La croissance des économies émergentes reste solide depuis le début de l’année, grâce notamment au dynamisme des exportations et à l’assouplissement des conditions financières. Jusqu’à l’été, les achats anticipés dans la perspective des hausses tarifaires aux États-Unis ont stimulé les échanges. De plus, les flux commerciaux se sont réorganisés. En 2026, les politiques budgétaires et monétaires continueront de soutenir la croissance mais seront plus contraintes. L’assouplissement monétaire sera moins marqué qu’en 2025, ne serait-ce qu’en raison du rythme de désinflation inégal selon les pays. Les marges de manœuvre budgétaires seront, quant à elle, contraintes par la nécessité de freiner la croissance des ratios d’endettement public. D’une part, l’écart – jusqu’ici généralement négatif – entre le taux d’intérêt effectif et la croissance va se rapprocher de zéro, voire s’inverser. D’autre part, pour de nombreux pays, les déficits budgétaires primaires resteront élevés même s’ils se réduisaient à moyen terme. En Chine, en Pologne et en Arabie saoudite, dont le ratio de dette sur PIB devrait augmenter le plus à l’horizon 2030, plusieurs raisons spécifiques, mais non problématiques, expliquent les déficits primaires élevés. Pour l’Afrique du Sud, le Brésil, la Colombie et le Mexique, la situation est plus problématique. Enfin, les pays pour lesquels le ratio de dette publique baisse le plus (Argentine, Égypte, Ukraine) sont ceux qui bénéficient d’un accord de soutien du FMI.
Bonne performance des économies émergentes en 2025, portée par le dynamisme des exportations et l’assouplissement des conditions financières La croissance des économies émergentes reste solide depuis le début de l’année. La progression du PIB agrégé de notre échantillon de 28 principaux pays émergents[1] a été légèrement supérieure à 1% en rythme trimestriel aux T1 et T2 2025. Pour le troisième trimestre, les données du PIB disponibles confirment la bonne résistance des pays d’Asie.
Selon nos prévisions, sur l’ensemble de l’année 2025, la croissance moyenne du PIB réel des pays émergents devrait s’établir à 4,1%, soit à peine en dessous de sa moyenne 2024 (+4,2%). Nous l’avons révisée à la hausse (+4 pp) par rapport à la prévision faite au lendemain du « jour de la libération » (2 avril) du président Trump et de la première vague de hausses des droits de douane américains. De fait, les exportations des pays émergents ont été beaucoup moins affectées qu’attendu par le choc tarifaire. Le commerce mondial a résisté et devrait même connaître un rebond sur l’ensemble de l’année. Dans ses Perspectives économiques mondiales d’octobre, le FMI prévoit une hausse de 3,7% du volume total des exportations de biens en 2025, après +3% en 2024.
Jusqu’à l’été, les échanges ont été stimulés par les achats anticipés liés à la perspective des hausses tarifaires aux États-Unis. Surtout, les flux commerciaux se sont réorganisés au cours de l’année [2] .
En premier lieu, les exportations de la Chine se sont redéployées, d’une part, afin de contourner les droits de douane américains grâce au réacheminement des flux de marchandises via des pays tiers et, d’autre part, afin de diversifier les débouchés pour compenser les pertes de parts de marché aux États-Unis[3] . Le total des exportations chinoises a ainsi augmenté de 6% en g.a. en dollars courants sur les neuf premiers mois de 2025, en dépit du choc tarifaire.
Pour les pays d’Europe centrale, les exportations ont mieux résisté que prévu à la hausse des tarifs américains et à la crise frappant le secteur automobile, grâce à la poursuite de l’intégration des chaînes de valeur européennes et au dynamisme des échanges intrarégionaux. La République tchèque, la Slovaquie et la Roumanie, qui sont fortement exposées au secteur automobile, en ont particulièrement bénéficié et ont enregistré une solide progression de leurs exportations totales de voitures et de pièces détachées depuis le début de l’année[4] .
Enfin, les exportations ont été soutenues par la très forte demande mondiale de produits électroniques liée au boom des investissements dans l’intelligence artificielle – d’autant plus que les semiconducteurs sont jusqu’à présent exemptés de droits de douane aux États-Unis. Les secteurs manufacturiers des pays d’Asie, en particulier la Chine, la Corée du Sud, Taiwan et le Vietnam, ont largement profité de cette dynamique (Graphique 1) .
PAYS ÉMERGENTS : INDICES D’EXPORTATIONS EN VOLUME (MM3, Q4 2019=100)
L’évolution des balances de paiements et des conditions financières est restée plutôt favorable en 2025. Même hors Chine, le solde courant de notre échantillon de 15 principaux pays émergents[5] est resté excédentaire jusqu’au T2 2025. Selon l’IFI (Institut de Finance Internationale), les investissements de portefeuille des non-résidents ont été très faibles au premier semestre, mais après un deuxième semestre 2024 particulièrement fort, et ils ont fortement rebondi au cours de l’été. La plupart des devises se sont appréciées contre le dollar depuis le 2 avril, corrigeant tout ou partiellement le mouvement de dépréciation qui avait suivi l’élection de D. Trump. Les CDS spreads ont connu le même mouvement de tension puis de détente. Enfin, pour la plupart des pays, les rendements des obligations souveraines en monnaie locale ont continué de se réduire depuis début avril, aidés par l’assouplissement des politiques monétaires[6] .
