La globalisation
La mondialisation, la concurrence des pays à bas coûts, les délocalisations et l’externalisation qui s’ensuivent, constituent le deuxième ensemble de facteurs explicatifs de la polarisation. Sachant que mondialisation et progrès technique sont liés et que les effets de la première, en termes de polarisation de l’emploi, s’ajoutent et se mêlent à ceux du second.
Comme le progrès technique, la mondialisation modifie la demande relative de travail, en faveur du travail qualifié et peu qualifié et en défaveur du travail moyennement qualifié, avec pour élément différenciant le caractère « délocalisable », ou non, de l’emploi. Ce dernier le sera d’autant plus qu’il est routinier et réalisable à distance, à moindre coût : à la substitution capital / travail s’ajoute une substitution travail / travail ou, plus précisément, importation / travail. Les emplois en milieu de distribution sont les plus concernés. En revanche, l’emploi sera d’autant moins susceptible d’être délocalisé qu’il implique des relations humaines de proximité, des interactions en face-à-face, une activité sur place, locale, de prestations de services non-échangeables. De nombreux emplois du bas de l’échelle sont de cette nature et se développent à l’abri de la mondialisation. A l’autre bout de l’échelle, l’effet positif vient des nouveaux besoins d’emplois qualifiés générés, par exemple, par la plus grande taille des entreprises, leur internationalisation, leur structure plus complexe. Plus globalement, le développement des exportations et l’accès à de nouveaux marchés est généralement considéré comme créateur d’emplois, tandis que l’effet des importations est plus ambiguë. Elles peuvent se substituer à une partie de la production et de l’emploi domestiques mais elles peuvent aussi être un soutien via les gains induits de compétitivité, de productivité et de pouvoir d’achat.
De manière intéressante, Krenz, Prettner et Strulik (2018)[22] analysent les effets des relocalisations permises par les progrès de l’automatisation et de la robotisation. Le phénomène est aussi un vecteur, partiel, de polarisation : s’il n’entraîne pas à la hausse les bas salaires et les emplois du bas de l’échelle des qualifications, il joue favorablement sur le haut de l’échelle.
Les facteurs institutionnels et économiques
La troisième grande famille d’explications met en avant le rôle des institutions et des évolutions économiques. Parmi les aspects institutionnels, l’influence de la régulation du marché du travail (salaire minimum, protection de l’emploi, dialogue social, etc.) et des politiques de l’emploi (baisses de charges en faveur des bas salaires par exemple) est avancée comme un facteur explicatif, non pas de la polarisation elle-même, mais de la différence d’ampleur dans les pays européens par rapport aux pays anglo-saxons. Mais s’il y a accord sur l’existence d’un effet, il n’y pas consensus sur son caractère aggravant ou limitant pour la polarisation. Cela dépend de ce que l’on regarde.
Dans les articles passés en revue et abordant ce point, les éléments de régulation sont considérés comme favorables aux emplois les plus qualifiés et comme un frein à la création d’emplois peu qualifiés, le SMIC étant plus spécifiquement pointé du doigt. La polarisation s’en trouve limitée (plus exactement, le développement de la jambe gauche du U), une évolution présentée comme négative en termes de dynamique de l’emploi. Mais si l’on regarde la polarisation sous l’angle des inégalités salariales, de leur creusement, et de l’attrition des classes moyennes, alors l’effet limitant du SMIC sur la polarisation est une évolution positive puisqu’il permet de préserver les revenus situés en bas et en milieu de distribution. Par ailleurs, les politiques d’enrichissement du contenu en emplois de la croissance et les mesures d’accroissement de la flexibilité du marché du travail (essor des contrats courts, précarisation de l’emploi) soutiennent la croissance des emplois en bas de l’échelle.
Participent également à la polarisation de l’emploi les mutations économiques et sociodémographiques structurelles suivantes : le vieillissement de la population ; l’évolution des structures familiales et sociales ; l’élévation du niveau de richesse économique, l’évolution des besoins, des styles de vie, des modes de consommation, le développement des services à la personne qui en découle ; l’élévation du niveau de formation ; l’augmentation du taux d’emploi des femmes ; l’immigration ; la tertiarisation ; l’« ubérisation », plus récemment.
Enfin, un creux conjoncturel, et la crise de 2008 en particulier, est un autre facteur de polarisation. La partie de la courbe plus spécifiquement concernée est le creux du U, qui se trouve accentué, car les emplois de qualifications moyennes, déjà affectés par l’automatisation et la mondialisation, apparaissent comme les plus sensibles au cycle, en partie parce qu’ils tendent à se situer dans les secteurs d’activité eux-mêmes les plus cycliques, comme l’industrie et la construction[23].
Quelle cause prédomine ?
Dans notre revue des études qui cherchent à quantifier l’effet des différents facteurs, la technologie ressort, le plus souvent, comme le facteur explicatif dominant de la polarisation de l’emploi mais le consensus n’est pas total.
