Dans un contexte de hausse des tensions géopolitiques régionales, la crise économique continue de s’aggraver en Égypte et menace maintenant les finances publiques. En l’absence d’un accord avec le FMI, la crise de balance des paiements persiste et reporte d’autant les ajustements nécessaires. En entraînant la dépréciation du taux de change et une forte hausse des taux d’intérêt, cette crise a fait bondir la charge d’intérêts de la dette du gouvernement à un niveau qui pourrait devenir rapidement insoutenable. En effet elle pourrait atteindre 70% de ses revenus cette année et rester très élevée l’année prochaine. Alors que la conclusion d’un accord avec le FMI devrait pouvoir résoudre la crise de balance des paiements, tout au moins à court terme, le scénario d’une restructuration de la dette domestique du gouvernement devient de plus en plus vraisemblable.
Ralentissement de l’activité et modération de l’inflation
L’activité économique a fortement ralenti depuis 2022. Le PIB réel a augmenté de 3,8% au cours de l’année budgétaire (AB) 2023 (contre 6,6% en 2022), et il n’a progressé que de 2,7% en g.a. au T1 2024 (AB), poursuivant un repli initié au T1 2023 (AB). La crise de balance des paiements et ses conséquences sur la disponibilité et le coût de la devise ainsi que sur l’inflation, sont les principaux éléments à l’origine de ce ralentissement.
A court terme, la résurgence du risque géopolitique dans la région devrait renforcer cette tendance négative. La récente forte détérioration de la sécurité du transport maritime en mer Rouge a réduit la fréquentation du Canal du Suez (environ 2% du PIB) de plus de 40% depuis le début de cette année. Par ailleurs, cet environnement politique régional dégradé pourrait avoir des conséquences négatives sur la fréquentation touristique. Du côté du secteur énergétique, la production gazière a enregistré une deuxième année de baisse en 2023 (-11%). Cette réduction de la production devrait se poursuivre en 2024.
Plus généralement, le niveau élevé de l’inflation et des taux d’intérêt, ainsi que les incertitudes pesant sur le taux de change à court terme continueront de freiner la consommation des ménages et l’investissement des entreprises. Au total, nous prévoyons une progression de 3% du PIB réel en 2024 (AB). La possibilité d’un rebond l’année prochaine reste avant tout conditionné au risque géopolitique dans la région, et surtout à l’amorce d’une stabilisation de la situation macroéconomique sous l’égide du FMI. A ce stade, la visibilité sur chacun de ces deux facteurs est très réduite.
Le repli de l’inflation (en rythme annuel) amorcé depuis septembre dernier ne devrait pas se poursuivre cette année. En décembre 2023, les prix ont progressé de 34% en g.a après un plus haut de 38% en septembre. Cependant une série de hausses des prix (électricité, transport urbain, internet) entre en vigueur au début de cette année et va alimenter la hausse des prix des services. Par ailleurs, il est très probable qu’un accord avec le FMI se traduira par un important réajustement à la baisse du taux de change, et donc par des pressions inflationnistes supplémentaires. En moyenne, l’inflation devrait atteindre 32% en 2024 (AB) avant de se replier autour de 20% en 2025 (AB).
Tensions persistantes sur la livre
Selon les dernières données disponibles, la réduction du déficit courant s’est poursuivi au T1 2024 (AB). Sur une année glissante, ce déficit est équivalent à environ 1,1% du PIB. Les évolutions positives concernent les exportations de biens hors hydrocarbures, la bonne tenue des recettes du tourisme (en 2023, la fréquentation touristique a atteint le niveau record de 14,9 mn de visiteurs) et les revenus du Canal de Suez. A contrario, la chute des transferts privés (lié au décrochage du taux de change officiel par rapport au taux de change parallèle) et la baisse des exportations d’hydrocarbures ont fortement pesé sur les recettes en devises. Par ailleurs, il faut noter que l’amélioration du compte courant est fortement liée à la baisse des importations de biens en raison des contraintes pesant sur l’accès aux devises.
A court terme, les facteurs géopolitiques pénaliseront le tourisme et les recettes du Canal de Suez qui représentent respectivement 14% et 9% des recettes en devises. Par ailleurs, la persistance d’un écart important entre les taux de change officiel et parallèle continuera de peser sur les transferts des expatriés qui, en année normale, représentent plus d’un tiers des recettes en devises. Enfin, les recettes d’exportations d’hydrocarbures ne devraient pas s’améliorer. En effet, d’une part, l’Égypte parvient de plus en plus difficilement à dégager un excédent gazier exportable en raison d’une consommation soutenue et d’une baisse de la production. D’autre part, les prix du pétrole et du GNL en Europe ne devraient pas connaître de hausse significative au premier semestre 2024 selon notre scénario central.
