Les messages envoyés par les marchés financiers et ceux de l’économie réelle peinent à s’harmoniser. La vigueur de la croissance économique, la faiblesse du chômage et une inflation contenue ont en effet été éclipsées par la montée des risques politiques et budgétaires, qui pèsent plus fortement sur la monnaie, le cours des actions et la courbe des taux. Les déroutes parlementaires de Lula, ses frictions avec la banque centrale et un interventionnisme plus marqué agitent les investisseurs, déjà ébranlés par d’importantes révisions de projections de taux d’intérêt aux niveaux mondial et local. Le défi pour la seconde moitié de l’année sera de renforcer la confiance des agents économiques et stabiliser leurs anticipations.
La consommation, dynamisée par la politique budgétaire
La lecture des données d’activité au premier semestre indique que les dépenses de consommation des ménages restent très dynamiques. La consommation – au centre des mesures de soutien à l’activité du gouvernement Lula et moteur principal de la croissance – s’appuie sur trois principaux leviers : i/ le rééchelonnement de la dette des ménages via le programme Desenrola[1], conçu pour éviter que le surendettement des années Covid ne vienne grever la consommation, ii/ la croissance des salaires, favorisée par le dynamisme du marché de l’emploi (baisse, une fois de plus, du taux de chômage en mai à 7,1%) et iii/ les programmes de transferts aux ménages (outre le règlement au T1 d’injonctions de paiement de l’État, ou precatorios, les dépenses de sécurité sociale et autres formes d’assistance sont passées de BRL 1 000 mds en 2021 à BRL 1 300 mds en 2024 à monnaie constante). Le levier du crédit – que Lula souhaite stimuler davantage – reste pour l’instant modeste et se heurte à l’interruption du cycle d’assouplissement monétaire. La constitution d’un fonds de garantie (FGO), dans le cadre du nouveau programme Acredite, devrait cependant permettre aux banques de fournir jusqu'à BRL 12 mds de crédits aux particuliers et aux entreprises.
Par ailleurs, l’investissement, qui avait renoué avec la croissance au T4-2023, s'est accéléré (+4,1% t/t et 2,7 en g.a au T1 2024). Signe d’une demande interne vigoureuse, les importations ont progressé plus rapidement que les exportations (6,5% vs 0,2% t/t respectivement au T1). Côté offre, la croissance dans les services est restée vive tandis que l’industrie a connu un léger déclin. En dépit d’une production céréalière en baisse, le secteur agricole a fait preuve de résilience, soutenu par la filière bovine et les récoltes de soja.
Les dégâts causés en mai par les fortes tempêtes et inondations dans près de 90% des municipalités de l’État de Rio Grande do Sul[2] devraient peser sur la croissance au T2 et réduire d’environ 0,2 pp le taux de croissance annuel du PIB. Le manque à gagner en termes de production agricole (l’État représente environ 70 % de la production nationale de riz et 48% de la production de blé et contribue à hauteur de 12% au PIB agricole national) et en termes de production de véhicules (les usines ont arrêté leur production, et les ventes de véhicules dans l'État ont
chuté de 64% en mai par rapport à avril) devrait toutefois être partiellement compensé par les efforts de reconstruction. L’activité devrait aussi profiter de la hausse des financements dans le secteur agricole (BRL 476 mds de crédits subventionnés dans le cadre du nouveau Plano Safra 2024/25, +7% en g.a) ainsi que du lancement d’une nouvelle initiative (Rota Quadrante Rondon) visant à développer les infrastructures aux frontières du pays afin de stimuler le commerce en Amérique du Sud.
Revirement de scénario sur les taux
Malgré une inflation contenue dans sa fourchette cible (3% +/-1,5pp), la dégradation plus marquée des anticipations d’inflation ces derniers mois a conduit la Banque centrale à interrompre, en juin, son cycle d’assouplissement monétaire, mettant ainsi un terme à 7 baisses consécutives du taux SELIC (baisse cumulée de 325 bps entre août 2023 et mai 2024). Les marchés n’anticipent désormais plus de baisse de taux cette année après avoir pourtant tablé sur une baisse terminale du taux directeur à 9% en début d’année (contre 10,5% actuellement).
Au-delà de l’évolution du contexte externe, la révision du scénario sur les taux brésiliens s’appuie surtout sur un triptyque de facteurs, affectant l’inflation anticipée.