Commençons par les travaux d’Albertini et al. (2017)[24], qui comparent les marchés de l’emploi américain et français. D’après ces auteurs, une polarisation en apparence similaire (au regard des évolutions relatives de la part de l’emploi manuel, routinier et abstrait selon leur typologie) est observée des deux côtés de l’Atlantique mais elle n’est pas due aux mêmes forces. En France, elle serait principalement la conséquence des institutions du marché du travail et de leur évolution au fil du temps tandis qu’aux Etats-Unis elle serait avant tout le résultat du progrès technique et de l’élévation du niveau d’instruction. Si l’on s’arrête sur le cas français, d’après Berger et Pora (2017) comme d’après Harrigan, Reshef et Toubal (2016), le progrès technique (l’automatisation) est le facteur explicatif dominant. Quant à la mondialisation, Harrigan et alii montrent que ses effets « polarisants » ne sont importants que dans le secteur manufacturier.
Plus surprenantes sont les conclusions opposées de l’étude de Cedefop (2011) [25] et des travaux de Goos et al. (2010)[26] . Pour le Cedefop, la polarisation de l’emploi observée en Europe sur la période 1998-2008 serait principalement imputable aux facteurs sociaux-démographiques et institutionnels comme le vieillissement de la population, les institutions du marché du travail et les politiques de l’emploi, ou encore l’immigration. Le rôle de la technologie serait moindre et plus incertain. Plus exactement, le changement technologique jouerait un rôle important dans la hausse du nombre et de la part des professions les plus qualifiées mais pas dans celle des professions élémentaires. Pour Goos et al., dont le terrain d’observation englobe l’Europe sur la période 1993-2006, c’est, au contraire, l’effet de la technologie (l’hypothèse ALM) qui prédomine. L’impact des délocalisations est estimé moindre et les institutions du marché du travail (au travers des différences et des évolutions des mécanismes de fixation des salaires) ne joueraient guère. En outre, les évolutions de la demande (dues aux changements des prix relatifs des produits, eux-mêmes entraînés par les effets de la technologie et de la mondialisation) contribueraient à atténuer la polarisation[27].
Et demain ?
La révolution numérique en cours et les différentes nouvelles potentialités d’automatisation, robotisation et numérisation qu’elle recouvre suscitent de nombreuses interrogations et de grandes inquiétudes sur l’avenir du travail et la possibilité d’un « futur sans emploi ». En conclusion, nous abordons cette vaste question sous l’angle plus restreint des effets envisageables sur la polarisation, sa possible accentuation ou, au contraire, atténuation.
Le risque d’accentuation de la polarisation de l’emploi vient de la probable destruction accélérée des emplois routiniers, destruction qui pourrait s’étendre à d’autres emplois jusqu’ici préservés mais désormais menacés, par les développements de l’intelligence artificielle (IA) notamment. Certaines professions qualifiées (intellectuelles et scientifiques), au moins certaines de leurs tâches, ne sont, en particulier, plus à l’abri d’être supplantées par l’IA à même d’effectuer des tâches complexes. En forçant le trait, on pourrait dire que le progrès technique est moins biaisé en faveur du travail qualifié ou qu’il l’est différemment car d’autres qualifications sont sollicitées. Les premiers travaux qui ont cherché à estimer l’impact à venir de l’automatisation sur l’emploi, ceux de Frey et Osborne (2013)[28], ont retenu l’attention par leurs résultats alarmistes : 47% des emplois aux Etats-Unis et 35% au Royaume-Uni présenteraient, en effet, un risque élevé d’automatisation, et donc de disparition, à l’horizon des dix ou vingt prochaines années. En suivant la même approche, le cabinet Roland Berger estime ce pourcentage à 42% pour la France[29]. Mais ces travaux raisonnent au niveau de l’emploi et le considèrent comme un tout, entièrement automatisable, ce qui constitue une exagération : chaque emploi/métier est multitâches et certaines sont automatisables, d’autres non.
En mesurant le risque d’automatisation de chaque emploi selon le type de tâches qui le composent, les travaux qui ont suivi aboutissent à des projections bien moins défavorables. Arntz et al. (2016)[30] estiment ainsi que 9% des emplois aux Etats-Unis, et la proportion est similaire pour la France, présentent un risque élevé (supérieur à 70%) d’automatisation. Le Ru (2016) montre également que les emplois les plus facilement automatisables (ceux dont le rythme de travail n’est pas imposé par une demande extérieure exigeant une réponse immédiate et qui consistent à appliquer strictement des consignes) sont moins nombreux qu’il n’y paraît[31]. D’après ses calculs, environ 15% des salariés français occuperaient de tels emplois, une proportion qui serait même légèrement en baisse (-4 points par rapport à 1998) à la faveur de l’évolution des métiers et de leur recentrage sur les tâches les plus difficilement automatisables. De plus, comme le met en avant l’auteur, ce n’est pas parce qu’un emploi peut techniquement être remplacé par une machine qu’il le sera forcément : d’autres facteurs jouent, comme le mode d’organisation du travail, l’acceptabilité sociale, le positionnement en gamme et la rentabilité économique. La faible robotisation de la France comparativement à l’Allemagne en est une bonne illustration.