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Le marché de l’emploi retrouve des couleurs

15/11/2021
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L’emploi en Espagne continue de surprendre favorablement cet automne. Le nombre d’actifs affiliés à la sécurité sociale s’est accru en octobre (+102 474) pour atteindre un niveau record de 19 662 163. D’importantes créations de poste sont enregistrées dans des secteurs qui ont pour partie « bénéficié » de la crise sanitaire et des changements structurels que celle-ci a engendrés ou amplifiés (information et communication, santé, activités sanitaires et sociales, logistique et transport). Le taux de chômage reste élevé (14,6% en septembre), tout comme le sous-emploi (7,4% de la population active totale), mais le taux d’activité des 16-64 ans atteint un niveau historiquement élevé (75,8% au T3 2021). Alors que la première estimation du PIB espagnol pour le T3 2021 a globalement déçu (+2,0% t/t après déjà une hausse de seulement 1,1% au T2), et que les prix à la consommation accélèrent significativement (+5,4% en octobre en glissement annuel), la dynamique positive des embauches dans le pays reste, néanmoins, à confirmer. La reprise épidémique, les pénuries de main d’œuvre dans certains secteurs, et l’impact de la hausse des prix sur le pouvoir d’achat des ménages pourraient freiner cette progression. Le gouvernement a lancé les négociations sur la réforme du travail avec un calendrier très serré et sous l’œil attentif de la Commission européenne. Cette dernière entend conditionner le versement d’une partie des subventions du plan de relance européen à la mise en place de ces mesures début 2022.

RECORD DU NOMBRE D’EMPLOIS

Selon l’office pour l’emploi espagnol (SEPE), le nombre d’actifs affiliés à la sécurité sociale a de nouveau augmenté en octobre avec une hausse de 102 474 (terme ajusté des variations saisonnières) plus importante encore que la moyenne mensuelle du T3 (+97 258). Avec un record d’affiliés de 19 662 163 (cf. graphique 1), le niveau d’emploi a donc dépassé les pics précédents atteints juste avant la pandémie de Covid-19 (février 2020) et durant la bulle financière mondiale (février 2008).[1] Cette dynamique positive contraste assez fortement avec l’évolution du PIB réel, qui a enregistré une croissance assez modeste au T3 2021 (+2,0% t/t) après une hausse de seulement 1,1% au T2. Cette estimation préliminaire de l’INE pour le T3 pourrait néanmoins faire l’objet d’importantes révisions dans les mois à venir.

Cet écart entre le PIB (reprise molle) et l’emploi (reprise soutenue) reflète en partie l’effet amortisseur des mesures prises par le gouvernement espagnol pour préserver l’emploi durant la pandémie, et principalement le dispositif ERTE de chômage partiel.[2] Parmi les personnes considérées en emploi, certains actifs sont toujours au chômage partiel ; ce groupe se réduit néanmoins mois après mois. À la fin octobre, 190 718 personnes (soit moins de 1% du nombre d’affiliés total) se trouvaient dans cette situation. Même si la normalisation du marché du travail n’est pas encore achevée, la hausse du chômage tant redoutée ne devrait a priori pas se matérialiser au vu du nombre aujourd’hui relativement restreint de personnes bénéficiant de l’ERTE. Même dans la situation où ces personnes seraient décomptées des affiliés totaux, ces derniers seraient quasiment au même niveau qu’à la fin 2019, soit un déficit de seulement 7 000 postes.

TAUX D’ACTIVITÉ : PART DES 16-64 ANS EN EMPLOI OU AU CHÔMAGE DANS LA POPULATION EN ÂGE DE TRAVAILLER, %

Le taux de chômage est ainsi retombé à 14,6% de la population active en septembre, mais il reste 0,9 point de pourcentage au-dessus du niveau atteint juste avant la pandémie. Contrairement à ce qu’on observe dans d’autres pays (États-Unis, Royaume-Uni, Italie), la baisse du taux de chômage en Espagne se déroule dans un contexte d’augmentation marquée de la population active. À 75,8% au T3 2021, le taux d’activité (16-64 ans) est à son plus haut niveau depuis le début des statistiques actuelles en 2002 (cf. graphique 2), grâce notamment à un taux record de 71,5% chez les femmes.[3]

Le redressement de l’emploi est cependant très disparate entre les secteurs (cf. tableau 1 en fin d’article). Les créations de postes sont fortes dans les secteurs qui ont pour partie « bénéficié » de la pandémie et des changements structurels que celle-ci a engendrés ou amplifiés :

  • Les activités sanitaires et sociales (service d’action sociale sans hébergement [+10,4% par rapport à octobre 2019] [4] ; santé [+9,2%]), en lien direct avec les conséquences de la pandémie mais aussi sous l’effet de dynamiques plus structurelles (hausse de la précarité, vieillissement de la population).
  • Les services d’information et de communication (programmation, conseil et autres activités informatiques [+15,3%]), reflétant la vague de numérisation des activités productives. On peut y accoler les services professionnels, scientifiques et techniques (recherche et développement scientifique [+9,6]), ainsi que l’enseignement [+5,7%].
  • Les services de transport ou d’entreposage (dont les services de poste et de courrier [+10%]), qui bénéficient de la forte expansion du commerce en ligne.
  • L’emploi dans la construction a également augmenté significativement (+3,3% au cours des 24 derniers mois), soutenu notamment par le fort rebond du marché immobilier depuis l’été 2020. Le niveau d’emploi dans le secteur représente cependant moins de la moitié de ce qu’il était en 2007, avant la grande récession et la crise financière.[5]
ÉCART DE REPRISE ENTRE CDD ET CDI (TEMPS PLEIN ET PARTIEL CONFONDUS)

