Eco Conjoncture

Europe du Sud : la norme comptable IFRS 9 à l’épreuve de la pandémie de Covid-19

01/06/2021

Le coût du risque[1] des systèmes bancaires espagnol, italien et portugais a fortement augmenté en raison de la pandémie de Covid-19. Les dotations aux provisions pour dépréciation enregistrées en 2020 ont été d’autant plus importantes que le modèle de dépréciation des actifs financiers de la norme comptable IFRS 9 Instruments financiers[2] suit une approche prospective. Les banques ont ainsi comptabilisé, à ce stade du choc économique, des provisions supplémentaires plus importantes que si le modèle de dépréciation avait suivi, comme cela était le cas avec la précédente norme comptable IAS?39, une approche fondée sur un simple décompte de jours d’arriérés de paiement. De surcroît, les banques peuvent avoir été amenées à enregistrer des dotations aux provisions pour dépréciation pour des actifs financiers qui ne se retrouveront jamais en situation de défaut. In fine, des provisions pour dépréciations excessives ne vont pas seulement servir à couvrir des pertes futures, elles risquent également de contraindre le crédit bancaire, dont celui qui aurait permis à certains débiteurs de faire face à des difficultés qui n’auraient été que temporaires grâce à lui. Les modalités d’application d’IFRS 9 sont donc primordiales en période de choc économique car elles conditionnent l’ampleur de l’augmentation du coût du risque.

Applicable pour les exercices ouverts à compter du 1er janvier 2018 (hors période de transition), la norme comptable IFRS 9 et ses principes ont été mis à l’épreuve par la pandémie de Covid-19. Avec prudence et sous réserve d’un maintien sous contrôle de la situation sanitaire, plusieurs enseignements peuvent déjà être tirés de cette première application d’IFRS 9 dans un contexte de choc exogène majeur. L’augmentation du coût du risque des banques d’Europe du Sud a été d’autant plus importante qu’elles étaient plus largement tournées vers des activités de détail (collecte de dépôts et prêts à la clientèle de particuliers et de PME). Toutefois, les lignes directrices du Mécanisme de surveillance unique (Single supervisory mechanism – SSM) et de l’Autorité bancaire européenne (European banking authority – EBA) ont permis de limiter, dans une certaine mesure, l’augmentation du coût du risque. En effet, une application mécanique du modèle de dépréciation des actifs financiers de la norme comptable IFRS 9 aurait conduit à une hausse encore plus importante du coût du risque. Finalement, les banques espagnoles, italiennes et portugaises disposent d’une capacité globale d’absorption des pertes inédite tandis que leurs ratios de prêts non performants (PNP) pourraient ne pas augmenter autant que lors des précédentes crises.

Le modèle d’activité des banques d’Europe du Sud amplifie l’augmentation de leur coût du risque

La détérioration de la situation économique et de la solvabilité des débiteurs des banques ont conduit ces dernières à comptabiliser des provisions pour dépréciations supplémentaires afin de couvrir des pertes à venir. Cette augmentation du coût du risque a été accentuée par l’approche prospective du modèle de dépréciation des actifs financiers d’IFRS?9. Elle a été d’autant plus importante pour les banques espagnoles, italiennes et portugaises qu’elles sont fortement orientées vers les activités de prêts, notamment, aux sociétés non financières dont celles qui ont été le plus durement affectées par les effets économiques de la crise sanitaire.

Doublement du coût du risque en 2020

Les banques ont anticipé la détérioration de la situation

COÛT DU RISQUE TRIMESTRIEL DES PLUS GRANDES BANQUES D’EUROPE DU SUD (EN % DU PRODUIT NET BANCAIRE)

Les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 se sont traduites en 2020, notamment, par une baisse du PIB très prononcée en Espagne (-11%), légèrement moindre en Italie (-8,9%) tandis que le Portugal se positionnait dans une situation intermédiaire (-9,7%). Ce puissant choc exogène a conduit à une détérioration, temporaire dans le meilleur des cas, de la situation des entreprises et des ménages. Afin d’être en mesure de faire face aux pertes à venir, les banques ont comptabilisé des dotations aux provisions supplémentaires. Le coût du risque bancaire a ainsi approximativement doublé en 2020 en Espagne (+102,8%, à EUR 36 mds) et au Portugal (+97,8%, à 2,5 mds). Il a même été multiplié par plus de 2,5 en Italie (+153%, à EUR 10 mds)[3]. Ces montants demeurent néanmoins, en moyenne pondérée, plus de trois fois inférieurs à ceux observés lors du précédent pic (EUR 97 mds en Espagne en 2012, EUR 51 mds en Italie en 2013 et EUR 6 mds au Portugal en 2011[4]). Notons que 77% de la hausse du coût du risque observée en Espagne au deuxième trimestre 2020 (cf. graphique 1) était imputable à un ajustement de EUR 12,6 mds de la valeur des écarts d’acquisitions (goodwill[5]) et des actifs d’impôt différé (deferred tax assets[6]) de Banco Santander. Le pic du coût du risque en Espagne serait néanmoins bien intervenu à cette même période en retirant du coût du risque agrégé certains de ces éléments exceptionnels. Le fait que le pic se produise également au deuxième trimestre 2020 au Portugal tend à souligner que les banques de ces pays ont fortement augmenté leurs dotations aux provisions pour dépréciation en anticipant la détérioration de la situation économique et de celle des débiteurs. Le système bancaire italien a enregistré une augmentation plus progressive de son coût du risque durant l’année 2020. Cela suggère que les banques italiennes ont fait un plus large usage de la marge d’appréciation laissée à leur discrétion par la norme comptable IFRS 9 (cf. infra).

Hausse de l’encours des prêts détériorés mais sains, baisse de l’encours des prêts douteux

Le modèle de dépréciation des actifs financiers de la norme comptable internationale IFRS 9 est fondé sur la reconnaissance des pertes de crédit attendues (expected credit losses). À la différence de la précédente norme comptable (IAS?39 Instruments financiers : comptabilisation et évaluation), qui reposait uniquement sur la reconnaissance des pertes de crédit encourues (incurred credit losses) et le décompte de jours d’arriérés de paiement, la matérialisation d’un évènement de crédit, qui indiquerait objectivement une détérioration de la qualité d’un actif financier, n’est plus une condition nécessaire pour enregistrer des dotations aux provisions pour dépréciation. Avec IFRS?9, ce ne sont pas les défauts en eux-mêmes qui déclenchent la comptabilisation de provisions pour pertes mais la simple anticipation de ces dernières (qui précède, en règle générale, assez sensiblement le défaut).

