L’économie allemande est en train d’opérer un virage stratégique, avec l’augmentation de la dépense publique, susceptible de modifier en profondeur son modèle. Ce tournant permettrait de relancer l’investissement des entreprises et la consommation des ménages, et réduire la dépendance du pays aux exportations. La stabilité du PIB au T3 2025 témoigne de cette dualité : la hausse de la dépense publique et de l’investissement privé compense le recul des exportations, qui se poursuit. Après 0,3% en 2025, la croissance de l’Allemagne accélèrerait nettement en 2026 (1,4%) et 2027 (1,5%), la dynamique se diffusant progressivement au secteur privé. La hausse de la dette publique devrait rester contenue et limitée dans le temps. Plusieurs défis structurels devront toutefois être relevés afin que le manque de main-d’œuvre et la stagnation de la productivité n’entravent pas la relance. Les dépenses sociales, qui soutiennent actuellement la croissance, devront être rationalisées afin d’assurer la soutenabilité budgétaire, tandis que la maîtrise de l’inflation, encore supérieure à la moyenne européenne, demeure indispensable pour prévenir une perte de compétitivité.
Une accélération de la croissance en deux temps La croissance allemande est restée ambivalente en 2025. Son principal moteur a été la dépense publique, en particulier la consommation publique, via les dépenses sociales et des collectivités locales. Sur les trois premiers trimestres, l’investissement public a progressé de +3,2% a/a, tiré par les dépenses en machines et équipements (+13% a/a), même si cela part d’un niveau bas, de sorte que la contribution à la croissance du PIB n’est que de 0,1 point. À l’inverse, la consommation privée et les exportations sont restées mal orientées en 2025, ces dernières étant particulièrement pénalisées par une chute des flux vers les États-Unis. La détérioration des débouchés à l’exportation pèse sur le secteur industriel ; le taux d’utilisation des capacités de production encore très bas en témoigne. Malgré ces tensions, le PIB aura cessé de se contracter en net, enregistrant +0,3% en 2025 (après -0,7% et -0,5% en 2023 et 2024).
CROISSANCE ET INFLATION (MOYENNE ANNUELLE)
Des prémices d’une amélioration dans le secteur privé sont même apparues. Selon l’enquête IFO, 8 secteurs industriels sur 21 enregistrent un rebond ou une expansion en octobre (contre 2 fin 2024) et l’investissement privé en machines et équipements croît au T3 (+0,6% t/t, après une contraction de 11 % sur deux ans). Cette amélioration devrait se prolonger en 2026, grâce à la baisse des taux d’intérêt et aux incitations fiscales (amortissement accéléré réduisant l’impôt sur les sociétés des entreprises qui investissent)[1] .
ALLEMAGNE : ÉVOLUTION DU PIB ET DE SES COMPOSANTES
Le T4 2025 constituerait le point de départ d’une croissance plus forte, grâce à l’adoption du budget 2025 qui ouvre la voie aux investissements publics. En 2026 et 2027, l’activité devrait bénéficier de la montée en puissance de l’effort de réarmement et d’infrastructure, ainsi que d’une évolution plus favorable de l’emploi et du pouvoir d’achat des ménages voir notre récente analyse , augurant d’un rebond de la consommation des ménages (que nous projetons à + 1,6 % en 2026). La croissance du PIB dépasserait ainsi 1% pour la première fois depuis 2018 (hors rebond post Covid), avec 1,4% en 2026 et 1,5% en 2027.
Le marché du travail : un levier qui risque de se heurter au plein-emploi Le chômage a progressivement quitté son point bas de 3%, atteint en 2023, pour s’établir à 3,8% en octobre (selon Eurostat). Ainsi, le pays s’est modérément éloigné du plein-emploi en raison des destructions dans l’industrie (-320 000 par rapport au T4 2019) et la construction (-210 000), tandis que les créations d’emplois sont restées concentrées dans les services (+310 000).
Le vivier mobilisable atteint environ 300 000 postes potentiels, ce qui permettra d’alimenter une croissance non inflationniste au moins jusqu’à fin 2026. Il permettrait d’accompagner les reconversions industrielles, nécessaires à la production de matériel militaire dont nous avions estimé le potentiel élevé, voir l’étude .
Toutefois, cette fenêtre demeurerait brève : le taux de chômage devrait reculer à 3,6 % en 2026 puis à 3 % en 2027, renouant avec les tensions du plein-emploi. Si la part des industriels confrontés à une pénurie de main-d’œuvre est passée de 33 % à 8 % en trois ans, les tensions persistent dans d’autres branches : 18 % des entreprises de services et de la construction – en baisse de 10 et 3 pp respectivement – signalent encore des manques de personnel. Le retour relativement rapide de ces pénuries appelle donc des réformes rapides, en agissant notamment sur le taux d’emploi des personnes en âge de travailler, afin de limiter leurs effets négatifs.
Une désinflation inachevée mais qui devrait progresser Alors que l’Allemagne a enregistré une inflation supérieure d’environ?5?points à celle de la France et de l’Italie depuis 2021, l’inflation harmonisée a atteint 2,6 % a/a en novembre (+0,7 pp par rapport à juillet, 0,5 pp au-dessus de la moyenne de la zone euro). Après plusieurs mois de baisse, les prix de l’énergie se stabilisent, tandis que l’inflation sur les services persiste.
