L’intelligence artificielle (IA) constitue un bouleversement technologique majeur aux implications économiques profondes. Cette revue de la littérature économique est à la fois un exercice pratique —elle a été rédigée à l’aide d’outils d’intelligence artificielle générative — et un exercice analytique puisqu’elle fait le point sur les effets de cette technologie selon deux axes complémentaires : la productivité et la croissance, l’emploi et les dynamiques du marché du travail.
Premièrement, l’IA apparaît comme un vecteur potentiel de gains significatifs de productivité, notamment dans les secteurs intensifs en données et en automatisation cognitive. Si certains modèles macroéconomiques anticipent une accélération notable de la croissance mondiale à moyen terme, ces projections dépendent toutefois fortement de la vitesse de diffusion, des investissements complémentaires et de la capacité d’absorption des économies. Les bénéfices apparaissent concentrés dans les pays avancés et les secteurs tertiaires, accentuant les écarts entre régions et entre niveaux de développement technologique.
Deuxièmement, l’impact de l’IA sur l’emploi ne se traduirait pas par une destruction massive, mais par une reconfiguration profonde des tâches et des compétences. L’IA aide à automatiser partiellement les fonctions routinières tout en générant de nouvelles complémentarités homme-machine. Les effets sur l’emploi varient selon le niveau de qualification, le genre, l’âge et le secteur, exacerbant certains risques d’inégalités. Si les gains de productivité sont redistribués équitablement et s’accompagnent de politiques de formation actives, l’IA pourrait devenir un levier d’amélioration des conditions de travail et de création nette d’emplois.
Enfin, plusieurs contraintes freinent la pleine réalisation du potentiel de l’IA : coûts d’adoption élevés, concentration technologique, rendements encore incertains. Ces limites soulignent la nécessité d’une stratégie globale, combinant régulation, gouvernance et innovation inclusive.
Productivité : de gains du point de vue macroéconomique L’intelligence artificielle (IA) est une technologie à usage général susceptible de transformer durablement les fondements de l’économie. Elle permet d’automatiser non seulement des tâches routinières mais aussi des fonctions cognitives complexes, tout en améliorant la capacité à générer, analyser et exploiter de grandes quantités de données. Son impact potentiel sur la productivité globale et la croissance économique à long terme fait l’objet d’une attention croissante dans la littérature économique, avec des perspectives contrastées selon les hypothèses retenues.
Modélisation macroéconomique de l’impact de l’IA : entre potentiel et prudence De nombreux travaux récents modélisent l’IA comme un choc technologique positif affectant la productivité globale des facteurs (PGF) (tableau 1 et graphique 1).
Les simulations du FMI réalisées par Cerutti et al. (2025) illustrent deux trajectoires contrastées : un scénario d’adoption et de diffusion rapide et un autre plus lent. Dans le premier scénario, la PGF mondiale progresserait de 2,4% en dix ans, entraînant une hausse du PIB global de 4 % par rapport à la trajectoire sans IA. Dans le second, la progression de la PGF et celle du PIB seraient limitées à l’horizon de 10 ans à seulement, respectivement, 1,8% et environ 1,3%, en raison d’une adoption partielle.
Toutefois, les effets bénéfiques de l’IA ne se matérialisent qu’à condition de réaliser d’importants investissements complémentaires, en capital physique comme en capital humain. Simons et al. (2024) insistent sur le fait que les gains de productivité ne sont pas automatiques mais dépendent de la réorganisation des processus de production, de l’adaptation des compétences, et du renouvellement du capital. En ce sens, l’IA s’inscrit dans la logique d’une “courbe en J” de la productivité, avec un temps de latence initial avant que les bénéfices agrégés apparaissent.