À l’inverse, l’emploi dans les secteurs de l’hébergement et de la restauration (-6,5% entre octobre 2019 et octobre 2021), des services de loisirs, des activités artistiques et du spectacle (-2,6%), mais aussi la finance et l’assurance (-1,4%), enregistrent toujours un recul important par rapport au niveau de pré-pandémie. Pour certains secteurs, la finance notamment, la baisse de l’emploi est en partie structurelle et antérieure au Covid-19, et reflète les difficultés auxquelles est confronté le secteur depuis plusieurs années (compression des marges, concurrence des banques en ligne et de la fintech, etc.).

Lors des premières vagues de Covid-19 en 2020, ce sont assez logiquement les contrats les plus précaires qui ont majoritairement disparu car ils étaient moins protégés et/ou plus difficilement éligibles au chômage partiel. Le nombre de contrats à durée déterminée (CDD)[6] a notamment chuté de 10,4% en 2020, tandis que le nombre de contrats à durée indéterminée (CDI) s’est accru de 1,6% (cf. graphique 3). Avec un peu plus de 60% de CDI, la structure du marché du travail (entre CDI et CDD) reste semblable à celle d’avant la pandémie (les CDI représentaient exactement 59,9% des contrats totaux en 2019).

Si les traces immédiates de la pandémie sur le marché du travail espagnol se sont effacées assez rapidement, celui-ci porte encore les stigmates des crises passées. Le taux de chômage reste l’un des plus élevés en Europe, à 14,6% en septembre, et si l’on ajoute les salariés en sous-emploi, cela représente environ un quart de la population active, 22% précisément, au T3 2021[7]. Même si la situation sur le front de l’emploi en Espagne s’améliore, elle reste encore bien plus difficile que chez les autres grands pays européens.

Les risques baissiers s’accumulent

Par ailleurs, des obstacles importants pourraient freiner cette reprise sur le marché du travail. Tout d’abord l’évolution de l’épidémie de Covid-19, de nouveau en hausse mais qui reste pour l’heure sous contrôle. Sur le plan économique ensuite, trois facteurs émergent. Premièrement, les pénuries de main d’œuvre dans certains secteurs qui, en Espagne comme dans beaucoup de pays, sont très importantes actuellement. La dernière enquête du ministère de l’Industrie, du Commerce et du Tourisme[8] montre, en effet, une aggravation sans précédent des problèmes de recrutement auxquels font face les entreprises industrielles (cf. graphique 4). Notons néanmoins que ces difficultés commençaient déjà à s’amplifier près de deux ans avant la pandémie.

Deuxièmement, la poussée d’inflation sur le pouvoir d’achat des ménages est également de nature à freiner la reprise économique, via son impact potentiel sur la consommation privée, et par extension sur l’emploi. L’indice des prix à la consommation (IPC, non harmonisé) a bondi de 5,4% en g.a. en octobre, selon les premières estimations de l’INE, sa plus forte hausse depuis 1992. Si l’inflation des prix à la consommation restait, en octobre, circonscrite essentiellement aux postes énergétiques (électricité, gaz, carburant), la hausse des coûts de production que subissent d’autres secteurs (et qui réduit les marges des entreprises) pourrait se répercuter à terme sur les prix à la consommation. En particulier, l’évolution des prix des produits alimentaires, qui pèsent le plus lourd dans le panier de consommation des ménages (17,5%[9]), est restée contenue jusqu’en octobre (+1,4% en g.a.), mais l’indice des prix à la production du secteur a bien plus fortement augmenté (+7,5% g.a.). Si cette hausse des coûts de production venait à impacter trop sérieusement les marges des entreprises, ces dernières seraient contraintes de les répercuter sur les prix de vente de leurs produits ou services.

PÉNURIE DE MAIN D’ŒUVRE DANS L’INDUSTRIE
SALAIRES NÉGOCIÉS ET INFLATION

Enfin, troisième facteur, le niveau élevé du taux de chômage structurel pourrait aussi, à plus long terme, peser sur la dynamique de l’emploi. Ce taux de chômage structurel (ou NAIRU, Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment) se situe, selon les estimations de l’OCDE et de la Commission européenne, entre 13% et 15%[10], un intervalle à l’intérieur duquel s’inscrit déjà le taux de chômage actuel. Le NAIRU est par nature inobservable, difficile à évaluer précisément, et nécessite donc de prendre un certain recul. Même si, de fait, il reste en Espagne un réservoir important de main d’œuvre, ce chômage structurel important indique qu’il pourrait être difficile de puiser dedans. On constate déjà, dans certains secteurs, un resserrement important de la main d’œuvre disponible. En effet, le nombre de demandeurs d’emploi a atteint en septembre 2021 des niveaux historiquement bas – les plus bas depuis le début des statistiques actuelles en janvier 2009 – dans l’industrie extractive, certains secteurs manufacturiers (tabac, textile, papeterie, métallurgie) ou encore l’ingénierie civile.

