L’endettement dans les pays émergents et en développement (PEED) est un thème récurrent qui ressurgit lorsque les conditions financières se durcissent et/ou l’activité économique ralentit, ce qui est le cas actuellement[1]. Les grandes institutions financières internationales continuent, en effet, de revoir à la baisse leurs prévisions de croissance.
Le ralentissement se confirme
Par rapport à juin 2018, la Banque mondiale (BM) a abaissé sa prévision de croissance de l’ensemble des PEED de 0,6 point de pourcentage (pp) pour 2019 (4,2% contre 4,8%) et de 0,2 pp pour 2020 (4,5% contre 4,7%). Le FMI vient également de revoir en baisse, pour la deuxième fois consécutive, sa prévision à 4,5% pour 2019 contre 5,1% en juin 2018 (soit une révision équivalente à celle de la BM). En revanche, pour 2020, le FMI prévoit une ré-accélération un peu plus marquée que la BM à 4,9%.
La révision encore modeste de la croissance chinoise depuis la mi-2018 (-0,2 pp pour le FMI, -0,1 pp pour la BM) n’explique qu’environ 10% à 15% de la révision pour l’ensemble des PEED (le PIB chinois représente environ 30% du PIB des PEED). Les 85% à 90% restants s’expliquent par les effets induits du ralentissement de la Chine sur les pays d’Asie et une reprise laborieuse de l’économie russe malgré le rebond des prix du pétrole (cf. infra). A cela s’ajoutent les ralentissements marqués en Afrique du Sud et au Mexique, et les récessions en Argentine, Iran, Turquie et Venezuela.
La révision à la baisse de la croissance de l’ensemble des PEED se fonde principalement sur les données d’enquête et les indicateurs conjoncturels usuels (production industrielle, exportations, ventes au détail) qui marquent le pas ou se dégradent depuis la mi-2018. Plus fondamentalement, cette révision se justifie par : 1/ le ralentissement du commerce mondial en 2019 (de 0,6 pp par rapport aux anticipations à la mi-2018, tant pour le FMI que pour la BM), et 2/ les effets du durcissement des conditions financières externes (élévation des primes de risque, dépréciation des devises contre dollar) et internes (normalisation ou durcissement de la politique monétaire, notamment pour les pays ayant subi de fortes pressions sur leur devise comme l’Argentine et la Turquie).
Une dette privée plus élevée mais soutenable
Ces deux facteurs vont se conjuguer pour alourdir la charge de l’endettement des PEED. Le FMI et l’IIF insistent sur le fait que, depuis la crise de 2008-2009, il n’y a pas eu de désendettement (« deleveraging ») du secteur privé non financier dans les PEED, contrairement aux pays avancés. Cela est vrai au niveau agrégé car la Chine explique à elle seule la poursuite de la hausse du ratio dette du secteur privé/PIB sur les dernières années (hors Chine, le ratio est globalement stable depuis 2016 – graphique 1). Cependant, même hors Chine, il est sensiblement plus élevé que ce qu’il était avant la crise de 2008-2009 (82% du PIB au T3 2018 contre 64% fin 2007). Elément aggravant, l’endettement en devises a fortement progressé sur les dernières années, surtout si on exclut la Chine. D’après l’IIF, depuis 2015, la dette en devises du secteur non bancaire (y compris la dette souveraine en devise) des pays émergents hors Chine est passée de 14% à 20% du PIB et dépasse son précédent point haut de la fin des années 90, avant la crise financière asiatique.
L’endettement soulève au moins deux interrogations. Quels pays seront confrontés à une forte augmentation des remboursements de dette dans les années à venir ? La hausse de l’endettement pourrait-elle engendrer une crise de crédit ?
La réponse à la première question est que les pays débiteurs à risque sont peu nombreux même si le montant agrégé des échéances de la dette obligataire et des prêts syndiqués s’alourdit année après année (d’après l’IIF, l’amortissement annuel sera en moyenne de USD 1949 mds en 2019-2020 (avec un pic à USD 2160 mds cette année) contre USD 1639 mds en moyenne en 2017-2018. Mais, au niveau des pays, si on compare les remboursements aux réserves officielles de change de fin 2018, seule l’Ukraine se singularise avec un ratio à la fois élevé et en forte augmentation (graphique 2). Parmi les pays à ratio élevé, il faut distinguer ceux dont la situation macroéconomique est satisfaisante (Chine, Corée du Sud, Malaisie) des pays vulnérables (Afrique du Sud, Turquie et, surtout, Ghana) qu’il faudra surveiller. Mais globalement, les PEED n’ont pas à faire face à un mur de remboursement de dette de marché, du moins à court terme.
La réponse à la deuxième question a été apportée récemment par les économistes de la Banque centrale européenne[2]. Comme la plupart des études académiques récentes portant sur la vulnérabilité des pays émergents, la conclusion est que le risque qu’un choc financier entraîne une crise de balance des paiements ou une crise systémique de crédit, est plus faible que par le passé. Les pays émergents sont, dans leur très grande majorité, mieux armés ; liquidité et solvabilité extérieure satisfaisantes, régime de change flexible, politique monétaire crédible, bilans bancaires ne présentant pas de déséquilibres majeurs.
En comparant quelques données macroéconomiques fondamentales d’un échantillon d’une vingtaine de pays émergents avant la crise asiatique de 1997-1998 avec ce qu’elles sont aujourd’hui, les auteurs n’identifient que trois pays ayant une probabilité de connaître une crise bancaire sensiblement plus
élevée actuellement. Ces pays sont, sans surprise, ceux qui présentent la plus forte vulnérabilité extérieure : l’Argentine, la Turquie et l’Ukraine. L’Argentine et l’Ukraine bénéficient d’un programme du FMI qui, pour l’instant, a apporté la stabilité financière (durable dans le cas de l’Ukraine sous programme depuis 2014). Dans le cas de la Turquie, la consolidation des finances publiques et du secteur bancaire au cours de la décennie 2000 permet jusqu’à présent à l’économie de digérer les chocs financiers successifs, y compris récemment la hausse du coût du risque de crédit des banques.