Dans les prochains mois, la croissance du commerce international devrait s’essouffler ; les effets des relèvements des droits de douane américains devraient être davantage visibles, tandis que les tensions commerciales et le risque de nouvelles mesures protectionnistes persisteront. La progression du volume total des exportations de biens devrait se modérer à +2% en 2026, avant de réaccélérer en 2027-2028, selon les prévisions du FMI. Les autorités des pays émergents seront tentées de continuer d’assouplir les politiques monétaire et budgétaire pour stimuler la demande intérieure et compenser les effets d’une contribution moindre du commerce extérieur à la croissance du PIB.
Un soutien monétaire et budgétaire à la demande intérieure continu, mais plus contraint La croissance solide des économies émergentes en 2025 s’explique aussi, dans de nombreux cas, par la vigueur de la demande intérieure (à l’exception notable de la Chine) et l’assouplissement des politiques économiques.
Sur le plan monétaire, une grande majorité de banques centrales ont abaissé leurs taux directeurs progressivement depuis début 2025. L’inflation a ralenti, aidée par la faible hausse des prix des denrées alimentaires (en particulier en Asie), la baisse des cours mondiaux de l’énergie, l’appréciation de la plupart des monnaies émergentes contre le dollar US, ainsi que par la modération récente de la progression des salaires nominaux. Une exception majeure est le Brésil où l’inflation reste élevée ; sa Banque centrale a fortement augmenté son taux directeur au premier semestre et l’a maintenu inchangé depuis l’été. La désinflation a permis aux ménages de gagner du pouvoir d’achat et l’assouplissement monétaire a alimenté une accélération du crédit intérieur, en particulier en Europe centrale et en Amérique latine[7] . En Chine, la croissance des prêts bancaires a continué de ralentir, reflet d’un niveau de confiance obstinément faible des ménages, des entreprises et des créanciers.
À court terme, le cycle d’assouplissement monétaire va se poursuivre et il devrait même s’étendre à un plus grand nombre de pays. Le Brésil et la Hongrie, notamment, devraient entamer un cycle d’assouplissement en 2026. Cependant, l’ampleur moyenne des assouplissements monétaires serait moindre qu’en 2025.
D’une part, le rythme de désinflation restera inégal – plus lent dans certains pays d’Europe centrale et d’Amérique latine. D’autre part, si les risques liés aux conditions financières internationales sont limités à court terme, les flux de capitaux pourraient devenir plus volatils et les épisodes de pression à la baisse sur les monnaies émergentes se multiplier – par exemple en Inde, en Indonésie, ou dans certains pays d’Amérique latine exposés à une incertitude accrue du fait d’échéances électorales en 2026 (par exemple en Colombie, au Pérou et au Brésil).
Sur le plan budgétaire, les situations des pays émergents sont plus hétérogènes. Dans la très grande majorité des cas, le déficit budgétaire et la dette publique sont nettement plus élevés aujourd’hui qu'avant la crise du Covid, et les marges de manœuvre budgétaires sont contraintes par la nécessité de ralentir le rythme de hausse des ratios d’endettement public (cf. infra).
Les gouvernements adoptent des stratégies très diverses pour concilier soutien à la demande intérieure et ajustement des finances publiques. Au Mexique, en Argentine, en Égypte et en Roumanie, les gouvernements ne disposent pas de marges de manœuvre en raison des déficits élevés, de l’augmentation rapide de leur dette, d’une part importante de dépenses incompressibles dans le budget, et/ou d’une charge d’intérêts sur la dette déjà excessive. La rigueur budgétaire pèse sur la croissance (seule l’Égypte a enregistré une progression de son PIB réel supérieure à 1% t/t au S1 2025). Le gouvernement de la Colombie n’a pas non plus de marge de manœuvre, mais il a suspendu la règle de discipline budgétaire pour trois ans afin de retarder les mesures d’ajustement, augmenter ses dépenses et laisser filer le déficit, qui approchera les 8% du PIB en 2025. Un changement de cap est peu probable à court terme.
Au Brésil et en Inde, les marges de manœuvre sont contraintes par les fragilités structurelles des finances publiques (métriques dégradées, rigidité des dépenses et méfiance des créanciers privés). Pourtant, le gouvernement indien donne la priorité au soutien à la croissance et vient d’abaisser les taux de TVA. Le gouvernement brésilien devrait rester prudent dans ses mesures d’assouplissement, mais il pourrait utiliser d’autres leviers extra-budgétaires pour stimuler la demande intérieure (par exemple, avec des crédits octroyés par les banques publiques et les investissements des entreprises publiques).