Dès lors que les banques estiment que le risque de crédit associé à un actif financier a augmenté significativement depuis sa comptabilisation initiale (octroi ou achat, par exemple), elles doivent comptabiliser des provisions pour dépréciations supplémentaires. De ce fait, l’amorce d’un choc économique est de nature à accroître fortement, dans un premier temps, le coût du risque des banques afin de leur permettre de couvrir, dans un second temps, une éventuelle détérioration avérée de la qualité de leurs actifs financiers. Cette augmentation sera d’autant plus importante que le choc est sensible et qu’il n’a pas, ou mal, été anticipé (choc exogène, comme l’est, en l’occurrence, la pandémie de Covid-19).

Dans le référentiel comptable IFRS 9, un actif financier dont le risque de crédit a augmenté de manière importante depuis sa comptabilisation initiale est transféré de la phase 1 (actif sain) à la phase 2 (actif détérioré) ou à la phase 3 (actif déprécié), le cas échéant. À mesure que la qualité de l’actif financier se dégrade, des provisions pour dépréciations supplémentaires doivent être comptabilisées. En cas de réduction significative du risque de crédit, des reprises sur provisions de même ampleur que les dotations comptabilisées lors la hausse seront enregistrées. Cette approche symétrique d’IFRS 9 se distingue de celle d’IAS39, car la reprise sur provisions était également possible dans ce dernier référentiel comptable mais elle ne concernait que les actifs en situation de défaut pour lesquels le montant de la perte avait été finalement surestimé.

VENTILATION DES ACTIFS PAR PHASE D’IFRS 9 DANS LES TROIS PAYS

La baisse de l’encours des actifs en phase 3 entre le quatrième trimestre 2019 et le quatrième trimestre 2020 (7,5% en Espagne et 10,2% au Portugal) était d’autant plus grande que l’augmentation de l’encours des actifs en phase 2 était elle-même importante (respectivement, 19,1% et 22,8%). En Italie, la baisse de l’encours des actifs en phase 3 a même été deux fois supérieure (21,6%) à celle observée dans la péninsule ibérique tandis que l’augmentation de l’encours des actifs en phase 2 était trois fois supérieure (67,7%). Au-delà de la poursuite de l’assainissement des bilans bancaires qui a contribué à la baisse de l’encours des actifs financiers en phase3, la divergence de trajectoire entre ces derniers et ceux en phase2 suggère que l’augmentation du coût du risque des banques d’Europe du Sud a bien été amplifiée par l’approche prospective d’IFRS9. L’approche passive antérieure, fondée sur les pertes encourues, aurait probablement conduit à une augmentation moins importante de l’encours des actifs en phase 2. L’écart avec le précédent référentiel comptable est encore plus important puisque la phase 2 n’existait même pas avec IAS39. Les rapports financiers des banques d’Europe du Sud tendent à soutenir globalement cette interprétation[7]. Finalement, l’approche prospective d’IFRS9 a conduit la part des actifs en phase2 dans le total des encours de prêts à s’élargir jusqu’au quatrième trimestre 2020 (7,1% en Espagne, 13,7% en Italie et 11,6% au Portugal, cf. graphique 2).

Les activités de détail exposent davantage les banques à une hausse de leur coût du risque

Le coût du risque des banques d’Europe du Sud est historiquement élevé en raison de leur modèle d’activité

Les dispositions d’IFRS 9 relatives aux dépréciations s’appliquant aux actifs financiers comptabilisés à leur coût amorti (prêts bancaires), ou à leur juste valeur par les fonds propres[8] (par exemple, une obligation d’entreprise dont la détention n’est que temporaire), les banques plus largement tournées vers les activités de détail tendent à présenter intrinsèquement un coût du risque plus élevé que celui des banques plus diversifiées.

Entre 2017 et 2019, les prêts à la clientèle de détail atteignaient, en moyenne, une proportion de l’ordre de 60% des bilans bancaires dans les trois pays (60% en Espagne, 58% en Italie, et 62% au Portugal). Durant cette même période, les niveaux du coût du risque, normé par les actifs totaux, présentaient une plus grande disparité : plus élevé au Portugal (0,60% en moyenne) et en Espagne (0,55%), tandis qu’il restait plus contenu en Italie (0,38%). En comparaison, les quinze plus grands groupes bancaires de la zone euro, qui sont essentiellement des banques diversifiées, dont trois espagnoles et deux italiennes, affichaient des ratios nettement plus faibles : les prêts à la clientèle de détail représentaient, en moyenne entre 2017 et 2019, 51% de leur actif total pour un coût du risque normé de 0,22%[9].

Plus récemment, en 2020, le coût du risque normé par l’actif total des banques espagnoles et, dans une moindre mesure, celui des banques portugaises et italiennes était sensiblement plus élevé qu’observé en moyenne entre 2017 et 2019 (respectivement, 1,01%, 0,74% et 0,71%). Il demeurait, en outre, supérieur à celui des quinze plus grandes banques de la zone euro précitées (0,44% en 2020).

Ces écarts entre les ratios des différents systèmes bancaires tendent à souligner que, lors des chocs qui affectent principalement les sociétés non financières et les ménages, l’augmentation du coût du risque est d’autant plus importante que les banques sont exposées à ces clientèles. Finalement, l’augmentation relative du coût du risque pourrait être encore plus importante pour les plus petites banques, car il s’agit généralement de banques de détail « pures » (non considérées dans notre échantillon).

Les systèmes bancaires d’Europe du Sud sont particulièrement exposés aux secteurs les plus affectés par la crise sanitaire

L’octroi de nouveaux prêts, sains par définition mais qui impliquent néanmoins la comptabilisation de provisions pour pertes dans le référentiel comptable IFRS 9, contribue, bien que de façon marginale, au coût du risque bancaire.

PRODUCTION NOUVELLE MENSUELLE CUMULÉE SUR 12 MOIS DE CRÉDITS AUX SOCIÉTÉS NON FINANCIÈRES (EUR MDS)

Ainsi, les sociétés non financières (SNF) qui ont fortement tiré sur leurs lignes autorisées de crédit de trésorerie au commencement de la crise sanitaire (cf. graphique 3) ont contribué à la hausse du coût du risque. La production nouvelle cumulée sur 12 mois de crédits aux SNF a atteint en juin 2020 des niveaux inédits depuis 2015 en Espagne (EUR 397 mds) et au Portugal (EUR 37 mds). Avant de baisser, ils demeuraient toutefois très largement inférieurs aux pics historiques (EUR?1 022 mds en 2007 en Espagne et EUR 67 mds en 2008 au Portugal). Le système bancaire italien se distingue une nouvelle fois des deux systèmes bancaires ibériques puisque la production nouvelle de prêts aux SNF (EUR 496 mds en février 2021) ne montre, pour l’instant, pas de signe de tassement et se rapproche ainsi de son pic à EUR 682 mds de 2009.