Gains de productivité annuels à horizon 10 ans dus à l’IA selon la littérature (points de pourcentage)
Acemoglu et al. (2024) adoptent une position plus prudente. En modélisant l’IA à travers un cadre basé sur les tâches aux États-Unis, ils estiment que la contribution de l’IA aux gains de PGF pourrait ne pas dépasser 0,7 point de pourcentage sur dix ans, même dans l’hypothèse d’une automatisation complète des tâches identifiées comme exposées[1] . L’impact sur le PIB, bien que légèrement supérieur en raison des effets induits (investissement, consommation), resterait modeste à 1,1%. Ces estimations suggèrent que l’IA pourrait ne produire qu’un effet positif incrémental sur la croissance annuelle, à moins d’un changement structurel profond, à l’image des précédentes vagues technologiques qui ont créé de nouveaux types d’activités.
Un tel changement structurel, en plus de concrétiser la capacité des entreprises à adopter ces nouvelles technologies, repose aussi sur la qualité des choix de politiques publiques en matière de régulation pour :
1/ Orienter l’innovation vers des tâches à forte valeur sociale et économique (santé, énergie, éducation),
2/ Lutter contre la désinformation, la manipulation publicitaire et la protection des données.
Cadre conceptuel des résultats des études d’impact de l’IA sur les gains de productivité Hétérogénéité sectorielle et géographique des gains L’un des enseignements majeurs de la littérature réside dans la forte hétérogénéité des effets de l’IA selon les secteurs et les régions. Les gains de productivité sont concentrés dans les activités à forte intensité de données et d’automatisation cognitive[2] . Cerutti et al. (2025) montrent que les secteurs comme la finance, les services professionnels ou la santé sont plus exposés à l’IA. À l’inverse, les secteurs reposant sur des processus physiques complexes ou sur des interactions humaines peu formalisables – comme les soins à la personne ou l’agriculture traditionnelle – tirent des gains de productivité moindres à court terme.
Géographiquement, les écarts sont tout aussi marqués. Les économies avancées captent une part disproportionnée des gains en raison de leur capital technologique, de leur tissu productif adapté et de leurs capacités d’investissement. Dans le scénario optimiste à dix ans de Cerutti et al. (2025), le PIB augmenterait de 5,4 % aux États-Unis, 4,4% en Europe, contre seulement 3% en moyenne dans les économies émergentes et 2,2 % dans les pays à faible revenu.
Impact des gains de productivité liés à l’IA sur le PIB à horizon 10 ans selon le FMI (Cerutti et al. 2025)
Ces différences résident dans des facteurs structurels et institutionnels propres à chaque pays que le FMI décompose en trois catégories :
- L’exposition à l’IA : la part des emplois et celle des secteurs susceptibles d’être transformés par l’IA.
- La préparation à l’IA : « évalue les infrastructures numériques des pays, le capital humain et les politiques du marché du travail, l’innovation et l’intégration économique ainsi que la règlementation et l’éthique »[3] (FMI).
- L’accès à l’IA : prend en compte l’accès au matériel nécessaire au déploiement et au fonctionnement de l’IA (semi-conducteurs, centres de données, partenariats etc.).
Même en Europe, des écarts persistants sont projetés. Misch et al. (2025) estiment un gain de productivité moyen de 0,8%, mais ce chiffre masque des disparités notables : jusqu’à 1% au Luxembourg, mais à peine 0,5% en Roumanie. Ces écarts s’expliquent notamment par le poids relatif des secteurs tertiaires, le niveau des salaires (rendant l’automatisation économiquement plus attractive) et la maturité digitale des entreprises.
Effets différenciés selon les profils L’IA est souvent qualifiée de « technologie qui favorise les compétences » (skill-biased ). Elle tend à accroître la productivité des travailleurs qualifiés, à renforcer la demande des entreprises pour ces profils et à accroître leur rémunération (Besson et al., 2024 ; Filippucci et al., 2024). Cependant, certaines études empiriques révèlent que les outils d’IA peuvent aussi bénéficier de manière disproportionnée aux travailleurs moins expérimentés.
Par exemple, dans une étude menée auprès de développeurs informatiques, un assistant de codage IA peut améliorer la productivité des travailleurs de 26% mais avec un taux d’adoption et de gains de productivité plus élevé chez les juniors (Cui et al., 2025). Des résultats similaires sont observés dans le conseil ou la rédaction en marketing.
