renforcement de la règlementation prudentielle et l’instauration du mécanisme de surveillance unique.

Les banques européennes ne sont pas condamnées à subir la concurrence. L’initiative EPI/Wero démontre leur capacité à moderniser les paiements en Europe. Mais pour rester crédibles face à des instruments globaux et instantanés, elles devront aller plus loin : renforcer l’interopérabilité internationale, améliorer l’expérience utilisateur, réduire les coûts transfrontaliers et nouer des partenariats technologiques et stratégiques ambitieux — y compris, le cas échéant, autour de stablecoins régulés ou de tokens bancaires interopérables qui circuleraient, par exemple, sur la future blockchain, en cours de développement, du réseau interbancaire mondial d’instructions de paiement sécurisées SWIFT. Mais il leur faut agir vite.

[1] « (…) there is an inherent tension between their promise to always deliver par convertibility (ie be truly stable) and the need for a profitable business model that involves liquidity or credit risk », cf. BIS Annual Economic Report 2025, 23 June 2025, « III. The next-generation monetary and financial system », page 79.

[2] « Currently issued mostly in US dollars, stablecoin circulation has doubled over the past 18 months but still facilitates only about $30 billion of transactions daily—less than 1 percent of global money flows » Source : Mac Kinsey (2025), « The stable door opens: How tokenized cash enables next-gen payments »,

[3] Source : DefiLIama

[4] Acronyme désignant la loi fédérale américaine relative aux stablecoins, « Guiding and Establishing National Innovation for US Stablecoins Act ». Pour en savoir plus, cf. Choulet C., Quignon L. (2025) « États-Unis : Le Genius Act aurat-il les effets escomptés sur la demande de T-Bills ? », Graphique de La Semaine, BNP PARIBAS, 3 septembre.

[5] Stable Insider – State of European Stablecoins – September 2025.

[6] MiCA pour Markets in Crypto-Assets. Règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs.

[7] Le multiplicateur de crédit mesure la capacité du système bancaire à créer de la monnaie à partir d’un montant donné de réserves excédentaires (en présence de demande de crédit suffisante). Les fuites de dépôts bancaires ou la hausse de la part des dépôts adossée à des réserves le font mécaniquement diminuer.

[8] Andrew Bailey, « The new stablecoin regime », Financial Times, October 1, 2025.

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