EXPOSITION PAR PAYS AUX BRANCHES LES PLUS AFFECTÉES PAR LA PANDÉMIE DE COVID-19 (EN % DU TOTAL DES PRÊTS AUX SNF)

La hausse du coût du risque dépend aussi du niveau d’exposition des banques aux branches d’activité les plus fortement affectées par les mesures de restrictions sanitaires, et plus particulièrement, les fermetures administratives[10]. Ces dernières ont accentué (lorsqu’elles ne les ont pas créées) les difficultés de certains débiteurs. La forte exposition aux branches les plus affectées par les conséquences économiques de la crise sanitaire des systèmes bancaires d’Europe du Sud contribue donc à expliquer l’ampleur de l’augmentation de leur coût du risque. Elle s’est, de surcroît, accrue depuis le début de la pandémie de Covid-19 tandis qu’elle s’est réduite, en moyenne, dans le reste de l’Union européenne (cf. graphique 4). La Banque d’Espagne suggère que l’augmentation de l’encours des prêts aux sociétés non financières pourrait notamment être une conséquence du déploiement des mesures de soutien public qui ont plus largement concerné les branches d’activité les plus affectées par la pandémie[11]. Ces mesures de soutien public n’ont toutefois pas suffi à compenser les effets sur le coût du risque de l’augmentation du risque de crédit imputable à la pandémie de Covid-19. Enfin, la situation des sociétés non financières elles-mêmes était globalement plus fragile à l’orée de la crise sanitaire qu’elle ne l’était juste avant les précédents retournements conjoncturels, ce qui a pu renforcer l’augmentation du coût du risque [12].

Les mesures de restrictions sanitaires ont également pesé sur la solvabilité des ménages. Néanmoins, les prêts accordés à ces derniers sont plus largement composés de prêts à l’habitat : leur part dans l’encours total des prêts aux ménages[13] était, en 2020 et en moyenne, particulièrement élevée au Portugal (79%) et en Espagne (73%), tandis qu’elle l’était légèrement moins en Italie (61%). Or, les activités immobilières, qui étaient à l’origine des retournements conjoncturels précédents en Europe du Sud, ne comptent, pour l’heure, pas au nombre des branches d’activité les plus fortement affectées par les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19. De plus, le risque de défaut des emprunteurs immobiliers est, en général, plus modéré que celui des emprunteurs au titre du crédit à la consommation, par exemple. La procédure de sélection des dossiers implique que les prêts à l’habitat soient généralement octroyés à une population d’emprunteurs moins exposée, en moyenne, au risque de chômage que l’ensemble de la population. La présence quasi systématique de garantie hypothécaires permet, de surcroît, de limiter le montant des pertes de crédit attendues, et donc le coût du risque qui pourrait être imputable à cette clientèle (en l’absence, naturellement, de baisse significative de la valeur des biens immobiliers apportés en garantie).

L’approche prospective d’IFRS 9 exacerbe l’augmentation du coût du risque

La norme comptable IFRS 9 repose sur un ensemble de principes qui confèrent aux banques une certaine marge d’appréciation lors du calcul du coût du risque (cf. encadré 1) pour chacune d’elles. Une application excessivement mécanique d’IFRS 9 aurait pu avoir pour conséquence de contraindre le crédit bancaire au moment où les débiteurs en avaient le plus besoin. Dans cette même perspective, les gouvernements des pays d’Europe du Sud ont mis en œuvre différentes mesures de soutien qui, pour certaines, ont bénéficié d’un traitement comptable préférentiel.

La flexibilité d’IFRS 9 ne neutralise pas totalement son caractère prospectif

Une augmentation même marginale du risque de crédit d’un grand nombre d’actifs peut augmenter sensiblement le coût du risque

À chaque date de clôture et au minimum tous les ans, les banques doivent estimer, dans un premier temps, si le risque de crédit associé à un actif financier a augmenté de manière importante depuis sa comptabilisation initiale[14]. Dans un second temps, elles doivent calculer le montant des pertes de crédits attendues. L’estimation de l’augmentation significative du risque de crédit associé à un actif financier repose sur les variations du risque de défaut dont il est susceptible de faire l’objet durant sa durée de vie résiduelle. L’ensemble de l’information dont les banques disposent sur les « évènements passés, la conjoncture actuelle et les prévisions de conjoncture économique future », qui serait pertinente aux fins de cette estimation, doit être mobilisée. Dans la mesure du possible, les banques doivent retenir d’autres critères que le seul décompte des jours d’arriérés de paiement[15].

En raison de la nature prospective du modèle de dépréciation des actifs financiers d’IFRS 9, les banques sont susceptibles de devoir comptabiliser des provisions pour dépréciations supplémentaires, y compris pour des actifs financiers qui ne se trouveront jamais en situation de défaut. En période de croissance, l’enregistrement de provisions pour des actifs financiers, pour lesquels le risque de crédit a augmenté significativement mais de façon temporaire, est moins contraignante pour les banques car un produit net bancaire plus conséquent facilite son absorption. En outre, d’une date de clôture à l’autre, les reprises sur provisions liées à certains actifs financiers peuvent compenser l’effet sur le coût du risque de nouvelles provisions relatives à d’autres actifs financiers dont la baisse de qualité ne serait pas encore intervenue. Dans un contexte tel que celui de la pandémie de Covid-19, le coût du risque imputable à des actifs financiers qui, in fine, ne se trouveront jamais en situation de défaut est susceptible d’augmenter fortement, ce qui accentue la baisse temporaire du résultat net des banques.

La crise sanitaire ayant affecté l’ensemble des agents économiques, bien que dans des proportions variables, même une augmentation marginale des pertes de crédit attendues pour un grand nombre d’actifs financiers, dont la détérioration de qualité ne serait que temporaire, pourrait avoir des conséquences sensibles sur le coût du risque. Dès lors que les autres postes du compte de résultat des banques ne seraient pas en mesure d’absorber l’intégralité de la hausse du coût du risque, les fonds propres des banques commenceraient à s’éroder, contraignant leur capacité de prêt, notamment à certaines sociétés non financières dont les difficultés auraient été écourtées grâce à des lignes de crédit supplémentaires.

