« Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche en 2025, les États-Unis ont massivement augmenté leurs droits de douane. Dès lors, les flux commerciaux vers les Etats-Unis sont perturbés mais la dynamique du commerce mondial en est-elle affectée ? Et surtout, nous dirigeons-nous vers une recomposition majeure du commerce mondial ? Bienvenue dans ce nouvel épisode d’En Eco dans le texte, le podcast des Études Économiques de BNP Paribas. »
Anis Bensaidani : Aujourd’hui, on parle d’un sujet qui a fait vaciller les marchés au mois d’avril : l’offensive tarifaire menée par les États-Unis en 2025. Le changement est majeur. Prenons deux exemples. automobile allemand. Vous exportez les trois-quarts de votre production. Cela fait déjà quelques temps que vos parts de marchés sont en baisse vers la Chine, mais vous aviez un relai de croissance aux États-Unis, où jusqu’en 2024, vos voitures n’étaient que très peu taxées. Mais en 2025, l’instauration de droits de douane à 15% sur l’automobile bouleverse cette dynamique Résultat ? Vous tentez de vous tourner vers d’autres débouchés, mais ces derniers manquent et vous devez réduire votre production. Deuxième exemple : vous êtes un exportateur de matériel électrique chinois. Le marché américain devient plus incertain, avec des droits de douane qui ont augmenté de 30%, mais contre toute attente vos exportations résistent bien. Non seulement, elles ne s’effondrent pas vers les États-Unis, mais elles continuent d’augmenter vers les autres zones. Je suis Anis Bensaidani, économiste, et je vais discuter de la reconfiguration du commerce international avec Stéphane Colliac et Guillaume Derrien, économistes au sein du pôle économies avancées des études économiques du groupe BNP Paribas. Stéphane, pouvez-vous nous faire un rappel synthétique des évènements des derniers mois ?
Stéphane Colliac : Depuis le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, les États-Unis ont augmenté massivement leurs droits de douane, d’abord en avril puis cet été, avec des ciblages tant nationaux que sectoriels. Par conséquent, le tarif effectif moyen est passé de près de 2% en 2024 à près de 6 fois plus désormais. Les conséquences sont significatives du fait de l’importance des États-Unis qui sont la destination finale de 15% des exportations mondiales de biens.
Anis Bensaidani : Pourquoi les États-Unis ont-ils pris ces mesures ? Et quels sont les secteurs les plus touchés ?
Stéphane Colliac : Le premier objectif est de réduire le déficit commercial des États-Unis et de dégager des ressources nouvelles pour financer le déficit budgétaire. Les États-Unis utilisent ainsi leur poids économique, s’agissant d’un marché dont les autres pays ne peuvent bien souvent pas se passer. L’accroissement des droits de douane vise à réduire un écart de compétitivité et s’accompagne d’incitations pour développer la production aux États-Unis. Tout ceci, dans des secteurs stratégiques, automobile, acier, aluminium et pharmacie. Ainsi, les importations de véhicules diminuent déjà aux États-Unis.
Anis Bensaidani : Quelles sont les conséquences immédiates de ces hausses massives de droits de douane sur le commerce international ? Comment les entreprises réagissent-elles, Guillaume ?
Guillaume Derrien : Les conséquences sont multiples. La première, c’est la volatilité très forte que ces mesures ont générées sur les échanges mondiaux dans les semaines qui ont précédé et suivi l’annonce des tarifs réciproques le 2 avril : on a observé un bond des exportations au T1, suivi d’un repli au T2, avec par ailleurs des effets sectoriels très marqués : parmi les secteurs les plus importants, on note un net repli dans l’automobile, et à l’inverse une hausse significative dans le secteur pharmaceutique.
Le choc tarifaire américain a aussi mis en évidence, et c’est surement la dynamique la plus marquante, la résilience des flux commerciaux mondiaux. Si les importations ont connu un repli au T2 aux États-Unis, elles sont en hausse dans la plupart des autres régions du monde, que ce soit en Europe où on observe une augmentation de +2,5% au T2), au sein de l’Asean ou encore en Amérique latine.
Les flux commerciaux affectés par les nouveaux tarifs américains ne concernent que 9% du commerce mondial. Ce dernier a ainsi pu poursuivre sa marche en avant et sa croissance se fait toujours à un rythme pour l’instant assez comparable à 2024.
Anis Bensaidani : On comprend bien, en creux, que cette recomposition rapide des échanges mondiaux ne s’est pas opérée de la même façon selon les pays/régions. Est-ce que ce constat est vrai ?
Guillaume Derrien : Bonne question. Ce qu’on constate en effet, c’est que la dynamique des exportations en provenance d’Asie est restée particulièrement soutenue cette année, et ce malgré des droits de douane américains relativement prohibitifs. La Chine est parvenue à rediriger de façon remarquable une partie de ses exportations des États-Unis vers l’Europe, où la structure de la demande est sensiblement similaire aux États-Unis, et vers ses partenaires asiatiques. À l’inverse, les pays européens fortement dépendants du marché américain – l'Allemagne, le Royaume-Uni (je mets à part le cas de l’Irlande) ne sont pas parvenus à générer de nouveaux débouchés suffisant pour compenser la baisse de la demande américaine.