Ce phénomène suggère que l’IA pourrait réduire la dispersion des performances individuelles en élevant le “plancher” de productivité dans certaines professions. Toutefois, cet effet positif dépend de la capacité des travailleurs moins qualifiés à s’approprier les outils numériques. En l’absence de formation ciblée, le risque de substitution demeure élevé.
Dynamique macroéconomique et scénarios d’investissement L’impact de l’IA sur la croissance ne résulte pas uniquement d’un choc de productivité, mais aussi des dynamiques d’investissement et de demande induites. Aldasoro et al. (2024) examinent deux scénarios :
- Dans le premier, les agents n’anticipent pas de gains futurs de l’IA sur la productivité, ce qui induit une hausse massive de l’investissement pour adapter les outils de production avant de se stabiliser à 35% au-dessus du niveau de référence. Le PIB augmenterait alors de 30% en dix ans. Dans ce cas, l’inflation serait modérée à court terme. Le choc positif sur l’offre augmenterait les capacités productives de l’économie et contribuerait ainsi à tempérer l’inflation malgré le surcroît de croissance.
- Dans le second scénario, les ménages anticipent les gains générés par l’IA sur la productivité et leurs salaires et se mettent à consommer plus. Ce second scénario se caractérise par un choc de demande positif : la croissance augmente mais dans une ampleur moindre que dans le premier scénario car le choc de demande est plus inflationniste.
Ces simulations soulignent l’importance des anticipations, de la communication des autorités et de la réactivité des politiques économiques. Toutefois, à long terme, les variables estimées convergent vers la même trajectoire quel que soit le scénario.
Un autre effet macroéconomique contre-intuitif est identifié par Cerutti et al. (2025) : alors qu’on s’attendrait à une appréciation des taux de change portée par le dynamisme de la croissance et des entrées de capitaux, l’IA pourrait plutôt provoquer un affaiblissement des devises des économies avancées. En augmentant la productivité dans les services non échangeables (santé, éducation), elle ferait baisser le niveau des prix domestiques relativement aux prix étrangers, entraînant une dépréciation réelle du dollar et des monnaies des économies avancées.
Cet effet « Balassa-Samuelson[4] inversé » favoriserait ainsi la compétitivité extérieure des pays technologiquement en avance.
Innovation, recherche et rendements dynamiques Au-delà de ses effets sur la production actuelle, l’IA transforme la manière d’innover. McKinsey (2025) estime que l’IA pourrait doubler la vitesse de R&D dans des secteurs comme la pharmacie, les matériaux ou l’énergie.
En automatisant la génération d’hypothèses, la veille scientifique, la simulation d’expériences ou l’analyse de brevets, l’IA réduit les coûts et le temps de développement de nouvelles technologies.
L’impact macroéconomique à long terme pourrait donc dépasser les simples gains de productivité des processus existants. L’IA devient elle-même un facteur de progrès technologique, capable de relancer la croissance endogène en améliorant l’efficacité de la recherche. Elle pourrait ainsi contrebalancer la baisse du rendement de la R&D observée depuis plusieurs décennies (phénomène de la loi d’Eroom[5] ).
De plus, l’IA présente des rendements croissants par nature : plus elle est utilisée, plus elle s’améliore. Simons et al. (2024) montrent que la puissance de calcul dédiée aux modèles d’IA double désormais tous les six mois, bien plus rapidement que les transistors durant la période couverte par la loi de Moore. Cette dynamique exponentielle pourrait alimenter une accélération durable de la productivité, à condition que les investissements dans les données, les infrastructures et les compétences suivent le rythme.