Des lignes directrices afin de limiter l’augmentation du coût du risque

Reconnaissant que la norme comptable IFRS 9 était susceptible d’induire une « volatilité inappropriée des états financiers »[16] des banques, l’autorité européenne des marchés financiers (European Securities and Markets Authority, ESMA), l’autorité bancaire européenne (European Banking Authority, EBA), le bureau international des normes comptables (International Accounting Standards Board, IASB) et la BCE ont publié à partir du mois de mars 2020[17] un ensemble de lignes directrices précisant leurs attentes en matière d’application d’IFRS 9 dans le contexte de la pandémie de Covid-19. Les banques ont ainsi été encouragées à faire usage de toute la flexibilité permise par la norme comptable lors des deux étapes du calcul de leur coût du risque (1/ l’estimation de l’augmentation significative du risque de crédit associé à un actif financier depuis sa comptabilisation initiale et, 2/ le calcul du montant des pertes de crédit attendues). Cette marge d’appréciation laissée à la discrétion des banques devait leur permettre de « refléter fidèlement les conditions particulières liées à l’émergence de la pandémie de Covid-19 » (ESMA, 2020) en ajustant aux circonstances les facteurs et les hypothèses sous-jacentes au calcul de leur coût du risque.

ENCOURS DES DIFFÉRENTES PHASES EN ESPAGNE, EN ITALIE ET AU PORTUGAL (EUR MDS)

Ainsi, une application mécanique de modèles inadaptés au contexte sanitaire aurait été de nature à accroître le coût du risque des banques bien au-delà de l’augmentation observée en 2020. L’octroi de crédit aurait été contraint alors que dans le même temps, la demande des débiteurs se serait accrue afin de faire face à leurs difficultés, parfois temporaires mais qu’un assèchement de leurs sources de financement aurait aggravées. Les lignes directrices avaient ainsi pour objet de permettre aux banques de distinguer avec plus de finesse les actifs financiers dont l’augmentation significative du risque de crédit n’était que transitoire (par opposition aux actifs financiers pour lesquels la hausse du risque de crédit était définitive). L’identification et le traitement approprié des actifs financiers, dont la qualité est effectivement dégradée, demeurait néanmoins une obligation comptable. En tout état de cause, l’approche prospective du modèle de dépréciation a davantage fait augmenter, en 2020, le coût du risque que si ce dernier avait été calculé pour des actifs financiers qui auraient effectivement été en situation de défaut. Sur l’ensemble du cycle économique, l’écart entre le coût du risque calculé et les pertes réalisées devrait néanmoins être réduit grâce à cette marge d’appréciation.

Les systèmes bancaires des pays d’Europe du Sud ont tout particulièrement tiré parti de ces lignes directrices. Dans une certaine mesure, cela se reflète dans l’augmentation des encours des actifs financiers en phase 2 (cf. graphique 5). Une estimation de l’augmentation significative du risque de crédit associé aux actifs financiers, fondée uniquement sur des déclencheurs automatiques, aurait sans doute conduit les banques espagnoles et portugaises à enregistrer une augmentation beaucoup plus sensible de l’encours de leurs actifs en phase 2, surtout au lendemain de la mise en place des premières mesures de restrictions sanitaires. La poursuite du processus d’assainissement des bilans bancaires (effacement de créances, cessions, etc.) ne permet toutefois pas de tirer d’enseignements de l’évolution des actifs en phase 3.

L’effet modérateur des mesures de soutien gouvernementales

Les moratoires ne conduisent pas nécessairement à une augmentation du coût du risque

En réponse à l’émergence de la pandémie de Covid-19, les gouvernements des pays d’Europe du Sud, à l’instar de nombreux autres, ont adopté un ensemble de mesures visant à limiter les conséquences de la pandémie sur leurs économies[18]. Les moratoires sur les remboursements de prêts, tantôt automatiques, tantôt accordés sur simple demande des débiteurs, ont été l’une des mesures de soutien les plus populaires. Au 30 juin 2020, alors que les restrictions sanitaires les plus fortes se mettaient en place en Europe, l’encours des prêts aux ménages et aux sociétés non financières accordés par les banques de l’ensemble du système bancaire de l’Union européenne[19], qui étaient soumis à un moratoire, atteignait EUR893mds, soit environ 7,5% de leur actif total[20]. En Espagne, 9,7% de l’encours des prêts bancaires aux ménages et aux sociétés non financières étaient concernés par un moratoire, soit EUR187mds. Cette proportion atteignait 13,3% en Italie (EUR 168 mds) et même 22,3% au Portugal (EUR44mds), soit des niveaux parmi les plus élevés de l’Union européenne. À l’échelle de l’Union européenne, les sociétés non financières ont bénéficié de 60% des moratoires tandis que les 40% restants ont été accordés aux ménages. Les petites et moyennes entreprises (PME) ont plus largement bénéficié des moratoires que l’ensemble des sociétés non financières (SNF). Ce constat vaut autant pour l’Espagne (6,8% des prêts aux PME étaient soumis à un moratoire tandis que ce ratio s’établissait à 5,4% pour ceux de l’ensemble des SNF) que pour l’Italie (25,3% et 14,7%, respectivement) et le Portugal (34,6% et 29,3%, respectivement).

PART DANS LE TOTAL DES PRÊTS DE CEUX ASSORTIS D’UN MORATOIRE CONFORME AUX EXIGENCES DE L’EBA*
MONTANTS ET TAUX DE COUVERTURE DES PGE EN EUROPE DU SUD

Lorsqu’un actif financier fait l’objet d’un différé de paiement en raison d’une détérioration de sa qualité, cela suppose, au minimum, que son risque de crédit a augmenté significativement depuis sa comptabilisation initiale. Le cas échéant, il doit être transféré en phase 2 ou 3. En outre, un moratoire peut modifier substantiellement la nature de l’actif financier et/ou les termes du contrat et, ainsi, affecter son risque de défaut durant sa durée de vie résiduelle et justifier un transfert vers une autre phase. Les moratoires doivent donc être pris en considération par les banques lors du calcul du coût du risque. L’EBA précise dans ses lignes directrices (ou « orientations ») du 2 avril 2020 que les moratoires, législatifs ou simplement contractuels, ne sont pas nécessairement le signe d’une augmentation significative du risque de défaillance dont un actif financier est susceptible de faire l’objet. Ces moratoires doivent néanmoins avoir été accordés par les banques à un grand nombre de débiteurs. Ils ne doivent pas nécessairement découler de critères précis (notamment l’augmentation du risque de défaut) mais peuvent répondre à des difficultés temporaires (de liquidité par exemple) des débiteurs. Sous réserve de la démonstration contraire, les moratoires non conformes aux lignes directrices de l’EBA sont, par défaut, considérés comme les indices d’une augmentation significative du risque de crédit, nécessitant l’enregistrement de provisions supplémentaires. L’ESMA considère que les moratoires peuvent ne pas donner lieu à une baisse importante de la valeur actualisée nette des actifs financiers si l’allongement de l’échéancier est la seule modification apportée aux termes du contrat. La modification des taux d’intérêt demeure toutefois autorisée dans la mesure où elle a pour seule conséquence de compenser les effets du report des échéances pour les banques.