Cette évolution a rapproché les courbes de l’inflation et des salaires, les rémunérations ayant progressé de 2,8% a/a au T3 2025. Malgré cette hausse, le salaire moyen reste environ 12 points en dessous de son niveau précédant l’épisode inflationniste (en termes réels), ce qui pénalise la confiance et la consommation des ménages.
La désinflation devrait néanmoins repartir : l’inflation diminuerait de 1 pp d’ici mai 2026, notamment dans les services (dont la persistance sur le chiffre a/a provient notamment de la dissipation d’effets de base). En parallèle, les salaires devraient mieux résister sous l’effet de tensions résiduelles sur la main-d’œuvre dans certains services, des recrutements publics liés au réarmement et de la hausse programmée du salaire minimum en 2026 et 2027 (+8 % en 2026, +5 % en 2027 pour atteindre 14,60€/h).
Pour autant, la parenthèse d’une inflation sous les 2% se refermerait en 2027 (prévision à 2,3%) du fait des tensions salariales résultant du retour au plein-emploi. Enfin, un ancrage durable de l’inflation à un niveau plus faible supposerait une correction des coûts énergétiques qui restent nettement supérieurs aux standards de la zone euro, et dont le récent recul a été moins marqué qu’ailleurs.
Vers une augmentation maîtrisée de la dette publique La réforme budgétaire engagée par le gouvernement repose sur deux volets distincts. Le premier est un plan pluriannuel, déployé sur dix ans, dérogeant à la règle du frein à l’endettement pour financer les investissements en infrastructures et dans la défense. Le second est le budget fédéral, qui reste pleinement soumis à cette règle et doit donc compenser toute dépense nouvelle par des économies. Or, les mesures en faveur de la transition bas carbone (notamment le rétablissement d’un bonus automobile pour un coût d’environ EUR 3 mds) et la pression liée au vieillissement démographique (hausse attendue des dépenses de retraite et de santé) accroîtront les charges publiques.
ALLEMAGNE : ÉVOLUTION DE LA DETTE PUBLIQUE ET SOLDE BUDGÉTAIRE
Si les recettes fiscales devaient bénéficier du rebond anticipé de la croissance, plusieurs mesures de soutien à l’activité et à l’industrie (amortissement dégressif accéléré suivi d’une baisse de l’impôt sur les sociétés, subventions aux prix et réduction des taxes sur l’électricité pour l’industrie) contribueraient à limiter leur hausse. Cette combinaison devrait creuser le déficit primaire (à -2,8 % en 2025 selon nos prévisions, -3,1 % en 2026 et -2,7 % en 2027, contre -1,6% en 2024, voir Allemagne : vers une augmentation maîtrisée de la dette publique ), tandis que les financements extrabudgétaires, via les fonds spéciaux (près de EUR 230 mds entre 2025 et 2027), amplifieront encore le recours à la dette, renchérissant les taux souverains (2,8 % au 5 décembre 2025, contre une moyenne de 2,3 % en 2024) et donc la charge d’intérêts (+0,3 pp d’ici 2027 selon nos estimations). L’ensemble entraînerait un relèvement progressif du ratio de dette publique sur PIB, qui devrait atteindre 67,5 % du PIB en 2027 (vs. 62,4 % au T2 2025).
Si le déficit budgétaire devrait se creuser jusqu’en 2027, une consolidation budgétaire permettrait de le réduire par la suite. Toujours soumis à la règle du frein à l’endettement, le gouvernement cherchera donc vraisemblablement à ramener le déficit public autour de 3 % du PIB d’ici la fin de la mandature, en 2029.
La demande intérieure devrait compenser la perte de débouchés à l’exportation Le modèle de croissance allemand a longtemps reposé sur les exportations, qui représentaient encore 41% du PIB en 2024, un poids nettement supérieur à celui observé dans des pays de même taille (plus proche d’un tiers du PIB en Italie ou en France). Si les débouchés externes sont moindres, sous l’effet de la concurrence chinoise et du choc tarifaire américain, la demande locale prend encore insuffisamment le relai (malgré des signes positifs, comme la croissance des nouvelles immatriculations en 2025, notamment de véhicules électriques). Les exportations de biens et services continuent pendant ce temps de se contracter (-0,7% t/t). Le déficit vis-à-vis de la Chine se creuse, tandis que les exportations allemandes sont également grignotées sur les marchés tiers. En parallèle, les tarifs douaniers imposés par l’administration Trump ont accentué la pression sur le secteur automobile. Ainsi, après un sursaut au T1, lié à des achats anticipés américains, le recul des ventes vers les États-Unis au T2 et au T3 y a été supérieur, et l’effet net a donc été négatif.
L’UE pourrait jouer un rôle d’amortisseur dans les prochains trimestres : l’intensification des échanges internes à la région a d’ores et déjà limité la dégradation. Le rebond de la croissance attendu en zone euro spécifiquement, qui devrait également provenir d’autres pays dont la France et l’Italie, devrait bénéficier aux exportateurs allemands. Toutefois, il est probable que le redressement de la croissance allemande s’accompagne également d’une augmentation des importations : l’excédent sur les biens et son pendant, l’excédent courant, devraient donc continuer de se réduire, et atteindre environ 4 points de PIB à l’horizon de la fin 2027 (vs. 5,7% en 2024, 7,9% en 2019).
Achevé de rédiger le 5 décembre 2025