Lourdement affectée par la crise du COVID et les conséquences de la guerre en Ukraine, l’économie tunisienne doit désormais faire face à d’importantes contraintes de financement. Les comptes extérieurs ont plutôt bien résisté en 2023, mais la situation macroéconomique reste très fragile. Les tombées de dette pour cette année sont significatives, et le pays n’est pas à l’abri d’un nouveau choc. Surtout, la perspective d’un rapprochement avec le FMI apparait de moins en moins probable, alimentant des craintes sur la capacité du gouvernement à couvrir l’intégralité de ses besoins de financements. Une crise de la dette n’est pas à écarter.
Accord FMI en 2024 : peu probable
La Tunisie traverse les turbulences sans véritable filet de sécurité. Ce devrait être encore le cas en 2024. La tenue des élections présidentielles à l’automne réduit la perspective d’un accord avec le FMI, dont l’obtention permettrait pourtant le déblocage de la plupart des programmes d’assistance bilatérale et multilatérale. L’aide du FMI reste conditionnée à la mise en place de réformes que le président Saïed a rejeté en grande partie en raison notamment d’un coût social considéré comme trop élevé (restructuration des entreprises publiques, refonte du système de subventions). Officiellement, les discussions ne sont pas rompues et de nouvelles modalités tenant compte des préoccupations des autorités tunisiennes pourraient permettre de rapprocher les positions. Mais ce scénario apparaît peu probable. Tout accord avec le FMI nécessitera des efforts budgétaires d’autant plus difficiles à mettre en place que le très faible taux de participation aux élections locales de décembre atteste d’un mécontentement populaire latent. La stabilité des réserves de change de la banque centrale (BCT) en 2023 a aussi sans doute conforté les autorités dans l’idée que l’économie pouvait se passer de l’appui financier du FMI. Compte tenu des besoins de financement significatifs cette année, cette stratégie est néanmoins risquée.
Finances publiques : risque de financement très élevé
Malgré la dissipation du choc des termes de l’échange lié au conflit en Ukraine et la modération de la croissance de la masse salariale des employés de la fonction publique, le déficit budgétaire se serait à peine stabilisé en 2023 à 7,7% du PIB. C’est 2,5 points de plus que la loi de finances initiale. Pour 2024, l’ajustement resterait modeste avec un déficit budgétaire attendu par le gouvernement à 6,6% du PIB.
Les subventions sur l’énergie et produits de base resteront une lourde charge pour le budget. Après avoir doublé en 2022 pour atteindre le niveau record de 8,3% du PIB, elles n’ont que très légèrement diminué en 2023 à 7,2% du PIB contre 5,5% budgété. Selon les prévisions du gouvernement, elles devraient encore atteindre 6,5% du PIB cette année, soit quasiment 20% des dépenses. A titre de comparaison, ce poste a représenté 12% des dépenses en moyenne entre 2015 et 2021. De nouveaux dérapages ne sont pas non plus à exclure compte tenu de la volatilité des cours mondiaux des matières premières. A cela s’ajoute l’alourdissement de la charge d’intérêts qui excède 10% des dépenses budgétaires pour la première fois depuis le début 2010. Le fardeau de la dette est la conséquence d’une accumulation de déficits budgétaires élevés et d’un recours accru au financement domestique à des conditions moins favorables que celles accordées par les créanciers extérieurs officiels. Or, cette dynamique n’est pas prête de s’inverser.
A moins d’une contraction plus forte qu’anticipé du déficit budgétaire, les besoins de financement de l’État tunisien dépasseront 17% du PIB cette année (voir graphique 1). L’amortissement de la dette comptera pour 2/3 de ce montant. C’est colossal et sans commune mesure avec la situation pré-pandémie où les besoins de financement tournaient autour de 8-9% du PIB. La capacité des autorités à y faire face demeure très incertaine. Le plan de financement inscrit dans le budget repose en effet à 57% sur des ressources extérieures dont seulement 1/3 ont été identifiées. L’État compte sur des soutiens financiers officiels extérieurs mais les contre-performances budgétaires répétées de ces dernières années incitent à la prudence. A fin septembre 2023, l’État n’avait réussi à mobiliser que 28% des ressources extérieures prévues dans le budget initial. Sans un accord avec le FMI, un tel scénario risque donc de se reproduire, laissant un écart de 12-13% du PIB à couvrir sur un marché obligataire domestique peu profond et déjà très largement sollicité. De 15% fin 2019, l’exposition des banques au secteur public sens large (entreprises et gouvernement) est passée de 15% fin 2019 à 20% des actifs de l’ensemble du système. En outre, le volume global du refinancement des banques auprès de la Banque centrale a augmenté de 43% en 2023, dont plus d’1/3 sous la forme d’opérations d’open market contre moins de 20% en 2022. Or, une fraction minoritaire de ces opérations d’open market est utilisée dans le cadre de la politique monétaire. En d’autres termes, les autorités monétaires refinancent indirectement l’État en rachetant des bons du Trésor sur le marché interbancaire. Des dispositions pour permettre à la Banque centrale de financer directement l’État seraient même en cours d’élaboration, ce qui pourrait potentiellement avoir d’importantes répercussions sur l’inflation ou le taux de change.
Le risque de liquidité n’est pas la seule source de préoccupation. Avec une dette qui atteint désormais 80% du PIB et une charge d’intérêts qui augmente inexorablement (14% des revenus en 2024 contre 10% en 2020), la solvabilité de l’État se dégrade également dangereusement. Désormais, le pays se trouve dans l’antichambre du défaut de paiement auprès des agences de notation Fitch et Moody’s
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Amélioration fragile des comptes extérieurs
Après une année 2022 difficile, la pression sur les réserves de change s’est considérablement allégée grâce à une très bonne saison touristique, aux transferts financiers de la diaspora tunisienne élevés, et au retournement des cours des principales matières premières importées. De USD 3,1 mds sur les neuf premiers mois de 2022, le déficit courant est ainsi passé à USD 1,1 mds en 2023. Selon nos estimations, il ne devrait pas avoir dépassé 4% du PIB sur l’ensemble de l’année contre 8,6% en 2022. La BCT a pu reconstituer quelque peu ses réserves de change (+USD 600 mns). À USD 8,3 mds, elles couvrent désormais 3,5 mois d’importations de biens et services (B&S).
Les comptes extérieurs restent fragiles. Les perspectives tablent sur une dégradation modérée du déficit courant à 4,4% du PIB en 2024. Mais le poids significatif du déséquilibre de la balance énergétique dans le solde commercial (plus de la moitié du déficit en 2023) ou encore la dépendance à l’Europe pour les exportations exposent l’économie à de nombreux aléas conjoncturels. Par ailleurs, le pays va devoir aussi couvrir d’importantes tombées de dette extérieure (USD3,6 mds contre USD2,8 mds en 2023). Or, les sources de financement non officiel sont largement insuffisantes. Les flux nets d’IDE sont faibles, autour de USD 500-600 mns depuis 4 ans, soit moins de 1,5% du PIB, et ils vont sans doute le rester dans les mois à venir en raison des difficultés macroéconomiques du pays. Avec des primes de couverture du risque souverain à 5 ans toujours supérieures à 1 000 pdb, la Tunisie ne pourra pas non plus se tourner vers les marchés financiers internationaux pour émettre de la dette.. En cas de matérialisation de risques baissiers (creusement du déficit courant, financement insuffisant), les réserves de change pourraient ainsi repasser sous le seuil d’alerte des 3 mois d’importations de B&S avec comme corollaire de fortes pressions sur le dinar.
Un autre élément illustre les fragilités actuelles : l’apparition de pénuries de produits de base subventionnés depuis 2022 dont l’importation et la commercialisation sont assurées par des entreprises publiques de plus en plus endettées. Il en résulte une compression des importations qui peut alléger un temps la pression sur les réserves de change mais cette situation ne peut pas durer sur le long terme.
Croissance : pas de reprise en vue
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer comment l’activité économique pourrait vraiment repartir. Sur les 9 premiers mois de l’année 2023, la croissance n’a atteint que 0,7% en moyenne (voir graphique 2), soit son plus bas niveau depuis 2011, hors crise du COVID. La contraction de plus de 10% de la valeur ajoutée agricole en raison d’une grave sécheresse explique une grande partie de cette contre-performance. Mais hors-agriculture, la croissance a aussi marqué le pas. Malgré la bonne tenue des exportations de produits manufacturés et de l’activité touristique, elle s’est établie à 1,9% en moyenne contre 3,1% l’année précédente. Or, sans un relâchement de la contrainte de financement, la plupart des facteurs qui ont pesé sur la conjoncture en 2023 devraient persister, voire s’aggraver : effet d’éviction du crédit bancaire à l’économie dû au recours massif de l’État au marché local, inflation élevée (8,1% fin 2023, 12,3% sur l’alimentation), marges de manœuvre budgétaire quasi inexistantes (dépenses courantes désormais supérieures aux revenus). Même avec un rebond de la production agricole, la croissance devrait difficilement dépasser 2% en 2024, soit un niveau trop bas pour faire reculer un taux de chômage proche de 16%. Contrairement à la quasi-totalité des pays de la région, la Tunisie ne retrouvera donc son PIB pré-pandémie que l’an prochain. Ceci traduit bien la profondeur d’une crise dont la chute de l’investissement de plus 10 points de PIB depuis 2010 est l’un des éléments les plus marquants. Au-delà de la nécessaire stabilisation macroéconomique, l’économie tunisienne a donc besoin d’un vaste chantier de réformes pour restaurer son potentiel de croissance. Ce sera long et périlleux, surtout si aux difficultés actuelles venaient se greffer une crise de la dette.
Achevé de rédiger le 26/01/2024