Il s’agit de stratégies risquées pour la Colombie, le Brésil ou l’Inde : si les mesures de soutien budgétaire dégradent les anticipations d’inflation et le sentiment des investisseurs, l’effet favorable sur la croissance pourrait être réduit par des pressions baissières sur les monnaies, ce qui contraindrait la politique monétaire (moindre baisse des taux directeurs en Inde, report du cycle d’assouplissement au Brésil). Ce risque est déjà avéré en Colombie : les anticipations d’inflation y ont augmenté et la Banque centrale n’a pas bougé son taux directeur depuis mai dernier.
En Europe centrale, la marge de manœuvre budgétaire est généralement limitée, la majorité des pays faisant l’objet d’une procédure pour déficit excessif par l’Union européenne. En Pologne, toutefois, la consolidation des comptes publics est lente, freinée par la nécessité de compenser les effets d’un environnement externe difficile et les pressions politiques internes. À court terme, l’orientation de la politique budgétaire demeurera plutôt accommodante.
En Chine, les finances publiques se sont dégradées au cours des dernières années, notamment à cause de la forte hausse de la dette des collectivités locales et de leurs véhicules de financement. Mais les autorités ont pris des mesures pour alléger les contraintes de liquidité à court terme, ce qui a permis aux collectivités de maintenir une politique budgétaire modérément expansionniste et soutenir l’activité via des mesures ciblées. Cette politique, nécessaire à court terme, n’améliore pas la trajectoire de la dette publique.
Dynamiques de dette publique à moyen terme : difficile stabilisation malgré une réduction des déficits primaires Selon les prévisions du FMI, d’ici à 2030, la dette agrégée des administrations publiques des pays émergents augmenterait de près de 10 points de PIB de 73,9% à 83,8% (Graphique 2) . C’est légèrement moins que sur la période 2021-2025 (2 pp par an en moyenne contre 2,5 pp). Le FMI émet néanmoins l’hypothèse que les déficits vont se réduire, hypothèse traditionnelle dans ce genre d’exercice mais qui nous semble plutôt optimiste, notamment pour les pays d’Amérique latine et d’Europe centrale.
PAYS ÉMERGENTS : SOLDE BUDGÉTAIRE ET DETTE DES ADMINISTRATIONS PUBLIQUES Le ratio de dette augmenterait très sensiblement pour la Chine (+19,9 pp), l’Arabie saoudite (+11,5 pp), l’Afrique du Sud (+9,8 pp), le Brésil (+6,6 pp) et plusieurs pays d’Europe centrale, Pologne en tête (+17,9 pp). Les pays pour lesquels le ratio baisse le plus (Argentine, Égypte, Ukraine) bénéficient d’un plan FMI et, à ce titre, se sont engagés à réduire fortement leur déficit voire à dégager des excédents.
La dynamique des ratios de dette dépend i/ de l’évolution des soldes primaires (solde total hors charge d’intérêts), ii/ de l’écart entre le coût d’emprunt pour les États et la croissance qui détermine, avec le niveau d’endettement, la charge d’intérêts, iii/ de l’évolution du taux de change réel pour les pays significativement endettés en devises, iv/ des coûts extra-budgétaires temporaires ou permanents (déficits d’entités extra-budgétaires dont les comptes ne sont pas consolidés avec celui du gouvernement central, soutiens exceptionnels à des secteurs qui ne sont pas enregistrés dans les dépenses du gouvernement central mais qui augmentent la dette de ce dernier).
L’écart jusqu’ici négatif entre le taux d’intérêt effectif et la croissance se réduit ou s’inverse. L’écart entre le coût d’emprunt des États et la croissance est le seul trait commun à tous les pays. À l’horizon 2030, le FMI prévoit soit une moindre contribution négative de la charge d’intérêts (en % du PIB), soit une contribution de nouveau positive ou qui s’aggraverait par rapport aux cinq dernières années. Sur la période 2021-2025, l’écart entre le taux d’intérêt effectif et le taux de croissance a été négatif pour tous les pays, ce qui a permis de compenser en partie les déficits primaires (Graphique 3) .
À l’inverse, sur la période 2026-2030, l’écart deviendrait positif pour le Brésil, le Mexique, l’Afrique du Sud et la Colombie. Pour tous les autres pays, il devrait se réduire (Graphique 4) . D’une part, la croissance devrait ralentir non seulement en 2026, mais aussi à moyen terme en raison de l’abaissement de la croissance potentielle pour la grande majorité des pays. D’autre part, les rendements des obligations d’État en termes réels sont positifs dans tous les pays depuis 2024 et se sont même élargis avec la désinflation.
Par ailleurs, pour les États encore significativement endettés en devises, le taux d’intérêt réel sur un emprunt en dollar ou en euro ne sera plus aussi négatif qu’au cours des cinq dernières années. En effet, au-delà de l’effet de la désinflation, les rendements des obligations souveraines des devises de référence se sont normalisés à des niveaux bien plus élevés.