Mais ces évolutions s’expliquent également par des facteurs structurels, et notamment le boom des investissements dans l’IA dont profite à plein régime plusieurs pays asiatiques, notamment Taiwan et la Corée du sud. À noter au passage que ces produits ne sont pas touchés, pour l’heure, par les tarifs américains ; certains secteurs résistent donc mieux que d’autres.
Anis Bensaidani : Stéphane, peut-on distinguer des secteurs et pays qui tirent donc moins bien leur épingle du jeu ? Et ces problématiques pourraient-elles s’aggraver ?
Stéphane Colliac : On peut mentionner tous les pays et les secteurs pour qui les États-Unis sont un débouché majeur et sans possibilité d’en trouver d’autres à court terme. Du côté des pays, le Canada, dont les exportations de biens ont d’ores et déjà diminué au 1er semestre 2025 et, à un moindre degré, l’Allemagne en sont de bons exemples.
Du point de vue des secteurs, l’automobile, la métallurgie sont les plus pénalisés. D’autres pourraient malheureusement suivre. L’opportunité de tarifs sectoriels continue d’être étudiée aux États-Unis, sur des produits stratégiques comme la pharmacie et les semi-conducteurs. Ensuite, la Cour suprême doit se prononcer sur la légalité des tarifs réciproques : un jugement défavorable à l’administration se répercuterait par une compensation sous la forme de nouveaux tarifs sectoriels. Enfin, il n’existe toujours pas d’accord formel entre les États-Unis et la Chine et, au-delà des relations commerciales entre les deux grandes puissances mondiales de nouveaux conflits commerciaux peuvent émerger.
Anis Bensaidani : Face à ces risques, quel est votre scénario pour le futur à court et moyen terme ? Un mot Guillaume ?
Guillaume Derrien : L’incertitude reste élevée. Toutefois on peut relever que le libre-échange, même attaqué par les mesures de l'administration Trump, conserve de solides fondations. Les réactions qu’on observe depuis le retour de Donald Trump en 2025, sont certes en partie des mesures de rétorsion (on peut citer bien évidemment les restrictions sur l’export de certains matériaux je note que les rapprochements commerciaux se sont multipliés ces derniers mois dans le but de diversifier les débouchés ou encore de renforcer ceux qui préexistaient : l’Union européenne vient par exemple de confirmer un accord avec le Mercosur, et d’en sceller un avec l’Indonésie, qui doivent encore être ratifiés par le parlement européen et la majorité des Etats membres.
Cette situation constitue aussi une incitation au renforcement des politiques d’autonomie stratégique, qui représentent aussi des leviers de croissance interne. La mise en œuvre d’un effort de défense commun en Europe produit déjà ses effets.
Anis Bensaidani : Un mot de conclusion peut-être, Stéphane, dans cette reconfiguration des liens commerciaux ?
Stéphane Colliac : On peut tracer un continuum entre différentes mesures décidées ces dernières années dans les grands pays. Chacun cherche à développer sa production locale, afin de limiter les importations. C’était l’objet du plan China 2025. C’est également celui des droits de douane américains. L’heure est, ainsi de façon croissante, au développement du marché domestique. Davantage protégé, mais davantage subventionné également. Et alors que son déficit commercial avec la Chine ne cesse de croitre l’Union Européenne, et en particulier l’Allemagne, doit prendre davantage d’initiatives afin de se doter des instruments qui permettent de faire face à la concurrence globale tel qu’elle s’exerce aujourd’hui. Se protéger, lorsque les prix pratiqués, notamment par la Chine, sont trop bas, développer le marché intérieur et une offre compétitive en réduisant les barrières internes, tout en restant ouvert sur le Monde afin de bénéficier de nouveaux débouchés là où ils se trouvent.
Anis Bensaidani : Pour résumer, disons que les tarifs américains ont bouleversé les flux commerciaux, mais le monde s’adapte. La Chine et l’Asie émergente en profitent, tandis que le centre de gravité du commerce mondial risque de s’éloigner encore un peu plus des États-Unis. Une chose est sûre : le commerce mondial ne s’arrête pas de tourner, il se réinvente.
Anis Bensaidani : Merci Stéphane et Guillaume pour cet échange passionnant. Merci également à nos auditeurs de nous avoir suivis, nous allons continuer d’observer les évolutions du commerce international à l’heure Trump et nous vous invitons à consulter nos analyses sur le site des Études Économiques de BNP Paribas.
Nous vous recommandons particulièrement notre nouveau numéro d’EcoPerspectives, une publication consacrée aux économies avancées où nous faisons la part belle aux reconfigurations du commerce mondial.
Tous les liens sont en description.
À très bientôt pour un nouveau numéro d’En Eco dans le texte.
Publication :
EcoPerspectives — Économies Avancées | 3e trimestre 2025 – Etudes Economiques – BNP Paribas