L’emploi salarié s’est contracté en France et en Allemagne au 3e trimestre 2023 (de 18 000 et de 6 000 personnes respectivement) ; cette baisse simultanée est inédite (hors période de Covid) depuis le 1er semestre 2009 (graphique 1[1]). Cela fait suite à une période de création de postes soutenue dans ces deux pays, et plus largement en zone euro, où l’emploi a rapidement effacé la marque du Covid, dynamique qui ne s’est essoufflée que très récemment (à partir du 2e trimestre 2023).
Une telle évolution pourrait indiquer un risque de récession puisque cette dernière s’accompagne en règle générale d’une contraction de l’emploi salarié. En France, les éléments les plus cycliques, comme l’emploi dans l’intérim ou dans la construction, se replient ; l’industrie continue, en revanche, de bénéficier de créations d’emplois. De plus, un effet de substitution existe probablement entre le travail indépendant (qui se développe toujours au 3e trimestre, bien plus qu’en 2009 notamment) et certaines formes d’emploi salarié (notamment l’intérim), à la faveur de la formalisation croissante du travail indépendant (portage salarial[2]). Enfin, un potentiel repli de l’apprentissage pourrait avoir débuté, contribuant désormais négativement à l’évolution de l’emploi[3].
Il est légitime de s’interroger sur les causes de la contraction de l’emploi : au-delà de son changement ressenti de nature (effet de substitution), l’emploi salarié se contracte-t-il en raison de la détérioration de la conjoncture ou parce que la baisse du chômage, jusqu’au T2 2023, complique le recrutement de personnel qualifié dans les métiers en tension ? Probablement un peu des deux. Autrement dit, la zone euro et ses deux économies les plus importantes (Allemagne et France) courent-elles le risque de voir leur activité ralentir plus encore en raison de la faiblesse conjoncturelle de la demande ou parce que l’offre est structurellement entravée par les contraintes qu’elle subit (manque de main d’œuvre lié au vieillissement de la population, problématiques d’appariement alors que les compétences nécessaires pour accompagner les transitions climatique et numérique différent des compétences disponibles) ?
Des pénuries de main d’œuvre historiquement élevées
Plusieurs pays subissent un manque de main d’œuvre tel que leurs entreprises déclarent, dans l’enquête de la Commission européenne, qu’il limite leur production dans une ampleur relativement inédite, alors même que la conjoncture économique se dégrade. La dernière grande récession mondiale ayant pénalisé l’emploi remonte à 2009, car des mécanismes (chômage partiel notamment) ont été mis en place durant la pandémie de Covid-19 pour protéger l’emploi. La baisse structurelle du chômage au sein de la zone euro après 2009 s’est poursuivie jusqu’à ce qu’il atteigne 6,5% en septembre 2023 (graphique 2), son plus bas niveau depuis la création de l’Union monétaire.
Un panorama par pays montre que le manque d’œuvre n’est pas uniforme et que les divergences vont globalement de pair avec les écarts entre les taux de chômage : plus celui-ci est bas, plus les pénuries de main d’œuvre sont identifiées comme contraignantes. Ainsi, l’Europe du Nord (Danemark, Pays-Bas, Allemagne) et l’Europe centrale apparaissent comme les régions les plus concernées (graphique 3).
Une persistance voire une aggravation dans les secteurs où la demande ne baisse pas
A l’issue de la pandémie, l’économie européenne a souffert de contraintes d’offre importantes liées notamment aux difficultés d’approvisionnements. Toutefois la demande a été affectée par deux chocs successifs, l’inflation puis la hausse des taux d’intérêt. L’augmentation de la demande en tant que facteur limitant la production a ainsi réduit le rôle du manque de main d’œuvre, singulièrement dans la construction neuve ou dans l’agroalimentaire : deux secteurs qui ont subi une baisse de la demande des ménages (graphiques 4 & 5).
Après la crise du Covid-19, les biens intermédiaires (chimie, métallurgie, plastiques, bois/papier) ont été à la fois sujets et vecteurs de difficultés d’approvisionnements (manque de composants, contenants ou emballages). Par nature, le reflux de ces dernières et la forte progression des contraintes de demande ont mis au second plan les pénuries de main d’œuvre dans ces secteurs.
Dans les services, on observe une diminution du poids des pénuries de main d’œuvre, qui limitaient la production de 23% des entreprises il y a un an et ne la limitent plus que pour 18% d’entre elles au 4e trimestre 2023, soit la même proportion qui subit désormais des contraintes de demande.
Les pénuries restent particulièrement pénalisantes dans les secteurs les plus concernés par une montée en charge – et donc par une absence de problématique de demande – et/ou par une transformation de l’activité qui nécessite d’attirer de nouvelles compétences. L’aéronautique (inclus dans la catégorie « autres transports », graphique 4) et la construction spécialisée (dont la majeure partie des métiers liés à la rénovation des bâtiments) notamment sont dans cette situation (graphique 5, où 2013 est pris comme référence en tant que période de crise du marché immobilier).
Dans l’aéronautique, on peut même remarquer que les problématiques de main d’œuvre se renforcent alors que le manque d’approvisionnement a reculé. Ce manque de personnel est considéré comme un facteur limitant la production pour 26% des entreprises en moyenne au 2nd semestre 2023 contre 11% en moyenne en 2022. Elles constituent une épée de Damoclès capable de contrarier la montée en charge de la production[4].
Conclusion
Pour revenir à la question initiale (situation du marché du travail et risque de récession) et en prenant l’exemple de la France, il apparaît que récession et destructions d’emplois sont allées de pair dans le passé (en 1993, 2009 ou 2020), mais cela n’a pas été le cas en 2012-13 où la croissance s’est nettement affaiblie sans engendrer de baisse générale de l’activité économique, entraînant dans son sillage le marché du travail. C’est vers cette évolution que l’on pourrait tendre en 2023. Il ressort, en effet, des divergences sectorielles constatées ci-dessus que l’économie reste beaucoup plus duale que lors de précédents épisodes de ralentissement économique : par exemple, la construction neuve se contracte de manière générale tandis que l’entretien et la rénovation résistent (contrairement à 2013 où tout se repliait). Comme un reflet de cette dynamique, l’emploi salarié du secteur s’est érodé mais le travail indépendant (artisanat du bâtiment) continue de se développer.
De façon générale, il n’est pas impossible, qu’à l’horizon des prochains trimestres, l’économie européenne détruise de nouveau des emplois, comme la France ou l’Allemagne ont pu le faire au 3e trimestre 2023, notamment parce que certains secteurs enregistrent une baisse de la demande et que ceux qui pourraient compenser cette évolution négative peinent à recruter. Toutefois, alors que la baisse de l’inflation est amorcée et que la hausse des taux d’intérêt devrait avoir produit ses principaux effets négatifs au 2nd semestre 2023 et début 2024, la demande devrait se redresser progressivement.
Pour la France, si notre scenario d’un simple à-coup conjoncturel se vérifiait, l’impact sur le chômage serait modéré et ne durerait pas au-delà de quelques trimestres. Cela signifie que ce dernier devrait rester contenu dans l’intervalle de ce que la loi sur l’assurance-chômage qualifie de « marché en tension » (en pratique, le taux de chômage ne dépasserait pas 8% dans les prochains trimestres, selon nos prévisions). Les pénuries de main d’œuvre risquent donc fort de perdurer.