La diffusion face aux coûts de développement et d’adoption élevés Les coûts fixes, tels que le développement de modèles et l’acquisition de serveurs processeurs graphiques pour l’entraînement, sont importants et constituent une barrière à l’entrée, surtout pour les petites et moyennes entreprises. Le coût de la collecte, de la structuration et de l’annotation des données, la rareté des compétences spécialisées, ou encore la dépendance à des prestataires extérieurs limitent leur capacité à adopter ces technologies (Cerutti et al., 2025 ; Filippucci et al., 2024). Les coûts variables, liés à l’exécution, au stockage et à l’énergie pour chaque utilisation du modèle influencent l’extension aux nouveaux utilisateurs. Une fois les coûts fixes amortis, la diffusion peut accélérer si les coûts variables sont maîtrisés, permettant à l’IA de se déployer à grande échelle.
Au-delà de ces coûts matériels élevés, il faut également former les équipes, adapter les procédures internes et transformer les modèles organisationnels (Acemoglu et al., 2024). Par ailleurs, l’IA donne de meilleurs résultats lorsqu’elle est combinée à d’autres technologies : capteurs IoT[6] , robotique, cloud computing [7] ou systèmes ERP ou PGI intelligents[8] . Cette logique de complémentarité technologique impose une transformation en profondeur de l’outil productif, qui prend du temps et n’est pas à la portée de tous les acteurs économiques (Aghion et al., 2019, cités dans Filippucci et al., 2024).
Concentration du pouvoir technologique L’IA actuelle repose sur un écosystème très concentré, dominé par un petit nombre de grandes entreprises disposant des données, des talents, des ressources financières et des capacités de calcul nécessaires pour entraîner des modèles à grande échelle (Filippucci et al., 2024).
Google, Microsoft, Amazon, OpenAI, Meta ou encore Tencent monopolisent l’accès aux modèles fondamentaux (foundation models ) et imposent leur rythme d’innovation. En effet, ces entreprises peuvent utiliser leur pouvoir de marché pour ériger des barrières à l’entrée, rendant difficile l’accès aux nouveaux acteurs — ce qui, en limitant in fine la concurrence, peut peser sur l’innovation et freiner l’adoption de l’IA. Cette concentration limite la diffusion des bénéfices, accroît les asymétries entre pays et crée une dépendance stratégique aux infrastructures numériques détenues par des acteurs privés (Filippucci et al., 2024).
L’écosystème européen, par exemple, reste très en retard sur les États-Unis et la Chine en matière d’investissement dans l’IA, de nombre de chercheurs, de publications scientifiques et de puissance de calcul (Cerutti et al., 2025). Cette dépendance technologique pose des questions de souveraineté et de résilience. Elle pourrait limiter le potentiel de développement et la diffusion de l’IA au sein de l’économie et les impacts macroéconomiques positifs sous-jacents.
Emploi : des bénéfices attendus sous réserve d’accompagner la main d’œuvre L’essor de l’IA suscite des interrogations profondes sur l’avenir de l’emploi. Contrairement aux précédentes vagues d’automatisation centrées sur les tâches manuelles, l’IA impacte également les fonctions cognitives, redéfinissant la frontière entre substitution et complémentarité entre l’homme et la machine.
Évolution de l’emploi : substitution, complémentarité et bilan net Inversement à l’idée répandue selon laquelle l’IA supprimerait massivement des postes, la littérature souligne que les technologies actuelles automatisent rarement un métier dans son ensemble. Ce sont avant tout des tâches spécifiques, souvent routinières, structurées et prévisibles, qui sont automatisables. Gmyrek et al. (2025) évaluent à seulement 3,3% la part des emplois exposés à une automatisation complète. Ce chiffre s’élève à 7% pour Chui et al. (2023). Cela signifie que l’IA transforme davantage les métiers qu’elle ne les élimine.
Cette transformation implique un redéploiement des activités vers les tâches non automatisables, notamment celles qui mobilisent la créativité, le jugement ou l’interaction humaine. Toutefois, cette reconfiguration ne va pas sans frictions : pour les professions fortement routinières, les travailleurs doivent être accompagnés dans l’acquisition de nouvelles compétences, alors que tout le monde n’est pas forcément capable ou désireux d’opérer de tels changements. Le cabinet McKinsey estimait en 2024 que 12 millions de reconversions professionnelles étaient nécessaires à la fois aux États-Unis et en Europe.
