Après avoir réaccéléré à l’automne 2024 et l’hiver 2025, l’économie turque devrait plier. En cause : des tensions financières depuis la mi-mars, l’impact de la hausse des droits de douane étatsuniens sur les exportations et une politique budgétaire plus restrictive. Mais elle ne va pas rompre. Notre scénario reste celui d’une poursuite de la désinflation à petits pas qui autoriserait la reprise du cycle d’assouplissement monétaire. La solvabilité de l’État devrait continuer de se renforcer mais la vulnérabilité extérieure, due à la volatilité des investissements de portefeuille, augmenterait. Pour autant, avec des déficits jumeaux modérés, une dette publique historiquement basse et un secteur bancaire solide, la stabilité financière n’est pas en jeu.
Difficile rééquilibrage de la croissance Après un trou d’air au cours des T2 2024 et T3 2024, la croissance est repartie depuis le T4. Le PIB réel a ainsi progressé de 2,7% en cumul au cours des T4 2024 et T1 2025. La croissance a été tirée par la demande intérieure, la contribution du commerce extérieur étant négative en moyenne sur les deux derniers trimestres connus. Le rééquilibrage entre ces deux composantes aux printemps et été de l’année dernière a fait long feu. La consommation privée est restée le moteur principal tandis que les exportations sont stables. L’écart entre les ventes au détail, d’un côté, les exportations et la production industrielle, de l’autre, continue de se creuser. En ce qui concerne l’investissement, seul celui dans la construction progresse, l’activité dans ce secteur ayant d’ailleurs fortement rebondi (+9% en cumul au cours des T4 2024 et T1 2025).
Prévisions économiques de Turquie
En guise d’indicateurs pour le T2 2025, seules les enquêtes de conjoncture auprès des entreprises et des ménages sont disponibles (jusqu’en mai). La confiance des ménages se maintient malgré une inflation perçue de 60% et un taux de sous-emploi élevé (près de 30%), ce qui relativise la baisse du taux de chômage à un niveau historiquement faible (8,6% en avril) [1] , lequel ne baisse plus depuis le T4 2024. En revanche, la confiance des entreprises s’est dégradée par rapport au T1 dans l’industrie et les services, le secteur du commerce étant pour l’instant épargné.
Turquie : une croissance économiques déséquilibrée
Vers une désinflation à petits pas Parallèlement, la désinflation a ralenti. Certes, mesurée sur un an, la hausse des prix à la consommation a très fortement décru passant de +75,6% en juin 2024 à +35,4% en mai 2025. Mais cette évolution est trompeuse. Le pic de la mi-2024 porte, en effet, la trace de deux épisodes d’accélération mensuelle au-delà de 5% (à l’été 2023 puis en janvier et février 2024). Ils sont dus à deux épisodes de stress financier ayant entraîné une forte dépréciation du taux de change. En fait, l’inflation sous-jacente mensuelle reste élevée (+2,4% en moyenne sur les trois derniers mois connus). Au-delà de l’impact du taux de change sur l’indice des prix (le degré de transmission est en moyenne de 0,3), l’inflation est alimentée à la fois par la demande et par les coûts : par la demande car la consommation reste dynamique, même si les ménages ont moins recours au paiement par cartes de crédit depuis le début de l’année ; par les coûts car, jusqu’au T4 2024, les salaires nominaux progressaient bien plus vite que l’inflation (70% sur un an contre 50%).
Comme la productivité a quasiment stagné en 2024, les coûts unitaires de production dans l’ensemble de l’économie ont progressé à la même vitesse que les coûts salariaux. Les anticipations d’inflation (publiées pour le mois de mai mais recueillies en avril), sur un horizon de 12 mois, des professionnels des marchés financiers est, sans surprise, quasiment identique à la prévision de la Banque centrale pour la fin de l’année (25%), mais très en dessous des anticipations des chefs d’entreprises non financières (41%). Notre prévision (30% fin 2025) se situe entre la prévision de la Banque centrale et les anticipations des chefs d’entreprise.
Resserrement monétaire temporaire et politique budgétaire plus restrictive La Banque centrale a opéré un nouveau revirement en avril en relevant son taux directeur principal de 42,5% à 46%. Elle a invoqué l’impact des tensions financières et celui des augmentations de droits de douane sur l’inflation. Son communiqué souligne également un dynamisme de la demande supérieur à ses prévisions. Le relèvement des taux directeurs a été complété par une hausse du taux des réserves obligatoires sur les financements de court terme en livre turque, obtenus par les banques sur le marché offshore . L’objectif des autorités monétaires étant surtout de ne pas alimenter les opérations de carry trade . En guise de compensation, et sur instruction du président Erdogan, le ministre de l’Économie, Mehmet Simsek, a annoncé, fin mai, un nouveau dispositif d’octroi de crédit pour les PME. Ce dispositif est pour l’instant très limité (TRY 30 mds, soit environ USD 800 millions) mais pourrait être décuplé comme ce fut le cas en 2017. Au total, le durcissement monétaire serait peu restrictif et temporaire, notre scénario étant celui d’une poursuite de la désinflation désormais à petits pas, qui autoriserait néanmoins la Banque centrale à reprendre son cycle d’assouplissement sur la deuxième partie de l’année.