Les proportions élevées de prêts bancaires placés sous moratoire (cf. graphique 6) suggèrent qu’une application mécanique et non circonstanciée de la norme comptable IFRS 9 aurait conduit à des augmentations autrement plus importantes du coût du risque des banques d’Europe du Sud.

L’expiration des moratoires pourrait mettre en lumière la dégradation de la qualité de certains actifs financiers

Malgré leur octroi indifférencié, les moratoires concernaient, en pratique, plus largement les débiteurs les plus affectés par la crise sanitaire. Les banques estimaient ainsi, qu’au 30 juin 2020, environ 17% des actifs financiers soumis à un moratoire se trouvaient en phase 2, soit une proportion deux fois supérieure à celle des actifs financiers hors moratoire. En outre, la part des actifs financiers en phase 2, qui étaient encore sous moratoire au 31 décembre 2020 (26,4%), dépassait sensiblement celle des actifs financiers dont le moratoire était expiré (20,1%). L’évolution du coût du risque des banques d’Europe du Sud dépendra, entre autres facteurs, des actifs financiers pour lesquels les moratoires ne sont pas encore expirés. Cette problématique pourrait être d’autant plus prégnante au Portugal qu’au 31 décembre 2020, 88% des moratoires accordés n’étaient pas encore expirés. Cette proportion est plus faible en Espagne (32%) et en Italie (65%) mais ces niveaux demeurent parmi les plus élevés de l’Union européenne (35%).

Si une partie des moratoires, en raison de l’effet d’aubaine dont ont bénéficié certains débiteurs, a dissimulé la détérioration de la qualité de certains actifs financiers, leur expiration pourrait au contraire la révéler. En outre, la persistance de la crise sanitaire et des mesures de restrictions tendent à justifier la prolongation des moratoires (puisque ce sont précisément ces mêmes raisons qui avaient motivé leur mise en place). Aussi, l’EBA a-t-elle réactivé, en décembre 2020, le traitement préférentiel des moratoires jusqu’au 31 mars 2021. Cette réactivation est intervenue après leur expiration le 30 septembre 2020 qui faisait elle-même suite à une première prolongation de trois mois en juin 2020. Ce traitement comptable préférentiel avait pour objet d’inciter les banques à accorder encore davantage de moratoires à leurs débiteurs et, ainsi, à éviter une fragilisation excessive de ces derniers. Les effets des moratoires et de leur expiration ne seront pas pleinement perceptibles dans les comptes de résultats des banques d’Europe du Sud avant plusieurs trimestres.

Les garanties publiques, en limitant les pertes de crédit attendues, incitent les banques à accorder plus de crédits

Lorsque le risque de crédit associé à un actif financier a augmenté significativement depuis sa comptabilisation initiale (transfert en phase 2, voire 3), les banques doivent « comptabiliser une correction de valeur pour pertes au titre des pertes de crédit attendues »[21]. Le montant des pertes de crédit attendues étant calculé sur toute la durée de vie résiduelle de l’actif financier (et plus sur les 12 mois à venir comme dans le cadre de la phase 1), la mise en place de garanties publiques des prêts réduit le coût du risque. Les mesures mises en œuvre par les différents gouvernements d’Europe du Sud ont ainsi contribué à réduire les pertes de crédit attendues puisqu’en moyenne pondérée, la part dans l’encours total des prêts garantis par l’État (PGE) de ceux qui se trouvaient en phase 2 au quatrième trimestre 2020 s’établissait autour de 10% (cf. Tableau 1).

L’AUGMENTATION DU COÛT DU RISQUE N’EST PAS NÉCESSAIREMENT PROPORTIONNELLE À LA DÉTÉRIORATION DE LA QUALITÉ D’UN ACTIF FINANCIER

À cette date, les banques espagnoles avaient accordé le montant le plus élevé de PGE en Europe du Sud. La part dans le total des prêts des PGE était néanmoins similaire en Espagne et au Portugal. Leur proportion effectivement couverte par la garantie d’État était également très proche dans les deux pays de la péninsule ibérique. Le gouvernement italien avait accordé la couverture la plus généreuse car, en moyenne, 87% de ces nouveaux prêts avaient bénéficié d’une garantie d’État. Les États d’Europe du Sud ont ainsi été ceux qui ont proportionnellement accordé le plus de garanties publiques aux nouveaux prêts. Celles-ci avaient très largement pour objet de soutenir l’activité puisque les sociétés non financières ont bénéficié de 95% des prêts garantis par l’État, dont seulement 2% concernaient des renégociations.

RÉPARTITION PAR MATURITÉ DES NOUVEAUX PRÊTS ASSORTIS D’UNE GARANTIE D’ÉTAT

En réduisant le montant des pertes de crédit attendues, les garanties publiques (complètes ou partielles) distendent le lien entre la détérioration de la qualité des actifs financiers (transfert en phase 2 ou 3) et l’augmentation du coût du risque (cf. graphique 7). Plus généralement, le coût du risque de chaque banque a été influencé en 2020, notamment, par l’allocation de son portefeuille de prêts vers des secteurs fortement affectés par la pandémie, par les dates et la nature des restrictions sanitaires mises en œuvre, ou encore par les spécificités nationales en matière de droit des entreprises en difficulté. Ces critères peuvent induire des écarts substantiels dans les délais de réalisation des sûretés - et donc leur valeur - au moment de ladite réalisation. Une hausse du coût du risque d’une banque ou de son ratio de couverture[22] ne peut pas être uniquement interprétée comme le reflet d’une détérioration effective de la qualité de son portefeuille et/ou d’une approche prudente, plus encore dans le cadre d’IFRS 9.

Au quatrième trimestre 2020, en Europe du Sud plus de 85% des nouveaux prêts assortis d’une garantie publique avaient une maturité supérieure à 2 ans (cf. graphique 8). Aussi, le coût du risque pour les banques sera d’autant plus durablement allégé par les garanties publiques que leur maturité résiduelle moyenne sera longue. Pourtant, la part dans le total des prêts de ceux assortis d’une garantie d’État reste marginale. Leur effet sur le coût du risque pourrait persister durant plusieurs années mais demeurer limité.