Mais l’IA ne se limite pas à la substitution : elle augmente aussi les capacités humaines. Dans de nombreuses fonctions, elle sert d’outil d’aide à la décision, de génération de contenu ou de recommandation personnalisée. Ce rôle d’assistance s’étend au journalisme, au design, à l’éducation ou encore à la programmation. De nouveaux métiers apparaissent dans ce contexte : prompt engineer [9] , data curator [10] , concepteur d’avatars, analyste en éthique algorithmique[11] . Ces postes illustrent l’émergence d’une économie de l’interface humain-algorithme, où les compétences interdisciplinaires deviennent centrales.
Acemoglu et al. (2024) insistent ainsi sur l’importance de privilégier une IA « d’augmentation » plutôt que de substitution. Dans l’éducation, une IA peut fournir un diagnostic en temps réel des difficultés des élèves, et permettre à l’enseignant d’adapter son accompagnement ou de créer des supports pédagogiques. Dans le domaine médical, elle peut assister l’examen clinique tout en laissant à l’humain la décision finale. Ces exemples montrent que l’IA transforme les missions plutôt qu’elle ne les remplace. Cependant, pour que ces complémentarités portent leurs fruits, encore faut-il que les travailleurs soient formés à interagir efficacement avec ces outils. La diffusion technique ne suffit pas : la formation continue et l’accessibilité technologique sont des conditions nécessaires.
Une étude récente du MIT[12] montre d’ailleurs que 95 % des outils d’IA générative déployés en entreprise n’ont pas permis de générer de profits ou de réduire les coûts. La raison principale n’est pas un manque de performance, mais l’existence d’un « learning gap » : ces systèmes peinent à s’adapter aux processus de travail, et les organisations elles-mêmes manquent d’expérience pour les intégrer efficacement. Par ailleurs, la plupart des entreprises utilisent l’IA dans la vente et le marketing, alors que le potentiel de retour sur investissement est plus élevé dans l’automatisation des tâches de back office .
Enfin, au-delà des dynamiques de substitution et de complémentarité, la question se pose du bilan net sur l’emploi. Historiquement, les révolutions technologiques ont d’abord détruit certains emplois avant d’en créer de nouveaux, avec un résultat globalement positif à long terme.
Avec l’IA, cette dynamique pourrait se reproduire, mais l’ampleur reste incertaine. Une étude récente de l’Université de Stanford met en avant des premiers effets négatifs sur l’emploi aux États-Unis pour les métiers les plus exposés à l’IA[13] . Les emplois créés, à court terme, sont liés au développement de l’IA, à son déploiement et à sa mise en œuvre (formation, conseil, maintenance, design). À moyen terme, les gains de productivité peuvent réduire les coûts, stimuler la demande et donc créer indirectement de l’emploi (effet de revenu). Entre 2019 et 2024, le nombre d’emplois dans le monde a augmenté dans toutes les industries, même pour les fonctions exposées à l’IA.
Pour certains observateurs, il est encore prématuré de mesurer avec précision l’effet de l’IA sur le marché du travail. C’est ce qu’a souligné Oliver Nash, directeur associé de l’Institute for the Future of Work. Certaines estimations évoquent néanmoins 300 millions d’emplois menacés à l’échelle mondiale (Goldman Sachs, 2023). Dans une interview, le PDG d’Anthropic (entreprise américaine à l’origine de l’IA générative Claude) estime qu’à long terme, l’ensemble des emplois pourraient être remplacés, à l’image des révolutions précédentes (imprimerie, électricité, automobile). Selon lui, la capacité de l’IA double tous les sept mois, ce qui pourrait entraîner la disparition de la moitié des emplois de premier échelon dits « cols blancs » et faire grimper le taux de chômage jusqu’à 20% dans un futur proche.