La politique budgétaire devrait être plus significativement et plus durablement restrictive. Le déficit du budget du gouvernement central devrait baisser de 4,9% du PIB en 2024 à 3,3% cette année grâce à une amélioration du solde primaire (i.e. hors charge d’intérêts) de 1,5 point. Le budget serait pratiquement à l’équilibre (-0,2% du PIB), la charge d’intérêts restant à peu près stable (3,1% du PIB contre 2,9% en 2024). La baisse du solde primaire serait la conséquence de la baisse des dépenses exceptionnelles liées au tremblement de terre de février 2023 (dépenses qui devraient s’étaler jusqu’en 2026) et d’une augmentation de la pression fiscale.
Dans ce contexte i/ de politique budgétaire plus restrictive qu’en 2024, ii/ de hausse des rendements obligataires depuis la mi-mars (de 26% à 33% début juin), et donc de durcissement des conditions d’emprunt pour les entreprises et les ménages, iii/ de hausse des droits de douane (cf. ci-après), l’activité devrait stagner au printemps et réaccélérer très progressivement au S2 2025. Malgré un acquis de croissance de 2,2% au T1 2025, la croissance faiblirait à 2,5% en 2025 contre 3,2% en 2024. L’hypothèse d’une réaccélération en 2026 suppose une reprise dans la zone euro, une politique commerciale plus conciliante des États-Unis et une décélération continue de l’inflation qui permette à la Banque centrale d’assouplir de nouveau sa politique monétaire.
Déficit courant contenu mais plus grande vulnérabilité extérieure Les tensions politiques du mois de mars ont entraîné une diminution des réserves internationales de la Banque centrale mais pas d’hémorragie. Ces dernières ont certes diminué de USD 18 mds, entre mi-mars et fin mai 2025, mais demeurent à un niveau élevé en valeur absolue (USD 153 mds dont USD 69 mds en réserves de change) et restent satisfaisantes en mois d’importations. Elles se sont même redressées depuis mi-mai.
Au T1 2025, le déficit de la balance courante s’est néanmoins creusé (USD 4,5 mds par mois en moyenne contre 3,2 au T1 2024), principalement en raison des importations nettes d’énergie. Hors énergie et or [2] , le solde commercial et le solde courant sont restés en excédent. En cumul sur 12 mois, le déficit de la balance courante n’est que de USD 12,6 mds grâce notamment à un excédent de la balance touristique, qui se maintient au-dessus de USD 50 mds.
Avant mars 2025, le déficit courant était couvert par les investissements de portefeuille et une grande facilité de renouvellement de la dette des entreprises et des banques. Les investissements de portefeuille des non-résidents, en titres de dette souveraine et en actions, avaient atteint USD 70 mds à la mi-mars, le double par rapport au début 2024. Ils se sont retirés à partir du 19 mars, expliquant à la fois la baisse des réserves de change et la dépréciation de la livre. Cette hot money s’élevait encore à USD 50 mds le 25 mai dernier. Le taux de change est également vulnérable à l’évolution de la position de swaps de change des investisseurs offshore avec les banques domestiques (USD 30 mds) même s’ils ne se traduisent pas par une entrée de devises fortes [3] .
La hausse des droits de douane étatsuniens appliqués à la Turquie est substantielle, avec un taux effectif passé de 3,3% à 15,7% (moyenne pondérée par les exportations). Néanmoins, les exportations vers les États-Unis ne représentent que 8% des exportations totales, soit 1,3% du PIB. Même en supposant une élasticité-prix des exportations à destination des États-Unis supérieure à celle de l’ensemble des exportations (-1 versus entre -0,5 et -0,8 [4] ), l’impact ne serait que de -0,15 point de PIB. Certes, la Turquie est un exportateur important d’acier brut et de produits en acier pour lesquels les droits de douane ont été relevés de 25% à 50%.
Mais le marché américain ne représente que 7,5% des exportations de ces produits. La menace est surtout indirecte car les produits turcs entrent en concurrence avec les produits chinois, notamment sur le marché européen qui représente 41% du total des exportations de marchandises du pays. Sur ce marché, les exportateurs turcs n’ont pour l’instant pas perdu de parts de marché (à l’exception des produits textiles). Mais la forte appréciation du taux de change réel (+20% du début 2024 jusqu’en avril 2025), instrument majeur de la désinflation, risque de leur en faire perdre cette année.
Achevé de rédiger le 13 Juin 2025