Vers une dégradation limitée de la solvabilité bancaire et une hausse contenue des prêts non performants

La génération interne de fonds propres des banques d’Europe du Sud a fortement reculé en 2020. La capacité de ces dernières à absorber des pertes atteint néanmoins à un niveau bien supérieur à celui qui prévalait à l’orée des précédentes crises. Enfin, l’augmentation de l’encours des prêts non performants pourrait demeurer relativement limitée, notamment, à la faveur de la poursuite de l’assainissement des bilans bancaires.

Les banques sont en capacité d’absorber une hausse supplémentaire de leur coût du risque malgré la baisse de leur résultat net

Le coût du risque a réduit la capacité interne des banques à générer des fonds propres

La réduction du produit net bancaire et l’augmentation du coût du risque ont exercé un effet de ciseau négatif sur le résultat net des banques d’Europe du Sud. La capacité de mise en réserve des bénéfices de ces dernières a ainsi été largement contrainte. En effet, le résultat net des plus grands groupes bancaires espagnoles et italiens[23] s’est contracté en 2020, en moyenne, de respectivement 40,4% et 19,8%. Au Portugal, l’ampleur de la baisse du résultat net des banques a été telle, qu’elles ont, en moyenne, comptabilisé des pertes d’un montant équivalant à 37,4% de leur résultat net de 2019. La rentabilité économique (Return on average assets) est ainsi devenue négative au quatrième trimestre 2020 en Espagne et au Portugal (respectivement, -0,26% et -0,02% contre 0,52% et 0,36% au quatrième trimestre 2019). Le système bancaire italien se distingue une fois de plus des deux ibériques puisque sa rentabilité économique est demeurée – à peine – positive au quatrième trimestre 2020 (0,03% contre 0,42% au quatrième trimestre 2019). Il était ainsi plus proche de la rentabilité économique de l’ensemble de l’Union européenne (0,39% en 2019 et 0,13% en 2020).

Niveau historiquement élevé de la capacité globale des banques d’Europe du Sud à absorber les pertes

Fortes d’une augmentation continue de leurs ratios de solvabilité depuis dix ans, les banques d’Europe du Sud présentent aujourd’hui une capacité d’absorption des pertes beaucoup plus grande qu’en 2008. Globalement, les banques espagnoles et portugaises ont connu entre 2008 et 2020 une augmentation de leurs fonds propres d’environ un tiers (respectivement 34% et 38%), tandis que la progression a été plus contenue pour les banques italiennes (16%[24]). Concernant ces dernières, la moindre hausse de leurs fonds propres s’explique notamment par une baisse sensiblement moins importante de leurs actifs pondérés par les risques (-23% en Italie contre -31% en Espagne et -42% au Portugal). Le SSM estime à ce titre que, toutes choses égales par ailleurs, les banques d’Europe du Sud devraient être en mesure d’absorber d’importantes dépréciations supplémentaires de leurs portefeuilles de prêts aux secteurs les plus affectés par la pandémie (industrie extractive, industrie manufacturière, commerce, transport, entreposage, hébergement, restauration et art, divertissement). Le SSM a calculé que les banques portugaises disposaient de la marge de sécurité la plus importante : elles pourraient supporter 39% de dépréciations supplémentaires avant que leurs fonds propres réglementaires minimums (exigences de pilier 1 et de pilier 2, fixées à 5,5%) ne commencent à être entamés[25]. Les banques italiennes et espagnoles présenteraient, quant à elles, des marges de sécurité moins conséquentes mais néanmoins substantielles (respectivement, 21% et 25%) avant que leurs ratios de solvabilité ne touchent le seuil critique (5,6%, 5,4%). Cela correspondrait, selon le SSM, à des niveaux de dépréciation sensiblement supérieurs aux maxima observés pour les sociétés non financières en Italie, en Irlande et au Portugal après la crise des dettes souveraines qui a frappé la zone euro en 2010-2012.

Les fonds propres constitués par les banques au-delà des exigences réglementaires (management buffer), en raison notamment des exigences implicites de marché, permettraient à eux seuls d’absorber une dépréciation d’environ 10% en moyenne pondérée de leurs portefeuilles de prêts aux secteurs les plus affectés par la pandémie de Covid-19 (8% en Espagne, 10% en Italie et 15% au Portugal, cf. graphique 9). La capacité des banques à faire usage de ces coussins de fonds propres demeure toutefois incertaine en raison des autres exigences de fonds propres (exigence relative aux fonds propres et passifs éligibles, MREL ou capacité d’absorption des pertes, TLAC par exemple), des exigences implicites de marché mais surtout de la nécessité de compenser la non-distribution de dividendes avec l’interdiction[26], puis leur plafonnement à 15% du résultat cumulé 2019-2020.

EXIGENCES RÉGLEMENTAIRES ET COUSSINS DE FONDS PROPRES AU 30 JUIN 2020

Les dispositions transitoires, qui permettaient aux banques d’inclure temporairement une partie des provisions comptabilisées à l’occasion de la première adoption d’IFRS9 (essentiellement pour les actifs en phase 2 qui n’existait pas avec IAS39) dans leurs fonds propres CET1, ont été prorogées de deux ans « afin d’atténuer l’effet qu’une augmentation soudaine des provisions pour pertes de crédit attendues pourrait exercer sur la capacité des établissements d’accorder des prêts à leurs clients au moment même où ces derniers en ont le plus besoin »[27]. Les banques qui avaient choisi de ne pas appliquer la période de transition avaient la possibilité de revenir sur leur décision. Ces aménagements ont permis de limiter les effets de la pandémie de Covid-19 sur les ratios de solvabilité réglementaires des banques. Le SSM et les autorités de supervision nationales ont été plus loin en supprimant temporairement certaines composantes des exigences combinées (volant de conservation, coussin contra-cyclique, surcharge G-SIB, coussin systémique) et en restreignant discrétionnairement les politiques de distribution, tandis que les banques étaient déjà autorisées par Bâle III à opérer avec des ratios de fonds propres inférieurs aux exigences combinées[28]. Il est toutefois peu probable que les banques prennent le risque d’être sanctionnées par le marché en réduisant leurs ratios de fonds propres en deçà de ses exigences implicites.

Les ratios de prêts non performants pourraient ne pas augmenter autant que par le passé

Les actifs en phase 2 ne deviennent pas nécessairement des prêts non performants.