Ce dynamisme du marché du travail pourrait à terme amplifier les pressions inflationnistes via des hausses salariales plus vigoureuses. Ces dernières restent jusqu’ici très contenues. En effet, les augmentations de salaire négociées au niveau des branches – en moyenne autour de 1,5% en g.a. actuellement – se sont, jusqu’à cet automne, peu ajustées à la hausse des prix à la consommation, qui s’est accélérée depuis (cf. graphique 5). De même, la revalorisation en septembre dernier du « salaire minimum interprofessionnel » (SMI) – de 1,6% ou 15 euros – dont bénéficient près de 1,5 million de travailleurs, reste sensiblement inférieure à l’inflation. À ce stade, une boucle prix-salaire ne semble donc ni enclenchée ni imminente.

Place aux réformes structurelles

La hausse significative de l'emploi depuis le début de l’année 2021 permet aux autorités d’aborder les négociations sur la réforme du travail dans un contexte économique plus « confortable ». Ce dossier a néanmoins exacerbé certaines tensions au sein de la coalition gouvernementale entre le parti socialiste (PSOE) et Podemos. La désignation de la négociatrice en chef (le poste était disputé par la ministre du Travail Yolanda Díaz [Podemos] et la ministre de l’Economie Nadia Calviño [PSOE]) a constitué le premier point d’achoppement, qui s’est soldé par la nomination de madame Díaz. Les échéances de cette réforme sont censées être très serrées, l'objectif étant qu’un accord avec les partenaires sociaux soit scellé en novembre de cette année, avant un feu vert du Parlement en décembre, ce qui permettrait à cette réforme d’entrer en vigueur dès janvier 2022.

Les principales mesures en discussion sont les suivantes :

  • Abrogation des limites de validité des conventions collectives.
  • Généralisation des contrats à durée indéterminée et réglementation plus stricte sur l’utilisation des contrats temporaires, dans le but de réduire la fragmentation du marché du travail.
  • Priorité des accords de branche sur les accords d'entreprise.
  • Limitation de la capacité de l'entreprise à modifier unilatéralement les conditions du contrat.
  • Limitation de la sous-traitance dans les entreprises aux activités qui ne sont pas les principales de l'entreprise.
  • Mise en place d’un « mécanisme de flexibilité interne et de stabilité de l'emploi et d'accompagnement à la transition », qui remplacerait structurellement le dispositif ERTE de chômage partiel toujours en vigueur.

La réforme du marché du travail est appelée de ses vœux par la Commission européenne de Bruxelles, qui entend conditionner une partie des allocations versées à l’Espagne par le fonds de relance européen à la mise en place de ces mesures structurelles. Ces dernières sont d’ailleurs intégrées au volet de Politiques actives d’emploi du plan de relance espagnol (composante 23)[11]. Pour résumer, le projet de réforme s’articule autour de quatre volets (simplification des contrats, réduction du travail temporaire excessif, meilleure régulation de la sous-traitance, accroissement du pouvoir de négociations des syndicats dans les négociations collectives). Ce nouveau dispositif remplacerait une partie des réformes promulguées en 2012 sous la mandature de Mariano Rajoy.

[1] Malgré quelques différences, l’évolution du nombre d’actifs affiliés à la sécurité sociale, fourni par la SEPE, est fortement corrélée aux chiffres d’emploi trimestriels publiés par l’INE.

[2] Selon les spécifications d'Eurostat pour les ERTE en 2020, les personnes suspendues de leur emploi sont classées comme employées tant qu'il existe une garantie de réintégration sur le lieu de travail une fois la période de suspension terminée.

[3] Source : INE, Economically Active Population Survey

[4] Nous choisissons volontairement une comparaison à deux ans afin d’éviter tout effet de saisonnalité et pour ne pas prendre en compte la période de confinement.

[5] L’emploi dans la construction s’établissait à 2 768 600 au T3 2007 contre 1 293 600 au T3 2021, soit une baisse de 53,3% (Source : INE).

[6] Temps complet et temps partiel confondus.

[7] Selon l’EAPS, le sous-emploi s’élevait à 1 736 500 au T3 2021, soit 7,4% de la population active totale.

[8] https://industria.gob.es/en-us/estadisticas/Paginas/encuesta-coyuntura.aspx

[9] Poids du composant dans l’IPC pour 2019.

[10] Précisément, pour 2019, l’OCDE et la Commission européenne évaluent le NAIRU pour l’Espagne, respectivement à 15,0% et 13,8%.

[11] Pour visualiser toutes les composantes du plan de relance espagnol, voir BNP Paribas Eco Conjoncture Espagne : le chemin tortueux vers une réindustrialisation, septembre 2021 (Tableau 2 en page 9).

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE