Fort de sa nette victoire à l’élection présidentielle, le nouveau président Javier Milei entend mener au pas de charge la libéralisation et la dérégulation de l’économie. Un décret et une loi « omnibus » d’un peu plus de 1 000 mesures, pour certaines très radicales, sont déjà soumis à l’examen des parlementaires. Ces mesures ont été jugées plutôt favorablement par les marchés et le FMI. Mais, dans un contexte politique et social très tendu, l’économie s’enfonce dans la stagflation et la situation financière du pays reste très précaire. Le gouvernement a déjà discuté d’un nouvel étalement des remboursements de la dette publique domestique avec les banques. Quant à la dette extérieure, un défaut a encore une chance d’être évité avec le soutien du FMI. Mais, si la récession se prolonge au-delà de 2024, on imagine difficilement une sortie de crise sans restructuration de dette.
La victoire de Javier Milei à l’élection présidentielle d’octobre dernier et les annonces de mesures très radicales de politique économique depuis sa prise de fonction le 10 décembre laissent augurer une année 2024 particulièrement difficile pour l’économie argentine.
Thérapie de choc
Quelques jours seulement après son intronisation, le président a signé un décret contenant 366 changements visant à stabiliser l’économie (décret dit « de nécessité et d’urgence », DNU) et applicable depuis le 29 décembre[1]. Le plan de stabilisation repose principalement sur 1/ le retour à l’équilibre budgétaire dès 2024 grâce à une réduction des dépenses de 2,9% du PIB et une hausse des recettes de 2,2% du PIB 2/ une dévaluation du taux de change officiel contre dollar de 376 à 800 pesos associée à une augmentation provisoire des taxes à l’importation (de 7,5% à 17,5%) et à l’exportation (instauration d’un taux minimum de 15%).
Le 20 décembre, le président Milei a soumis au parlement un projet de loi « omnibus » contenant 664 articles qui complètent le DNU sans en avoir le caractère d’urgence mais avec une visée bien plus large: privatisations massives, dérégulation de plusieurs secteurs, assouplissement des règles du marché du travail. Javier Milei a demandé une délégation de pouvoir de 2 ans renouvelables pour faire passer ses mesures sans l’aval du congrès.
La dernière revue du FMI a jugé favorablement les mesures budgétaires même si la dévaluation va s'accompagner d'une accélération de l'inflation. Le pays a reçu USD 4,7 mds supplémentaires de la part du Fonds fin janvier. Les marchés financiers argentins ont également réagi positivement, l’écart entre le taux de change officiel et les taux de change parallèles (blue-chip swap rate, MEP), ramené de 170% à 50% avec la dévaluation, s’est stabilisé depuis les annonces. Les réserves de change de la banque centrale ont augmenté d’environ USD 7mds depuis l’entrée en fonction de J.Milei (y compris le versement du FMI).
La stagflation s’aggrave
Mais le DNU a déjà fait l'objet de nombreux recours devant les tribunaux, les syndicats invoquant l’inconstitutionnalité des mesures (notamment celles sur la réforme du marché du travail). Quant au projet de loi, J Milei voudrait une adoption accélérée par le Congrès mais son parti ne dispose de la majorité ni à la chambre des députés ni au Sénat et le soutien des petits partis de droite ne suffit pas. J. Milei est engagé dans un bras de fer avec les parlementaires très incertain. Par ailleurs, la contestation populaire s’est exprimée lors une journée de grève générale le 24 janvier. Le risque politique et social a donc fortement augmenté et est susceptible de raviver l’instabilité financière.
A court terme, les mesures vont engendrer une stagflation plus sévère que ce qui était anticipé avant les élections. La production industrielle et l’activité dans la construction baissent en tendance depuis 2022 et les exportations sont en chute depuis 2023, conséquence de la sécheresse qui a pénalisé les exportations agricoles (cf graphique). Le PIB devrait reculer d’un peu plus de 1% en moyenne annuelle en 2023.
Pour 2024, la production agricole devrait fortement rebondir grâce à des récoltes records après plusieurs années de sécheresse. Cependant, dans les autres secteurs, la récession ne peut que s’aggraver avec le choc inflationniste de la dévaluation.
Avant la dévaluation, l’inflation était déjà en forte accélération (+11% par mois en moyenne entre août et novembre contre 7% entre janvier et juillet), malgré le contrôle des augmentations de prix mis en place par le gouvernement précédent. En décembre, la hausse a atteint 25,5% sur un mois et 211,4% sur un an, la dévaluation et la fin du contrôle des prix ayant déclenché une vague de rattrapage, notamment des prix des carburants (+47,7% sur un mois) et de ceux de l’alimentation (+29,7%).
Au S1 2024, l’inflation va rester très forte car les rattrapages vont se poursuivre (d’après les calculs de JP Morgan, le degré de transmission de la dévaluation n’aurait été que de 30% jusqu’à maintenant) et les prix règlementés, qui représentent 16% du panier de consommation, vont être fortement revalorisés en raison de la baisse des subventions. Les prévisions du taux d’inflation mensuel moyen sont de l’ordre de 15%-20%. Au S2 2024, si la dépréciation du taux de change est contenue à 2% par mois (objectif officiel), l’inflation pourrait descendre en dessous de 10%. Mais ce ne sera possible qu’à condition que l’inflation d’origine monétaire disparaisse. Beaucoup va donc dépendre de la crédibilité et du respect des objectifs budgétaires et de la reconstitution des réserves de change.
Vers une nouvelle restructuration de la dette publique
La situation financière de l’État est toujours aussi précaire. Pour l’ensemble de l’année 2023, la nouvelle administration prévoit un déficit primaire de 3% du PIB, soit une aggravation de 1 point de PIB par rapport à 2022. Compte tenu de la charge d’intérêts de 2,2%, le déficit total est attendu à 5,2% du PIB.
Toutefois, selon les calculs de GlobalSource Partners, la Banque centrale (BCRA) a vu sa propre charge d’intérêts doubler en 2023 pour atteindre près de 9% du PIB, portant le déficit public à 14% du PIB. En effet, le financement monétaire direct (avances au Trésor) et indirect (achats de titres publics) du déficit budgétaire a obligé la BCRA à émettre jusqu’à l’équivalent de 8% du PIB en bons de stérilisation (LELIQ à 28 jours) à un taux d’intérêt qui est passé de 75% fin 2022 à 133% jusqu’au 18 décembre[2]. Réduire le passif de la BCRA est une priorité du gouvernement. Depuis le mois de novembre, les opérations de reverse repos ont été substituées aux émissions de LELIQ dont le stock ne représentait plus que 1% du PIB fin décembre. Dans le même temps, le taux d’intérêt directeur a été abaissé à 100%. Néanmoins, la charge d’intérêts pour la BCRA restera très élevée.
Même si le gouvernement arrive à équilibrer son budget et à maitriser la charge de la dette étendue à celle de la Banque centrale, il va être confronté à un problème de liquidité tant sur la dette domestique que sur la dette extérieure.
Les remboursements de la dette domestique libellée en pesos (y compris la dette indexée sur l’inflation et le taux de change) représentent l’équivalent de USD 35 mds. Fort heureusement, cette dette est détenue à hauteur de 65% par les banques publiques. Aussi une réunion a-t-elle été organisée, début janvier, à l’initiative du ministre de l’Économie et du secrétaire aux Finances avec les représentants des principales banques pour discuter d’un report des échéances de 2024. Il faut rappeler que, déjà, fin 2022, le précédent ministre de l’Économie Sergio Massa avait imposé aux banques un report des échéances de 2023.
En ce qui concerne la dette extérieure, les remboursements (intérêts et principal) s’élèvent à USD 16,8 mds pour 2024 (USD 7,5 pour le FMI, USD 5 mds pour les autres créanciers officiels et USD 4,3 mds pour les créanciers privés) avec deux tombées importantes en janvier et juillet. A cela s’ajoute la dette commerciale que les importateurs ont accumulée en 2023 vis-à-vis de leur fournisseurs faute de pouvoir se procurer des dollars. Cette dette était évaluée à USD 21 mds fin 2023.
Le versement des USD 4,7 mds par le FMI devraient permettre de couvrir les échéances de janvier 2024. Mais les réserves de change ne s’élèvent qu’à USD 27,6 mds et sont même négatives en termes nets (i.e. déduction faite des réserves obligatoires des banques et la ligne de swap avec la Banque centrale chinoise). Par ailleurs, le gouvernement argentin est sous le coup d’une condamnation l’obligeant à indemniser à hauteur de USD 16,1 mds les créanciers lésés lors de la nationalisation de la compagnie pétrolière YPF en 2012.
Dans la situation actuelle, l’émission de dette internationale n’est pas envisageable. Le gouvernement est contraint d’émettre des obligations domestiques libellées en dollars pour régler la dette commerciale des importateurs[3]. Mais la demande est faible car le taux d’intérêt offert (5%) ne couvre pas le risque, loin s’en faut.
Fin décembre 2023, la dette du gouvernement fédéral s’élevait à USD 364 mds (soit 85% du PIB) dont USD 264 mds en devises (très majoritairement en dollars). À la suite de la dévaluation de décembre, le ratio d’endettement représente maintenant 154,5% du PIB[4] et les réserves de change ne couvrent qu’un dixième de la dette en devises. Pour 2024, un nouvel étalonnement des remboursements de la dette publique domestique semble très probable. Avec le soutien du FMI, l’État pourrait encore éviter le défaut sur sa dette extérieure. Mais, si la récession de prolonge au-delà de 2024, on imagine difficilement une sortie de crise sans restructuration de dette.
Achevé de rédiger le 23 janvier 2024
[1]Les parlementaires (députés et sénateurs) ont la possibilité de suspendre cette application si le décret est rejeté par les deux chambres. En revanche, les projets de loi doivent être adoptés par le pouvoir législatif et judiciaire avant d’être appliqués.
[2]Le taux des bons de stérilisation à 28 jours était le taux directeur jusqu’à cette date. C’est désormais le taux du reverse repo à 1 jour.
[3]Bonds for the Rebuilding of a Free Argentina (Bopreal).
[4]En % du PIB en moyenne annuelle. Avec un PIB estimé en fin d’année, le ratio est moindre mais néanmoins très élevé (102%)