La définition des prêts non performants, au sens des lignes directrices de la BCE[29], est relativement proche de celle des actifs en phase 3. Pourtant, la première repose sur une approche mécanique fondée essentiellement sur un décompte de jours d’arriérés de paiement, tandis que la seconde est fondée sur une approche prospective. Ainsi, une certaine divergence peut exister entre la trajectoire de l’encours des prêts non performants et celle de l’encours des prêts en phase 3 (dépréciés). À plus forte raison, la relation entre les prêts non performants et les prêts en phase 2 (détériorés) est encore plus distante. Tout au plus, l’augmentation de l’encours des actifs en phase 2 peut-elle être appréhendée comme un indicateur avancé de celle de l’encours des prêts non performants.

RATIOS D’EXPOSITIONS NON PERFORMANTES

À l’instar de l’estimation de l’augmentation significative du risque de crédit associé à un actif financier, les moratoires législatifs ou contractuels qui respectent les lignes directrices de l’EBA[30] n’impliquent pas le classement du prêt en catégorie « non performant ». Les prêts soumis à un moratoire ne satisfont pas automatiquement au critère de « défaut probable » (ou « probable absence de paiement », « unlikelyness – to – pay ») de la définition des prêts non performants[31]. Sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’une mesure de restructuration en urgence, telle que définie par les lignes directrices de l’EBA sur la définition du défaut[32], la mise en œuvre d’un moratoire n’est pas nécessairement le signe d’un défaut de paiement anticipé (probable absence de paiement au sens de l’article 178 (3)(d) du règlement européen sur les fonds propres bancaires [Capital requirements regulation – CRR[33]]). Ces dispositions contribuent ainsi à expliquer la poursuite de la baisse des ratios de prêts non performants en 2020 en Europe du Sud (cf. graphique 10).

L’EBA[34] et le SSM, notamment, craignaient que l’expiration des moratoires ne donne lieu à une augmentation sensible des prêts non performants en raison d’une augmentation quasi-mécanique de ceux en souffrance depuis plus de 90 jours (critère « past due » de la définition des prêts non performants). Toutefois, la part des prêts non performants dans le total des actifs financiers ayant fait l’objet d’un moratoire était, au deuxième trimestre 2020, légèrement inférieure à celle du portefeuille total de prêts (2,5% contre 2,9%). L’EBA attribuait cet écart – relativement faible – au fait que les moratoires concernaient principalement des actifs sains. Les moratoires non encore expirés sont néanmoins susceptibles de concerner une part croissante d’actifs financiers dont l’augmentation significative du risque de crédit présentera un caractère définitif.

Le processus d’assainissement des bilans bancaires devrait se poursuivre malgré la crise sanitaire

En dépit de la pandémie de Covid-19, les encours et les ratios des prêts non performants des systèmes bancaires d’Europe du Sud pourraient, comme en 2020, poursuivre pendant encore quelques trimestres leurs baisses entamées depuis 2016. Ils ont atteint, au 31 décembre 2020, leur plus bas niveau depuis l’origine de ces données (troisième trimestre 2014). Les innovations en matière de titrisation des prêts non performants pourraient soutenir la sortie de ces derniers des bilans bancaires en dépit du moindre appétit des marchés secondaires[35]. Enfin, les exigences réglementaires relatives aux seuils minimums de couverture des prêts non performants devraient continuer de contraindre les banques à sortir de leur bilan les « anciens » prêts non performants. À terme, cette même contrainte devrait également s’appliquer aux « nouveaux » prêts non performants.

Le paquet bancaire visant à soutenir l’offre de crédit (« Quick fix »), accorde néanmoins un délai supplémentaire allant jusqu’à sept années après le classement d’un prêt en catégorie « non performant » avant que les banques ne soient contraintes de provisionner 100% de sa valeur comptable brute[36], et donc de comptabiliser des provisions supérieures aux pertes anticipées qu’elles n’auraient probablement pas eu à enregistrer en l’absence de cette exigence réglementaire.

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Le modèle de dépréciation des actifs financiers introduit en 2018 par la norme comptable IFRS 9 a été mis à l’épreuve par la pandémie de Covid-19. Son approche prospective a conduit, en moyenne pondérée, les banques ibériques à comptabiliser en 2020 un doublement de leur coût du risque par rapport à 2019. En dépit de ce qui semble être une application plus flexible des principes comptables de l’IFRS 9, l’augmentation du coût du risque pour les banques italiennes a été encore supérieure puisqu’il a été multiplié par 2,5 sur l’ensemble de l’année. Cela s’explique, notamment, par une augmentation très supérieure en Italie de l’encours des prêts en phase 2 (toujours sains mais dont le risque de crédit associé a augmenté significativement depuis sa comptabilisation initiale). À l’instar des systèmes bancaires espagnol et portugais, l’italien dispose d’une capacité d’absorption des pertes bien supérieure qu’à l’orée des précédents chocs économiques en raison de l’augmentation de ses fonds propres et de l’assainissement de son bilan ; il demeure toutefois dans une position relativement moins favorable que les deux autres systèmes.

L’approche prospective du modèle de dépréciation des actifs financiers accroît considérablement l’effort de provisionnement des banques au moment du choc initial mais tend à le réduire par la suite. À cet égard, le SSM et l’EBA ont précisé leurs attentes en matière d’application des principes comptables de l’IFRS 9 à l’occasion de sa première application durant un choc économique. Une application excessivement mécanique aurait notamment pu avoir pour conséquence d’accroître les difficultés de certains débiteurs. Au demeurant, dans un contexte d’amélioration de la conjoncture économique en 2021, les banques d’Europe du Sud devraient enregistrer un coût du risque inférieur à celui de 2020. Toutefois, l’absence de renouvellement des mesures de soutien et, par conséquent, l’expiration des moratoires pourraient révéler la détérioration de la situation de certains débiteurs, ce qui serait de nature à freiner, sans le remettre en cause, le processus d’allègement du coût du risque.

[1] Le coût du risque correspond au montant des dotations aux provisions pour dépréciation comptabilisées durant une période moins les reprises sur provisions. Il est égal à la somme des dotations nettes aux dépréciations, des récupérations sur créances amorties, des pertes sur créances irrécouvrables, des dépréciations comptabilisées durant la période et des dotations nettes aux dépréciations sur immobilisations corporelles et incorporelles.

[2] Règlement (UE) 2016/2067 de la Commission du 22 novembre 2016. Voir, notamment, Humblot, T., 2018, Les effets de première adoption d’IFRS 9 sur les banques d’Europe du Sud, Conjoncture, BNP Paribas pour une présentation plus détaillée

[3] Les échantillons représentatifs des systèmes bancaires espagnol, italien et portugais ont été constitués sur la base de ceux de la BCE et de l’EBA afin de faciliter le rapprochement des données provenant de ces différentes sources. Par manque de données publiques, certaines banques ont dû être retirées de notre échantillon tandis que d’autres ont été ajoutées afin qu’il demeure représentatif (cf. tableau Annexe). Le résultat net sous-jacent qui exclut une partie des éléments exceptionnels a été retenu en 2020 pour Banco Santander en Espagne et UBI en Italie afin de donner une vision plus juste de la situation de leur système bancaire respectif.

[4] Le passage d’IAS 39 à IFRS 9 ainsi que les évolutions de structure des systèmes bancaires espagnol, italien et portugais limitent la portée de ces comparaisons historiques qui ont plus vocation à donner un ordre de grandeur qu’à servir de base de comparaison stricte.

[5] Différence entre la valeur comptable nette de la banque et sa valorisation par le marché. Dans l’éventualité d’un écart négatif, il s’agit de « badwill ».

[6] Pertes qui ne sont pas déduites fiscalement au cours de leur année d’occurrence. Elles donnent lieu à une créance sur le Trésor public, avec une déduction d’impôts futurs au profit de la banque.

[7] Cf. par exemple la page 448 du rapport financier annuel 2020 du groupe Santander.

[8] Ou « par le biais des autres éléments du résultat global » dans le respect de la terminologie d’IFRS 9.

[9] Généralement, taille et diversification sont liées. Une taille critique est souvent nécessaire à une diversification suffisante des activités bancaires.

[10] La BCE considérait en mai 2020 que les branches les plus en affectées par la pandémie étaient l’industrie extractive, l’industrie manufacturière, le commerce, le transport, entreposage, l’hébergement, restauration et l’art – divertissement.

[11] Banco de España, 2021, Financial Stability Report, Spring

[12] Ari, A., Chen, S., et Ratnovski, L., 2020, COVID-19 and non-performing loans: lessons from past crises, Research Bulletin (71), ECB

[13] Et aux ISBLSM (Institutions sans but lucratif au service des ménages)

[14] Article 5(5)(9) du Règlement (UE) 2016/2067 de la Commission du 22 novembre 2016, IFRS 9 Instruments financiers

[15] Article 5(5)(11) du Règlement (UE) 2016/2067 de la Commission du 22 novembre 2016, IFRS 9 Instruments financiers

[16] ECB, 2020, Guidance on the use of forecasts to estimate the ECL during the COVID-19 pandemic, 1 April 2020

[17] Respectivement : ESMA, 2020, Public statement – Accounting implications of the COVID-19 outbreak on the calculation of expected credit losses in accordance with IFRS 9, 25 March 2020; EBA, 2020, Statement on the application of the prudential framework regarding Default, Forbearance and IFRS9 in light of COVID-19 measures, 25 March 2020 ; EBA, 2020, Guidelines on legislative and non-legislative moratoria on loan repayments applied in the light of the COVID-19 crisis, 2 April 2020; ASB, 2020, Accounting for expected credit losses applying IFRS 9 Financial Instruments in the light of current uncertainty resulting from the covid-19 pandemic, 27 March 2020 ; ECB, 2020, Identification and measurement of credit risk in the context of the coronavirus (COVID-19) pandemic, 4 December 2020

[18] Voir notamment le suivi assuré par le Comité européen du risque systémique (European Systemic Risk Board - ESRB) : Policy measures in response to the COVID-19 pandemic

[19] Ces banques détiennent environ 80% de l’actif total du système bancaire de l’Union européenne.

[20] EBA, 2021, First evidence on the use of moratoria and public guarantees in the EU banking sector, November 2020, Thematic note (31)

[21] Article 5(5)(1) du Règlement (UE) 2016/2067 de la Commission du 22 novembre 2016, IFRS 9 Instruments financiers

[22] Rapport entre le montant des provisions et l’encours des prêts non performants

[23] Les échantillons représentatifs des systèmes bancaires espagnol, italien et portugais ont été constitués sur la base de ceux de la BCE et de l’EBA afin de faciliter le rapprochement des données provenant de ces différentes sources. Par manque de données publiques, certaines banques ont dû être retirées de notre échantillon, tandis que d’autres ont été ajoutées afin qu’il demeure représentatif (cf. tableau Annexe). Le résultat net sous-jacent qui exclut une partie des éléments exceptionnels a été retenu en 2020 pour Banco Santander en Espagne et UBI en Italie afin de donner une vision plus juste de la situation de leur système bancaire respectif.

[24] A titre de comparaison, les fonds propres du système bancaire de l’ensemble de l’Union européenne ont augmenté de 60% sur la même période.

[25] ECB, 2020, Financial stability review, May

[26] Les investisseurs sont susceptibles d’accroître temporairement leurs exigences implicites afin de s’assurer qu’un dividende leur sera versé ultérieurement en compensation de ceux auxquels ils sont contraints de renoncer aujourd’hui.

[27] Règlement (UE) 2020/873 du Parlement européen et du Conseil du 24 juin 2020

[28] Quignon, L., 2021, Du caractère utilisable des coussins de fonds propres bancaires, Revue Banque (855)

[29] Plus précisément, les expositions non performantes. Cf. BCE, 2017, Lignes directrices pour les banques en ce qui concerne les prêts non performants

[30] EBA, 2020, Orientations sur les moratoires législatifs et non législatifs sur les remboursements de prêts appliqués en raison de la pandémie de COVID-19, avril

[31] Annexe V, Paragraphe 145 du Règlement d’exécution (UE) n°2015/227 de la Commission du 9 janvier 2015 modifiant le règlement d’exécution (UE) n °680/2014 définissant des normes techniques d’exécution en ce qui concerne l’information prudentielle à fournir par les établissements

[32] Paragraphe 49, EBA, 2016, Orientations sur l’application de la définition du défaut au titre de l’article 178 du règlement (UE) n°575/2013

[33] Règlement (UE) n°575/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013

[34] EBA, 2021, First evidence on the use of moratoria and public guarantees in the EU banking sector, November 2020, Thematic note (31)

[35] Le 22 mars 2021, Banca IFIS a titrisé un portefeuille de PNP composé à 69% de titres non sécurisés et adossés à des ordres de cession dont le recouvrement par exécution forcée était déjà à un stade avancé. Ce portefeuille a ainsi enregistré la meilleure notation jamais observée pour ce type de produit. Cf. notamment, Banca IFIS, 2021, Banca Ifis develops the first securitisation in Italy of NPLs assisted by orders of assignment

[36] Règlement (UE) 2020/873 du Parlement européen et du Conseil du 24 juin 2020

LES ÉCONOMISTES EXPERTS AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE