Depuis sa sortie officielle de l’Union européenne le 31 janvier 2020 – rendue possible par la ratification de l’?Accord de retrait entre l’UE et le Royaume-Uni (Accord de retrait) – le Royaume-Uni est entré dans une période de transition pendant laquelle le droit de l’UE continue de lui être appliqué. En particulier, durant cette période le pays est maintenu dans le marché unique et l’union douanière de l’UE. Il continue d’appliquer la politique européenne en matière de justice et d’affaires intérieures, reste soumis aux mécanismes d’exécution de l’UE, et doit respecter tous les accords internationaux que l’Union a signés.
Alors que l’Accord de retrait permettait une extension jusqu’à deux ans de cette période de transition par accord mutuel, le Royaume-Uni a refusé toute prolongation. La période s’achèvera donc, comme initialement prévu, à la fin de l’année 2020. À ce moment-là, le Royaume-Uni quittera, conformément à son souhait, le marché unique et l’union douanière de l’UE. Ce Brexit « dur » entraînera de nombreux changements, non seulement dans les relations commerciales entre les deux blocs, mais aussi dans les échanges entre le Royaume-Uni et le reste du monde. Ainsi, toute l’économie du Royaume-Uni devrait être affectée – à des degrés variés selon les secteurs néanmoins –, et donc à son tour la politique économique du pays.
Le marché unique et l’union douanière de l’UE
Aussi appelé « marché commun » ou « marché intérieur », le marché unique assure depuis sa création en 1993 la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux – les « quatre libertés » – au sein de l’Union européenne. Il a notamment pour but de faciliter le commerce et les affaires entre les pays membres, en supprimant les obstacles techniques, juridiques et administratifs. Par exemple, la libre circulation des marchandises est garantie par la suppression des droits de douane et des restrictions quantitatives (les quotas), le principe de la reconnaissance mutuelle, l’élimination des barrières physiques et techniques, et la promotion de la normalisation.
Les vingt-sept pays membres de l’Union européenne, ainsi que le Royaume-Uni jusqu’à la fin de la période de transition, font pleinement partie du marché commun. De surcroît, ce dernier a été partiellement étendu à trois des quatre membres actuels de l’Association européenne de libre-échange (AELE) – la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein – après la création le 1er janvier 1994 de l’Espace économique européen (EEE), un ensemble qui rassemble aujourd’hui ces trois pays ainsi que tous les États membres de l’UE. L’extension est seulement partielle, car elle exclut certaines dispositions, comme la politique agricole commune (PAC) et la politique commune de la pêche (PCP) de l’UE – ce qui implique la possibilité et, de fait, l’existence de droits de douanes sur les produits de l’agriculture échangés entre ces trois pays et l’UE. En contrepartie de leur accès au marché unique, ces trois pays doivent notamment se conformer aux quatre libertés, contribuer financièrement au budget de l’UE, et incorporer à leur propre droit une partie de la législation européenne relative au marché intérieur. De son côté, la Suisse, le quatrième membre de l’AELE, a refusé lors d’un référendum d’entrer dans l’EEE. Néanmoins, le pays bénéficie lui aussi d’un accès partiel au marché unique grâce à plus d’une centaine d’accords bilatéraux signés avec l’UE.
L’UE constitue aussi – avec Monaco – une union douanière. Cela a trois implications principales : aucun droit de douane n’est appliqué sur les biens circulant entre les pays de l’UE, les États membres appliquent un tarif douanier commun pour les biens importés de pays tiers, et les biens ayant été importés légalement peuvent circuler librement sur l’ensemble du territoire de l’Union sans autre contrôle douanier.
En parallèle, l’UE fait partie de trois autres unions douanières, avec la Turquie, Andorre, et Saint-Marin. L’union douanière avec la Turquie couvre uniquement les produits industriels et les produits agricoles transformés. Ces marchandises peuvent ainsi circuler librement entre les deux parties, c’est-à-dire sans droits de douane ou restrictions quantitatives. De plus, la Turquie applique le tarif douanier commun de l’UE. Elle doit aussi s’aligner sur l’acquis communautaire de l’UE – c’est-à-dire avec sa législation – dans plusieurs domaines, notamment pour ce qui concerne les normes industrielles. Si la Turquie a le droit de négocier et de conclure des accords de libre-échange avec des pays tiers, elle le fait en parallèle de l’UE.
L’EEE n’est pas une union douanière car il n’y a pas de coordination des tarifs douaniers en son sein. Ainsi, il est possible pour un pays de faire partie du marché unique – au moins partiellement – sans intégrer l’union douanière de l’UE. C’est le cas de la Norvège, de l’Islande et du Liechtenstein. Il est aussi possible de faire partie de l’union douanière sans être dans le marché commun. C’est, par exemple, le cas de la Turquie qui n’est ainsi pas tenue de respecter les quatre libertés dans leur ensemble.
Les effets de la sortie de ces deux ensembles
Même si les Britanniques ont choisi le Brexit en 2016, le Royaume-Uni aurait pu quitter l’Union européenne en conservant un accès au marché unique, par exemple en intégrant l’AELE afin de rester dans l’EEE. Après tout, l’AELE a vu le jour à l’initiative du Royaume-Uni, qui n’en est sorti en 1973 que pour intégrer l’UE.
Cependant, la Première ministre Theresa May et son successeur Boris Johnson ont tous deux refusé de rester dans le marché unique. Dans son discours à la Lancaster House le 17 janvier 2017[1], la première a écarté cette possibilité car cela aurait impliqué de continuer à respecter les quatre libertés, de se conformer à une réglementation sans pouvoir influer sur sa mise en place, et de rester sous la juridiction de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). D’après Mme May, cela reviendrait à « ne pas quitter l’UE du tout ». À sa sortie du marché unique, le Royaume-Uni va devenir un « pays tiers » aux yeux de l’UE.
En ce qui concerne ses échanges avec l’Union, le pays va donc perdre le degré de fluidité très élevé que lui permettait son appartenance au marché unique. Il est vrai que la signature d’un accord de libre-échange tel que proposé par l’UE éviterait la mise en place de droits de douane ou de quotas pour les échanges de biens entre les deux parties. Cependant, un tel accord n’empêcherait pas l’apparition de nombreuses barrières commerciales non-tarifaires pour leurs échanges de biens et de services. Dans le cas des échanges de biens, celles-ci incluraient des procédures supplémentaires, notamment pour se conformer aux standards de l’UE, et des contrôles douaniers renforcés, entraînant des coûts et délais aux frontières additionnels pour les exportateurs britanniques. De surcroît, ces barrières pourraient se développer dans le temps du fait de la divergence progressive entre les réglementations et les standards du Royaume-Uni et de l’UE. Même si un accord de libre-échange était trouvé, les biens échangés devraient satisfaire des règles d’origine – c’est-à-dire des critères précis, définis avec l’UE, permettant de déterminer l’origine des produits – afin de pouvoir être exonérés de tarifs et de quotas.
En outre, le gouvernement britannique a refusé de continuer de faire pleinement partie de l’union douanière de l’UE. Cela s’explique par sa volonté de négocier des traités de libre-échange avec des pays tiers de manière tout à fait indépendante. D’une part, cela signifie que le pays ne bénéficiera plus des accords commerciaux de l’UE. Ainsi, le Royaume-Uni négocie actuellement avec le reste du monde pour répliquer ces accords et en trouver de nouveaux. D’autre part, cela signifie que le pays va imposer ses propres tarifs douaniers pour ses importations, le « tarif global » du Royaume-Uni (UK Global Tariff, UKGT). Il est vrai que plus de 15% des tarifs ont été réduits à zéro et que d’autres ont été diminués ou simplifiés. Cependant, le Royaume-Uni n’a pas encore répliqué tous les accords de l’UE, ce qui implique que ces nouveaux tarifs s’appliqueront sur une part plus importante de ses échanges. Jusqu’ici, le Royaume-Uni a conclu des accords avec une cinquantaine de pays représentant près de 12% du total de ses importations et exportations. À titre de comparaison, les pays avec lesquels l’UE a signé des accords commerciaux représentent environ 16% des échanges du Royaume-Uni.
Si un accord de libre-échange n’était pas trouvé avec l’UE, ces droits de douane s’appliqueraient aussi aux importations venant de l’UE. Ces dernières représentent plus de la moitié des importations du Royaume-Uni. Ces barrières tarifaires et non-tarifaires seraient sûrement répercutées sur les prix, ce qui réduirait le pouvoir d’achat des consommateurs britanniques. Dans le même temps, les exportations du Royaume-Uni seraient soumises aux tarifs de l’UE, le tarif douanier commun (TDC). D’après le principal syndicat patronal du Royaume-Uni, la Confederation of British Industry (CBI), les entreprises britanniques feraient face à des tarifs pour 90% de leurs exportations vers l’UE, ce qui mettrait certainement à mal leur compétitivité.
Estimations des effets du Brexit
Si les incertitudes sont grandes, le choc pour l’économie du Royaume-Uni suite à sa sortie effective de l’UE pourrait être considérable. D’après un sondage de l’organisation patronale Institute of Directors[2], un quart des dirigeants d’entreprise sondés en septembre disaient ne pas être sûrs que leurs entreprises soient prêtes pour la fin de la période de transition. Dans une lettre aux groupes de transport[3] datée du 22 septembre dernier, Michael Gove, numéro deux du gouvernement et responsable des préparatifs liés aux Brexit, alertait sur les risques encourus par ce secteur à la fin de la période de transition. Dans le «?pire scénario raisonnable?» (« reasonable worst case scenario ») entre 40% et 70% des camions britanniques pourraient ne pas disposer des autorisations nécessaires pour entrer dans l’UE. De plus, le manque de capacité aux frontières pourrait réduire le débit jusqu’à 60% à 80% des niveaux habituels, ce qui engendrerait des files d’attentes pouvant comprendre jusqu’à 7 000 camions au Royaume-Uni et des retards de deux jours.
Le choc devrait être d’autant plus grand dans le cas d’une sortie sans accord. Ainsi, une étude du Trésor britannique datant de 2016[4] estime que dans le cas où le Royaume-Uni resterait dans l’EEE – ce qui n’est plus d’actualité aujourd’hui – son PIB serait au bout de deux ans 3,6% inférieur à ce qu’il aurait été s’il était resté dans l’UE. Dans le cas où le Royaume-Uni sortirait du marché unique sans qu’un accord de libre-échange ne soit trouvé, il en serait 6% inférieur. En novembre 2018, la Banque d’Angleterre[5] estimait que, dans le scénario d’une sortie définie par les termes de l’Accord de retrait et de la Déclaration politique, le PIB du Royaume-Uni serait en 2023 entre 1,25% et 3,75% inférieur à ce qu’il aurait été s’il avait suivi sa tendance d’avant le référendum. Dans un scénario sans accord de sortie ni période de transition, le PIB y serait entre 7,75% et 10,5% inférieur et une chute immédiate de 3% à 8% était envisagée.
Si l’on en croit les nombreuses études visant à quantifier les effets économiques du Brexit, il y a peu de chances que ces effets négatifs soient compensés sur le long terme (cf. tableau?1). Il est vrai que les résultats de ces études sont très variés, compte tenu de leur axes (certaines se concentrent uniquement sur le commerce, d’autres intègrent les investissements directs à l’étranger, les flux migratoires, les contributions du Royaume-Uni au budget européen, etc.) et des différents scénarios envisagés (maintien du Royaume-Uni dans le marché unique, sortie avec accord de libre-échange, sortie sans accord, etc.). Néanmoins, elles s’accordent toutes sur deux points importants. Tout d’abord, elles sont unanimes sur le fait que, quelle que soit la forme qu’il prenne, le Brexit aura sur le long terme un effet négatif sur l’économie du Royaume-Uni. Le second résultat partout mis en évidence est que plus la zone d’atterrissage du Royaume-Uni est éloignée de l’UE, plus le choc pour son économie est important. Entre un accord de libre-échange et une sortie sans accord – les deux options qui restent sur la table aujourd’hui – l’ordre de grandeur quant au manque à gagner en termes de PIB dans un horizon de moyen ou long terme est du simple au double. D’après une étude de UK in a Changing Europe[6], l’impact sur l’économie britannique d’une sortie sans accord serait dans le long terme deux à trois fois plus important que celui de la crise du Covid-19.
Sur le long terme, les conséquences du Brexit sur l’investissement, la productivité, l’emploi, la croissance potentielle ou encore les flux migratoires pourraient aussi avoir des effets significatifs sur l’économie britannique. Ainsi, le Centre for Economic Performance[7] et l’OCDE[8] prévoient une chute des investissements directs étrangers (IDE) à destination du Royaume-Uni de 22% et 30%, respectivement, à un horizon de dix ans. Cela s’explique notamment par le fait que l’un des principaux attraits du Royaume-Uni est l’accès qu’il procurait jusque-là au marché unique de l’UE. Par ailleurs, les recherches effectuées par l’OCDE, dans le cadre de son dernier Economic Survey du Royaume-Uni[9], suggèrent que l’augmentation des barrières au commerce pourrait réduire la productivité de la plupart des secteurs des services britanniques de 3% à 5% dans le long terme.
Finalement, ces études suggèrent que l’effet à long terme du Brexit sur l’économie britannique dépendra de deux paramètres principaux : le choc initial causé par la fin de la période de transition et le degré d’éloignement du Royaume-Uni de l’UE dans le cadre de la relation future. Cet effet sera quoi qu’il arrive négatif, ce qui nécessitera certainement des mesures de soutien budgétaire et monétaire pour essayer de le compenser (cf. dernière partie).
Les conséquences du Brexit par secteur de l’économie
Les conséquences du Brexit seront très inégales selon les secteurs, notamment du fait de leur différent degré d’intégration dans les chaînes de valeurs internationales. Dans les encadrés 1 et 2 (pages 17 & 18), deux cas emblématiques sont étudiés, ceux de la pêche et de l’aéronautique. Ils illustrent les enjeux et la complexité du désarrimage britannique.
Plus largement, certains secteurs de l’économie britannique apparaissent plus vulnérables que d’autres, notamment du fait de l’importance relative du marché de l’UE. La part des exportations britanniques qui se dirigent vers l’UE varie ainsi de moins de 20% dans le cas des assurances à plus de 70% dans le cas des communications et de l’agriculture[10] (cf. graphique 1).
Cela étant dit, les exportations représentent une partie plus ou moins grande de l’ensemble de la production de chaque secteur. La part exportée vers l’UE dans le total de la production de chaque secteur donne alors une idée plus précise de leur dépendance au marché unique. Le graphique 2 montre que l’électronique, le secteur primaire, les véhicules à moteur et les produits chimiques sont ceux qui exportent la plus grande part de leur production vers l’UE – plus de 20% dans chacun de ces cas. À l’inverse, le secteur des communications est finalement assez peu exposé au marché unique. En effet, si 70% de ses exportations sont dirigées vers l’UE, moins de 5% de sa production totale du secteur est exportée.
Au-delà du seul critère des échanges, d’autres facteurs, comme leurs degrés d’ouverture et leurs différences structurelles, détermineront la sensibilité de chaque secteur au Brexit. Une étude de l’OCDE[11], publiée prochainement, cherche à estimer l’impact du Brexit sur les échanges du Royaume-Uni par secteur. Elle se fonde sur le modèle d’équilibre général calculable (computable general equilibrium, CGE) de l’OCDE, appelé METRO, qui prend notamment en compte les mesures non tari-faires, les échanges de services et les échanges en valeur ajoutée. Dans le scénario relativement favorable où un accord de libre-échange serait trouvé, l’étude estime que tous les secteurs verraient malgré tout leurs exportations à destination de l’UE reculer par rapport à un scénario sans sortie de l’UE, à l’exception de celui des ressources naturelles. Les deux secteurs les plus affectés, avec des manques à gagner de l’ordre de 15%, seraient, d’une part, celui des véhicules à moteur et pièces détachées et, d’autre part, celui du textile et de l’habillement (cf. graphique 3).
Dans le scénario où un accord de libre-échange ne serait pas trouvé, tous les secteurs y perdraient, avec des manques à gagner de plus de 40% dans le cas des véhicules à moteur et de la viande.
Finalement, il semble que les industries manufacturière et agroalimentaire soient les plus vulnérables à une sortie du marché unique de l’UE. Néanmoins, ce sont les effets négatifs sur le secteur des services qui devraient le plus peser sur l’économie du Royaume-Uni, du fait de la part très importante qu’il occupe dans celle-ci, soit environ 80% de la valeur ajoutée totale du Royaume-Uni.
Les répercussions sur la politique économique
Le Brexit a toujours été présenté comme une source d’économies par ses promoteurs, du fait qu’il signe l’arrêt des contributions du Royaume-Uni au budget européen. Entre 2014 et 2018, celles-ci s’élevaient à GBP 13,4 mds par an en moyenne, après application d’un rabais moyen équivalent à GBP 4,6 mds. L’UE, de son coté, a versé des fonds à hauteur de GBP 5,6 mds aux secteurs public et privé du Royaume-Uni, dans le cadre notamment de la politique agricole commune (PAC) et du fonds européen de développement régional (FEDER). Finalement, la contribution nette moyenne du Royaume-Uni s’est élevée à GBP?7,8?mds, soit environ 1% des dépenses totales du gouvernement[12]. En plus de cesser sa contribution au budget de l’UE, le Royaume-Uni va aussi, grâce à sa sortie de l’Union douanière de l’UE, se réapproprier les revenus liés aux tarifs douaniers, qui étaient jusqu’ici remis à l’UE. S’il y a donc bien économie sur le papier, le Brexit, en se concrétisant, devrait faire place à une réalité bien différente.
D’abord, l’arrêt des contributions sera contrebalancé dans les prochaines années par le règlement financier (financial settlement) dont le Royaume-Uni devra s’acquitter auprès de l’Union européenne conformément aux engagements que le pays avait pris avant le Brexit[13]. Celui-ci devrait représenter plus de GBP?30 milliards. Ensuite, s’ils avaient été conservés par l’État britannique l’an dernier, les revenus liés aux tarifs n’auraient ajouté que 0,4% à ses recettes totales. Enfin et surtout, les pertes d’activité liées au Brexit, en déprimant les recettes fiscales tout en alourdissant certaines dépenses (chômage…) pèseraient certainement sur les comptes de l’État. Le déficit, par ailleurs déjà alourdi par la crise liée à la pandémie de Covid-19, se creuserait, et avec lui la dette publique du Royaume-Uni. Bien sûr, le gouvernement pourrait chercher à contrer ce choc s’il était particulièrement brutal, mais cela prendrait la forme d’une combinaison de dépenses supplémentaires et d’allègements fiscaux. Ainsi, par rapport à un scénario sans sortie de l’UE, la hausse du déficit et de la dette du Royaume-Uni paraît inévitable après le Brexit.
Pour pallier les déficits d’activité et de recettes, il est probable que le gouvernement britannique cherche à assouplir sa réglementation afin d’attirer investisseurs et entreprises. Cependant, le Royaume-Uni fait déjà partie des pays développés où la réglementation est la plus souple, notamment en ce qui concerne la protection des travailleurs et la promotion de la concurrence sur les marchés de biens et de services. De plus, tout éloignement réglementaire avec l’UE agirait comme un frein aux échanges, celle-ci étant particulièrement attentive à ce que l’accès à son marché réponde à des conditions strictes garantissant une concurrence loyale.
En ce qui concerne la politique monétaire, la Banque d’Angleterre se veut pragmatique. Dans son discours de septembre 2018 auprès de la Banque centrale d’Irlande[14], Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, confiait que la réponse monétaire ne serait pas automatique et dépendrait de l’équilibre entre les effets du Brexit sur la demande, l’offre et le taux de change de la livre sterling[15]. La banque centrale redoute en effet de se retrouver confrontée au scénario auquel elle a dû faire face juste après le référendum, lorsque, d’un côté, la chute de la livre laissait penser à une hausse prochaine de l’inflation et, de l’autre, les incertitudes générées par le vote faisaient craindre un ralentissement économique important. Face à ce dilemme, la Banque d’Angleterre a finalement tranché et décidé de relâcher sa politique monétaire, notamment à travers une réduction de son taux directeur de 25 points de base, à 0,25%, et l’extension de son programme d’assouplissement quantitatif (quantitative easing, QE).
Il est possible que la banque centrale se retrouve face à ce scénario après la sortie effective du Royaume-Uni de l’UE. Les incertitudes vis-à-vis de la fin de la période de transition pourraient en effet entraîner une chute de la livre, particulièrement dans le cas d’une sortie sans accord. D’un côté, cela résulterait en un assouplissement des conditions monétaires et financières à travers une plus grande compétitivité des exportations, ce qui amortirait le choc économique. Cependant, l’augmentation du prix des importations créerait, dans un même temps, des pressions à la hausse sur l’inflation. Dans ce cas, la Banque d’Angleterre pencherait probablement de nouveau vers un assouplissement de sa politique monétaire. Deux principales options, qui ne sont pas mutuellement exclusives, s’offriraient alors à elle.
Tout d’abord, le soutien monétaire pourrait prendre la forme d’un taux directeur nul voire négatif – celui-ci a été ramené à 0,10%, son plus bas historique, suite à la crise de la Covid-19. De fait, la Banque centrale britannique a mené une enquête auprès des banques[16] afin d’évaluer leur degré de préparation à une hypothétique mise en place d’un taux directeur nul ou négatif. Si elle a nié que cette enquête mènerait forcément à l’instauration d’une telle politique, les marchés monétaires intègrent déjà dans leurs prix une baisse du taux de base vers des valeurs négatives dans les prochains mois.
Deuxièmement, la Banque d’Angleterre pourrait renforcer son programme d’assouplissement quantitatif. Cependant, son taux de détention de dette publique a déjà considérablement augmenté avec la crise. Alors qu’en début d’année elle visait un stock de GBP?425?milliards d’obligations souveraines, sa cible a été relevée à GBP?875?milliards. À l’heure actuelle, la banque centrale possède près de 45%[17] de l’ensemble des obligations gouvernementales échangeables (le flottant, ou « free float »). Il est vrai que la banque centrale pourrait potentiellement porter cette part à 70%. Cependant, compte tenu de la part détenue déjà très importante, des achats supplémentaires auraient un effet pour le moins incertain. De surcroît, le comité de politique monétaire (Monetary Policy Committee, MPC) sera probablement réticent à l’idée d’augmenter sa part jusqu’au seuil des 70% et cherchera même certainement à en rester le plus éloigné possible. En effet, lorsque la banque centrale détient une part importante de la dette de son propre gouvernement, la ligne entre une politique indépendante et le financement monétaire – c’est-à-dire le financement direct du gouvernement – devient floue, ce qui peut entamer sa crédibilité. Néanmoins, la Banque d’Angleterre possède plus de marge sur ses achats d’obligations d’entreprises. D’une part, de tels achats ne font peser aucun risque de financement monétaire. D’autre part, si depuis la crise la banque a doublé sa cible d’achats, cette dernière s’élève aujourd’hui à GBP?20?mds, ce qui représente environ 10% du stock éligible d’obligations. Cela laisse penser que la marge de manœuvre de la Banque d’Angleterre dans ce segment est plus importante, d’autant que les entreprises britanniques risquent de se retrouver en première ligne face au Brexit.