La problématique de la couverture du besoin de financement extérieur (déficit courant + amortissement de la dette en devises) est depuis plusieurs mois dépendante de la reprise du soutien financier du FMI (et des financements bi et multilatéraux qui en dépendent), suspendu début 2023 et conditionné à l’application de certaines réformes économiques. Sur l’ensemble de l’année 2024, l’Egypte fait face à un véritable mur de remboursement en devises. En effet, selon la banque centrale, l’amortissement de la dette extérieure (essentiellement due par des créanciers publics, et à l’exclusion des dépôts des pays du Golfe auprès de la banque centrale d’Égypte) s’élève à USD10,1 mds au S1 2024 et USD12,8 mds au S2 2024. Le service total de la dette extérieure (amortissement et intérêts) s’élève à environ USD31 mds pour l’ensemble de l’année 2024.
Selon nos estimations, la combinaison du soutien international (le montant du soutien du FMI sera très vraisemblablement supérieur aux USD3 mds initialement prévus), des fluxs d’IDE – incluant les recettes de privatisation – et possiblement d’une hausse supplémentaire de la dette extérieure nette des banques commerciales, devrait permettre de faire face au besoin de financement en devises et d’alimenter une hausse des réserves de change de la banque centrale. En 2025 (AB), la couverture du besoin de financement extérieur sera dépendante du retour de l’Égypte sur le marché obligataire international et de celui des investissements de portefeuille. Ces derniers dépendent du rétablissement de la liquidité en devises et de l’efficacité de la politique de lutte contre l’inflation. L’exclusion récente de l’Égypte d’un indice obligataire de référence pèsera néanmoins négativement sur les entrées d’investissement étrangers sur le marché de la dette locale. A moyen terme, la persistance d’un déficit courant important et la dépendance à des sources de financement volatiles maintiendront une pression sur la livre et la liquidité en devises.
Un service de la dette de moins en moins soutenable
Si nous pensons que la crise de la liquidité en devises est gérable à court terme, la situation des finances publiques apparaît de moins en moins soutenable en raison du niveau alarmant atteint par certains indicateurs. Malgré des déficits budgétaires récurrents et élevés, la couverture des besoins de financement du gouvernement était jusqu’à maintenant assurée grâce au niveau important de la liquidité bancaire locale (environ 80% de l’encours de la dette du gouvernement est en monnaie locale) et à un accès accru à des sources de financement extérieur. La persistance de la crise de balance des paiements a conduit à une forte dépréciation de la livre (d’environ 50% contre l’USD en 2023) et à une hausse très importante des taux d’intérêt de la banque centrale (+1 200bps depuis mars 2022) en réponse à l’envolée des prix. La sensibilité des finances publiques à ces deux variables est significative en raison, notamment, de la hausse continue de la dette publique en devises, qui est passée de 7,4% du PIB en 2016 (AB) à 21% en 2023, et de la maturité courte de l’endettement intérieur. Au cours des cinq premiers mois de 2024 (AB), 85% des émissions de dette locale était d’une maturité inférieure à un an). Et pour le moment, tant que les pressions inflationnistes restent élevées et la liquidité en devises tendue, la possibilité d’un allongement des émissions locales de dette du gouvernement reste fortement contrainte.
Dans ce contexte, le ratio des intérêts de la dette du gouvernement en pourcentage de ses revenus totaux devrait atteindre un niveau record en 2024 (AB). Ce ratio, qui évalue l’ accessibilité de la dette pour le gouvernement, a atteint 43% en 2023 (AB), déjà un des niveaux les plus élevés parmi les économies émergentes. Selon les données budgétaires du premier semestre 2024 (AB), les intérêts de la dette ont atteint 6,2% du PIB. Sur l’année entière, ils devraient s’élever à environ 12-15% du PIB. Selon nos estimations, le ratio d’accessibilité de la dette pourrait atteindre 70% en 2024. Par ailleurs, ce ratio devrait rester très élevé en 2025. En effet, le réajustement macroéconomique qui accompagnera le retour du soutien du FMI devrait se traduire par une nouvelle dépréciation du taux de change et une hausse des taux d’intérêt locaux et donc par une nouvelle hausse du service de la dette. Ainsi, le comité de politique monétaire vient de décider d’une nouvelle hausse du taux directeur (+200pbs le 1er février). Sur le marché des change, l’écart entre le taux officiel et celui des marchés dérivés de la livre contre le dollar US est de 50% à échéance 12 mois. Il est clair que le poids de la dette n’est pas soutenable et réduit drastiquement les marges de manœuvre budgétaires.
Si les performances budgétaires du premier semestre ont été relativement bonnes (les recettes fiscales ont augmenté de 43% en g.a.), c’est en partie grâce à un élargissement de l’assiette fiscale, mais certainement aussi à l’effet mécanique de la hausse de l’inflation sur les recettes budgétaires. Les perspectives de ralentissement de la croissance économique et les difficultés à dégager de nouvelles sources de recettes budgétaires dans un contexte de baisse du revenu disponible des ménages risquent de réduire encore les marges de manœuvre budgétaires du gouvernement. Du côté des dépenses, les possibilités de réduction sont également assez limitées. Les dépenses sociales et les salaires représentent environ 61% des dépenses primaires totales.
Achevé de rédiger le 5 février 2024.