La très forte désynchronisation entre la politique monétaire de la Réserve fédérale américaine et celle de la Banque du Japon a entraîné un affaiblissement significatif du yen. La remontée des rendements américains a également exercé des pressions à la hausse sur ceux des obligations d’État japonaises. Il s’est ensuivi un ajustement progressif de la politique de contrôle de la courbe des taux de la BoJ. L’évolution de l’inflation renforce la probabilité d’un relèvement des taux directeurs au Japon. Toutefois, la normalisation de la politique monétaire reste une tâche délicate du fait de ses possibles répercussions au plan domestique comme au plan international. La BoJ a opté pour la prudence et une approche progressive mais la devise nippone a entre-temps poursuivi son repli. Le risque d’une appréciation soudaine du yen, une fois que la politique monétaire aura été resserrée, ne peut donc pas être écarté. Le mieux, pour la BoJ, serait d’agir rapidement plutôt que d’attendre.
La désynchronisation entre les politiques monétaires de la Réserve fédérale, de la BCE, de la Banque d’Angleterre et d’autres banques centrales des économies avancées, d’une part, et, d’autre part, celle de la Banque du Japon (BoJ) est aujourd’hui importante. Comme on pouvait s’y attendre, cela a entraîné un affaiblissement significatif du yen.
Le graphique 1 montre que la dépréciation de la devise japonaise face au dollar est allée de pair avec l’élargissement de l’écart des taux de rendement entre les obligations d’État américaines et japonaises. La remontée des rendements des Treasuries a exercé des pressions à la hausse sur ceux des JGB, ce qui, à son tour a provoqué un ajustement progressif de la politique de contrôle de la courbe des taux (Yield Curve Control ou YCC) [1] (graphique 2).
On peut penser que cette désynchronisation monétaire sera bientôt à son maximum, la Réserve fédérale ayant (quasiment) atteint le taux terminal du cycle de resserrement monétaire tandis que la Banque du Japon pourrait finalement relever son taux directeur dès le mois de mars prochain. En effet, l’inflation totale, qui dépasse l’objectif de 2 % depuis avril 2022, s’est stabilisée depuis le mois de février dernier au-dessus de 3,0 %. Il s’agit en partie d’inflation importée due à la dépréciation du yen. L’inflation sous-jacente est encore plus forte : elle dépasse les 3,0 % depuis le début de l’année et les 4,0 % actuellement. Les mesures alternatives de l’inflation utilisées par la BoJ - la moyenne ajustée, la médiane pondérée et le mode - évoluent également au-dessus de la cible. La croissance des salaires est néanmoins inférieure à l’inflation depuis début 2022. Le relèvement du taux directeur dépendra, semble-t-il, du degré de confiance de la BoJ dans une augmentation suffisante des salaires, à l’issue des négociations salariales qui auront lieu au printemps 2024 (Shunto), pour justifier une telle décision.
Normalement, lorsqu’une banque centrale relève son taux directeur tandis que ses homologues laissent le leur inchangé, sa monnaie devrait s’apprécier. On peut donc s’attendre à ce qu’une hausse du taux directeur par la BoJ soit favorable au yen, malgré la persistance d’un important différentiel de taux d’intérêt avec les États-Unis[2]. Ce qui complique les choses dans le cas du Japon, c’est un assouplissement monétaire poussé à l’extrême, et de façon prolongée, sous l’effet conjugué de taux d’intérêt directeurs négatifs et du contrôle de la courbe des taux. Cela rend la tâche de la banque centrale d’autant plus difficile pour normaliser sa politique monétaire.
Plusieurs questions clés se posent en effet : dans quelle mesure le yen a-t-il été utilisé comme monnaie de financement dans les opérations de carry trade[3]? Est-ce que les investisseurs japonais réduiront leurs investissements à l’étranger si les taux d’intérêt domestiques évoluent à la hausse une fois que la banque centrale aura mis fin à sa politique d’YCC (argument des flux) ou décideront-ils de rapatrier les fonds investis à l’étranger (argument des stocks)? L’importance des répercussions mondiales dépendra des réponses à ces questions.
Dans son Financial Stability Review de mai 2023, la BCE exprimait ses préoccupations en ces termes : « Si la Banque du Japon décide de normaliser sa politique monétaire, cela pourrait influencer les décisions des investisseurs japonais très présents sur les marchés financiers mondiaux, y compris le marché obligataire de la zone euro »[4]. La réduction par la BCE de la taille de son bilan et ses répercussions sur le niveau des rendements obligataires viennent compliquer les choses. « Le retrait brutal des investisseurs japonais du marché obligataire de la zone euro pourrait avoir un effet significatif sur les cours, en particulier sur les segments du marché [les] plus concentrés. Une telle dynamique pourrait être amplifiée par l’augmentation de l’offre nette de ces obligations découlant du resserrement quantitatif opéré par la BCE ».
Compte tenu de ces risques – au plan domestique, via les pertes d’évaluation à la valeur de marché des portefeuilles obligataires sous l’effet de la remontée des rendements, comme au plan international du fait des répercussions potentielles – la prudence de la BoJ n’a rien d’étonnant. Pour autant, cette approche progressive soulève quelques questions. En effet, le risque d’une appréciation soudaine du yen (snapback), dû à la fin officielle du contrôle de la courbe des rendements, puis d’un relèvement des taux, se renforcera une fois que la Réserve fédérale aura mis un terme à sa politique monétaire restrictive. Si la BoJ avait commencé à normaliser alors que la Fed poursuivait le relèvement des taux directeurs, l’impact sur le taux de change aurait probablement été moindre en raison d’un resserrement synchronisé. De plus, une trop grande prudence de la banque centrale japonaise peut décevoir un peu plus les investisseurs, et aggraver la dépréciation du yen. C’est exactement ce qui s’est passé ces derniers jours dans la perspective de la réunion de la BoJ. Les investisseurs, qui s’attendaient dans un premier temps à une modification décisive de la politique de contrôle de la courbe des taux en se fondant sur un article paru dans le journal Nikkei, ont jugé l’action de la BoJ trop timide[5]. Résultat, le yen a nettement fléchi, avant de regagner une partie du terrain perdu (graphique 3).
À l’évidence, la faiblesse de la monnaie nippone entraîne un risque de hausse de l’inflation. De plus, un nouveau fléchissement pourrait être perçu comme une surréaction (overshooting) de la devise, ce qui pourrait provoquer une appréciation brusque et significative cas de resserrement de la politique monétaire. Le mieux, pour la BoJ, semble être d’agir rapidement plutôt que d’attendre.