Premièrement, les conditions pour stabiliser l’endettement public – qui a augmenté d’environ 20 points en 10 ans – semblent de moins en moins réunies. Lula souhaite maintenir un certain niveau de dépenses publiques mais peine à faire voter une hausse des recettes. Ses tentatives pour, notamment, s’attaquer aux niches fiscales ont été jusqu’alors infructueuses. Outre les révisions à la baisse des objectifs budgétaires sur la période 2024-2028, les marchés s’inquiètent de la montée des dépenses obligatoires (sécurité sociale, santé, éducation) et la retenue d’hypothèses de croissance optimistes dans le projet de loi d’orientation budgétaire. Les pertes fiscales et le surplus de dépenses engagées pour faire face aux catastrophes naturelles dans le sud du pays préoccupent également (déblocage de crédits extraordinaires, suspension du remboursement de la dette de Rio Grande do Sul au gouvernement fédéral pendant trois ans, lancement de Auxílio Reconstrução un programme destiné à transférer des fonds aux familles qui ont perdu leur maison, etc.). Au moment où la hausse des taux de marché en termes réels fait grimper les paiements d’intérêts, l’État parait moins en capacité de réduire un déficit qui pourrait se rapprocher de 7% du PIB cette année.
Deuxièmement, les marchés craignent une position plus conciliante du comité de politique monétaire (COPOM) à l’égard de l’inflation à horizon 2025 (période pendant laquelle Lula aura nommé la majorité des membres du COPOM). Cette crainte est alimentée par les tensions entre l’exécutif et la Banque centrale[3] mais aussi par la mémoire du passé : entre 2011 et 2016, la BCB, alors plus proche du Gouvernement, avait opté pour une baisse de son taux directeur dans un contexte de hausse des anticipations d’inflation, contribuant à accentuer certains déséquilibres macroéconomiques.
Troisièmement, les tensions plus persistantes que prévu par la BCB sur le marché du travail, laissent présager un biais plus durable sur l’inflation (notamment des services). Plusieurs signaux indiquent en effet que l’économie opère proche du plein emploi et donc par extension que l’écart entre PIB potentiel et PIB réel (ie. output gap) serait en réalité plus faible que postulé par la Banque centrale. Certains éléments tirés des comptes nationaux et de la balance des paiements semblent étayer cette thèse. La croissance rapide de la demande intérieure a conduit à une hausse des importations, dont le profil révèle les tensions actuellement à l’œuvre au sein de l’économie. Le creusement du déficit commercial en biens manufacturés traduit notamment la bataille que se livrent l’industrie et les services pour capter une main d’œuvre plus restreinte. Contrairement au secteur manufacturier (plus exposé à la concurrence internationale), les activités de services peuvent plus facilement répercuter la hausse des coûts unitaires du travail sur leurs prix. Pour répondre à une hausse de la demande interne, le secteur tertiaire bénéficie d’une plus grande flexibilité pour accroître son appareil productif. De fait, la croissance du PIB a été plus soutenue dans les services que dans le secteur manufacturier. S’il se confirme que l’économie est effectivement proche du plein emploi, cela pourrait limiter les perspectives de nouvelles baisses de taux au risque de provoquer une surchauffe de l’activité.
La bourse et la monnaie sous pression
Malgré les bons résultats économiques, le redressement du prix des matières premières, et l’attractivité relative des actions brésiliennes comparée à celle des autres émergents, la bourse et la monnaie subissent une correction importante depuis le début de l’année. Le principal indice boursier, B3 Ibovespa, a perdu près de 15% en dollar tandis que l’indice MSCI Emerging Markets a gagné 5%. Le fléchissement de la bourse, valorisée en dollar, est en partie imputable à la dépréciation du realqui a perdu plus de 12% contre le billet vert cette année – soit la 3e plus mauvaise performance au sein des émergents. Le real, qui a atteint son niveau le plus bas contre le dollar depuis la prise de fonction de Lula, subit les effets du renforcement de la monnaie américaine à la suite de l’évolution du scénario de taux aux États-Unis. Mais elle traduit aussi une réévaluation des risques politiques et budgétaires de la part des investisseurs locaux et étrangers. En particulier, les interférences du gouvernement auprès de grands groupes cotés tels que Petrobras ou Vale se sont accrues – dans le but d’influencer les stratégies d’investissement, d’altérer la politique de distribution de dividendes, d’orienter la politique de prix des carburants, et décider des nouvelles nominations – expliquent en grande partie les remous sur la monnaie et la place boursière ces derniers mois (d’autant que Vale et Petrobras pèsent, à eux deux, 25% de l’indice boursier[4]).
Ces interférences, conjuguées à l’attrait d’un meilleur rendement sur les marchés nord-américains, ont conduit à des cessions nettes de titres boursiers par les non-résidents (estimées à USD 6.6 mds de janvier à mai selon les données de l’IIF). Les non-résidents (à l’origine d’environ 55% du volume quotidien des transactions sur le marché boursier) ont été rejoints dans leur mouvement de vente par leurs homologues locaux. Ceux-ci ont de surcroit été attirés par la hausse des rendements des titres d’État sur le marché obligataire[5]. Ce phénomène, familier de l’économie brésilienne, tend à détourner l’épargne privée vers les emprunts d’État, réduisant le financement disponible pour les entreprises.
Achevé de rédiger le 5 juillet 2024