Le Forum économique mondial rapporte par ailleurs que 41% des entreprises interrogées prévoient de réduire leurs effectifs d’ici 2030 à cause de l’IA. Cependant, 77% d’entre elles déclarent vouloir investir dans l’adaptation des compétences de leurs employés entre 2025 et 2030.
Mais la phase de transition peut être douloureuse. Les travailleurs déplacés devront être requalifiés, accompagnés et réinsérés dans des secteurs porteurs. L’ampleur des pertes nettes dépend de la vitesse d’adoption de la technologie, de reconversion des travailleurs et de la flexibilité du marché du travail. Plus le marché du travail est flexible, plus il s'adapte facilement aux nouvelles technologies, ce qui réduit les pertes nettes.
À plus long terme, l’IA pourrait faire émerger des secteurs encore inconnus, comme l’avaient fait l’internet ou la mécanisation. Elle pourrait aussi améliorer la qualité de l’emploi en supprimant les tâches pénibles, en favorisant un travail plus créatif ou plus flexible et même en réduisant le temps de travail pour libérer du temps libre. Toutefois, elle pourrait également intensifier le contrôle et la surveillance des salariés (suivi de productivité, scoring algorithmique), ce qui appelle à une vigilance réglementaire (OCDE, 2023).
Différences selon la population Âge
Les travailleurs âgés sont généralement plus vulnérables à l’automatisation, en raison d’un capital numérique moindre et d’un horizon de carrière plus court. L’adaptation et la requalification sont souvent plus difficiles pour eux.
À l’inverse, les jeunes générations, souvent plus à l’aise avec les technologies, sont mieux positionnées pour tirer parti de l’IA. Toutefois, certains emplois juniors, autrefois tremplins professionnels (synthèse, relecture, comptes-rendus, codage simple), sont maintenant en partie automatisés, ce qui pourrait affecter l’apprentissage sur le terrain.
L’automatisation et l’intelligence artificielle présentent un potentiel particulièrement important pour les pays confrontés à un déclin démographique. Plus d’un quart de la population mondiale vit déjà dans un pays où la main-d’œuvre diminue et ce nombre va doubler dans les années 2050[14] . Dans ce contexte, la complémentarité entre humains et technologies doit être pleinement exploitée, tant par les entreprises que par les pouvoirs publics, afin de former les travailleurs à collaborer efficacement avec les machines et compenser ainsi les pertes d’activité et de productivité liées à la réduction du nombre d’actifs.
Par ailleurs, l’amélioration des conditions de travail et le renforcement de l’inclusivité sociale, rendus possibles par les nouvelles technologies, pourraient permettre aux seniors de prolonger leur activité professionnelle. Une étude menée par l’Institut de santé de McKinsey révèle ainsi que 19 à 25 % des personnes âgées de plus de 65 ans souhaiteraient travailler mais en sont empêchées, faute d’opportunités adaptées et en raison de barrières sociales persistantes. Face à la raréfaction des jeunes travailleurs, certaines entreprises misent désormais sur ce réservoir de main-d’œuvre en menant des campagnes de recrutement ciblées à destination des seniors.
Genre
Les femmes sont surreprésentées dans les fonctions administratives, de service au client ou de support, souvent composées de tâches automatisables. Gmyrek et al. (2025) montrent qu’environ 9,6% de l’emploi féminin dans les pays à revenu élevé est situé dans des professions à haut risque d’automatisation, contre 3,5% pour les hommes. Par ailleurs, les métiers technologiques les plus porteurs restent largement masculins. Il y a donc un double défi : éviter une destruction d’emplois ciblée sur les femmes et favoriser leur accès aux métiers techniques de demain.
Effets sectoriels L’impact de l’IA sur l’emploi varie considérablement d’un secteur à l’autre et dépend également des barrières règlementaires qui peuvent ralentir son adoption :
- Secteurs à haute intensité cognitive : banque, finance, informatique, conseil, médias. Fortement exposés, ces secteurs voient émerger une automatisation de la prise de décision, de la production de contenu, ou de l’analyse de données.