Conclusion
Finalement, au regard du caractère inédit du choix du Royaume-Uni de sortir de l’Union européenne, les incertitudes sont grandes quant aux conséquences de cette décision, aucune étude ne concluant toutefois à une issue profitable. En raison du choix des Britanniques de quitter, en même temps que l’UE, le marché unique et l’union douanière, nul doute que cette sortie s’apparentera à un Brexit «?dur?». Si un accord de libre-échange empêcherait la mise en place de tarifs douaniers ou de quotas, de nombreuses barrières non-commerciales apparaîtront dans tous les cas et handicaperont l’économie du Royaume-Uni. Réorienter les débouchés demandera du temps et de l’argent et, imparfaitement préparées, les entreprises britanniques souffriront plus qu’elles ne profiteront dans l’immédiat des complications d’accès à leur principal marché. Les autorités fiscales et monétaires britanniques pourraient tenter d’atténuer ces conséquences négatives par des politiques plus accommodantes, mais celles-ci ont déjà vu leur marge de manœuvre se restreindre depuis le début de la crise liée à la pandémie de Covid-19.
Annexes:
Arriola C., S. Benz, A. Mourougane, and F. Van Tongeren (à venir), The Trade Impact of the UK’s Leaving the EU Single Market, OECD Economics Department Working Papers, OECD Publishing, Paris.
Booth S., C. Howarth, M. Persson, R. Ruparel, and P. Swidlicki, What if…? The Consequences, challenges & opportunities facing Britain outside EU, Report 03/2015, London, Open Europe, 2015.
Ebell M. and J. Warren, The long-term economic impact of leaving the EU, National Institute Economic Review, 236, 121-138, May 2016.
Felbermayr G., J. Gröschl, I. Heiland, M. Braml, and M. Steininger, Brexit’s Economic Effects on the German and European Economy, Study commissioned by the German Federal Ministry for Economic Affairs and Energy (BMWi), CESifo, Munich, June 2017.
Hantzsche A., A. Kara, and G. Young, The Economic effects of the Government’s proposed Brexit Deal, NIESR, London, November 2018.
HM Treasury, HM Treasury Analysis: The Long-Term Economic Impact of EU Membership and the Alternatives, Cm. 9250, April 2016.
IMF, Long-term impact of Brexit on the EU, Article IV Consultation Staff paper, Euro area, Selected Issue, July 2018.
Jafari Y. and W. Britz, Brexit—An economy-wide Impact Assessment looking into trade, immigration, and foreign direct investment, Paper presented at the 20th Annual Conference on Global Economic Analysis, West Lafayette, IN, June 2017.
Kierzenkowski R., N. Pain, E. Rusticelli, and S. Zwart, The Economic Consequences of Brexit: A Taxing Decision, OECD Economic Policy Papers, No. 16, OECD Publishing, Paris, 2016.
Latorre, M. C., H. Yonezawa, and Z. Olekseyuk, Can Brexit be overturned with other trade and FDI agreements? A quantitative assessment, Paper presented at the 21th Annual Conference on Global Economic Analysis, Cartagena, Colombia, June 2018.
Levell P., A. Menon, J. Portes, and T. Sampson, The Economic Consequences of the Brexit Deal, Centre for Economic Performance (LSE) and UK in a Changing Europe, 2018.
Menon A, J. Portes, J. Rutter et al., What would no deal mean?, UK in a Changing Europe and LSE, September 2020.
Ortiz G. and M. C. Latorre, A computable general equilibrium analysis of Brexit: Barriers to trade and immigration restrictions, SSRN Working paper, 2018.
Pisani M. and F. Vergara Caffarelli, What will Brexit mean for the UK and euro area economies? A model-based assessment of trade regimes, Temi di Discussione/Working Papers 1163, Bank of Italy, January 2018.
PricewaterhouseCoopers, Leaving the EU: Implications for the UK economy, March 2016.
Rojas-Romagosa H, Trade effects of Brexit for the Netherlands, CPB Background Document, The Hague, June 2016.
UK Government, EU Exit: Long-Term Economic Analysis, 2018
Vicard V, Une estimation de l’impact des politiques commerciales sur le PIB par les nouveaux modèles quantitatifs de commerce, Focus du Conseil d’Analyse économique, n°22, Juillet 2018