- Industrie manufacturière : l’IA combinée à la robotique permet une maintenance prédictive, une optimisation logistique et un contrôle qualité plus fin, sans forcément remplacer la main-d’œuvre physique (Simons et al., 2024).
- Services publics : santé, éducation, administration. L’IA y joue un rôle d’assistance (tutorat intelligent, aide au diagnostic) sans se substituer complètement au travail humain.
- Transport/logistique : optimisation des itinéraires, pilotage automatisé, gestion d’entrepôt.
Certains secteurs, comme l’agriculture, l’hôtellerie-restauration ou les services à la personne, restent partiellement protégés par la nature des tâches (manuelles, sociales, non codifiables), mais pourraient bénéficier d’outils d’aide à la décision ou de capteurs intelligents.
Polarisation et inégalités La littérature converge vers un constat : l’IA risque d’aggraver les tendances à la polarisation du marché du travail. D’une part, les travailleurs très qualifiés et capables d’exploiter les outils IA captent une part croissante de la valeur. D’autre part, les emplois peu qualifiés non automatisables (soins, nettoyage, manutention) persistent, mais souvent avec des salaires qui stagnent.
Le segment intermédiaire (employés de bureau, assistants techniques ) est le plus vulnérable. La disparition progressive de ses postes réduit la mobilité sociale ascendante. Autor et al. (2003) alertent sur la possible érosion de la « classe moyenne cognitive ».
Cette polarisation pourrait s’accompagner d’une baisse de la part du travail dans le revenu national si les gains de productivité sont captés principalement par les détenteurs du capital technologique (brevets, plateformes, infrastructures cloud ). Le pouvoir de marché croissant des grandes entreprises IA accentue ce déséquilibre (Brollo, 2024).
L’impact de l’IA sur l’emploi, les revenus et les inégalités peut générer une résistance sociale. Si les gains sont captés principalement par une minorité de travailleurs qualifiés ou par des entreprises très capitalisées, l’acceptation de la technologie sera limitée (Filippucci et al., 2024 ; World Economic Forum, 2024). La crainte d’un déclassement professionnel (BCG, 2024), d’une surveillance excessive, ou d’une perte de sens au travail peut alimenter la défiance.
Politiques publiques et formation La réponse des pouvoirs publics est déterminante. Trois principaux leviers ont été identifiés :
- Formation initiale et continue : les systèmes éducatifs doivent intégrer la littératie numérique, l’usage de l’IA et les compétences transversales. La formation tout au long de la vie est cruciale pour permettre la reconversion.
- Politiques d’emploi : accompagnement à la mobilité professionnelle, aide à la requalification, soutien à la reconversion. L’IA peut aussi devenir un outil de formation personnalisée via l’apprentissage adaptatif[15] (OCDE, 2023).
- Répartition des gains : si l’IA accroît les inégalités, une redistribution partielle, via la fiscalité, l’actionnariat salarié ou un revenu minimum, pourrait maintenir la cohésion sociale.
Les syndicats et partenaires sociaux doivent aussi être associés à la négociation des usages de l’IA dans les entreprises pour garantir un déploiement équitable et transparent.
Conclusion : Enjeux et défis Si l’intelligence artificielle est porteuse d’espoirs en matière de productivité, d’innovation et de gains économiques, elle soulève également des interrogations profondes sur ses limites et les conditions de son efficacité réelle. Par ailleurs, le coût environnemental de l'IA croît et pourrait compromettre l’atteinte des objectifs climatiques fixés par les pays, même si elle propose aussi des solutions technologiques aidant à la transition écologique.
Sur le plan macroéconomique, les principales limites de l'IA se concentrent sur la fiabilité de l'information et ses conséquences négatives possibles sur la confiance des acteurs économiques et la stabilité des marchés financiers. Cette érosion de la confiance peut affecter aussi la stabilité institutionnelle, un déterminant clé de l'investissement. Ces enjeux montrent la nécessité de renforcer la gouvernance de l’IA et de trouver un juste équilibre entre protéger les droits fondamentaux de chacun et encourager l’innovation.