Le pouvoir d’achat est un sujet de préoccupation récurrent pour les ménages, que l’envolée actuelle de l’inflation vient exacerber. L’inflation devrait, en effet, dépasser la barre des 3% sur l’essentiel de l’année 2022, une première depuis 1989. La croissance du revenu disponible nominal des ménages est cependant dynamique, ce qui implique un gain de pouvoir d’achat au niveau macroéconomique : 2,3% en 2021 et 0,2% en 2022 selon nos prévisions. Le revenu disponible total des Français est soutenu par une forte création d’emploi. Or, en considérant l’évolution de la rémunération moyenne, le pouvoir d’achat a connu une progression limitée à 1,1% en 2021 et devrait se contracter de 0,6% en 2022. Des différences de situation existent néanmoins, notamment avec la hausse des dépenses pré-engagées (loyer, énergie), avec un reste à vivre (revenu arbitrable) amputé. Après une hausse de 1,8% en 2022, ce revenu arbitrable pourrait voir son pouvoir d’achat diminuer de 0,8% en 2022. La question du pouvoir d’achat renvoie sur le long terme à une comparaison des dynamiques structurelles de l’inflation, de l’emploi et des salaires. L’inflation a érodé le pouvoir d’achat des plus modestes en raison du ralentissement de la hausse des salaires.
La problématique du pouvoir d’achat fait son retour en France. Elle serait même la préoccupation n°1 des Français si l’on en croit les sondages pré-électoraux. Cette crainte n’est pas nouvelle. En 2018, les inquiétudes sur l’érosion du pouvoir d’achat avaient également été vives, sur fond d’élévation de l’inflation, et, plus généralement, entre 2012 et 2016, durant la période de basse croissance de l’économie et des revenus. Après une hausse de 2,3% en 2021, le pouvoir d’achat du revenu disponible brut (ou RDB) devrait connaître un gain limité à 0,2% en 2022 (graphique 1), le plus faible depuis 2013. Le manque de lisibilité de cette mesure par le RDB (qui ne traduit pas la diversité de situations qu’un indicateur agrégé ne peut refléter) complique le débat sur ce sujet sensible. D’autres estimations, sur lesquelles nous reviendrons, sont ici présentées en résumé. Selon ces mesures alternatives (revenu arbitrable et rémunération moyenne), le pouvoir d’achat des ménages a enregistré une progression plus faible en 2021 et pourrait se contracter en 2022.
L’inflation, à son plus haut depuis 33 ans, fait grimper les dépenses pré-engagées des ménages
Aujourd’hui, si la problématique du pouvoir d’achat revient en force, c’est parce que l’inflation renoue avec des rythmes qu’elle n’avait pas atteints depuis 1989 et parce que la croissance des salaires s’ajuste avec retard. Il est vrai que la hausse des prix de l’énergie observée depuis l’été dernier est significative, avec une augmentation de 21% en g.a. en février 2022 de la composante énergie des prix à la consommation. En parallèle, la hausse de l’inflation semble s’élargir, en se diffusant à d’autres postes que le seul poste énergie, premièrement parce que les prix d’autres matières premières ont augmenté, notamment l’alimentaire.
Au global, l’inflation (mesure nationale de l’INSEE) a atteint 3,6 % en g.a. en février 2022. Les hausses de prix attendues au cours du 1er semestre restent encore considérables, avec par exemple +3,2% sur les prix de l’alimentation entre décembre 2021 et juin 2022. Il en résulte une anticipation à 3,5% en moyenne sur l’année (un niveau inédit depuis 1989, graphique 2), avec un risque haussier au regard des prix de l’énergie.
Par ailleurs, il convient de noter que l’inflation à laquelle font face les ménages ne se limite pas aux prix à la consommation. Le coût des investissements est également en augmentation, que l’on mesure cette inflation par les prix de l’ensemble des logements neufs ou anciens (+7,1% en g.a. au 3e trimestre 2021) ou par le déflateur de l’investissement des ménages (5,1% en g.a. au 4e trimestre 2021).
En outre, la perception d’un pouvoir d’achat actuellement en berne est également alimentée par le fait que le revenu disponible est en partie dédié à des dépenses fixes, contraintes, dont l’augmentation pénalise le reste à vivre. Les dépenses de consommation pré-engagées par les ménages, qui regroupent ces frais fixes (dont les loyers et l’énergie), ont ainsi vu leur augmentation s’accélérer à partir du 2e trimestre 2021, particulièrement en raison de la hausse du coût de l’énergie (graphique 3).
Depuis lors, la croissance en glissement annuel du revenu arbitrable (qui défalque ces dépenses pré-engagées du revenu disponible brut) est devenue inférieure à celle du revenu disponible brut. Cette hiérarchie était plutôt inverse entre 2014 et 2020, lorsque le coût de l’énergie était plus modéré. Après un gain de 1,8% en 2021, le pouvoir d’achat de ce revenu arbitrable pourrait même se contracter de 0,8% en 2022.
La dernière donnée disponible par classes de revenus date de 2017 : il apparait que la part des dépenses pré-engagées est plus élevée pour les plus pauvres (41% selon France Stratégie, contre 28% pour les plus aisés). Cette proportion a de plus augmenté de près de 10 points par rapport à 2001 pour les plus modestes, principalement en raison de la hausse des dépenses sur le logement.
La dynamique des revenus est en moyenne favorable, mais tous n’en bénéficient pas
Il est difficile de ne pas être confronté à des pertes de pouvoir d’achat, même ponctuelles, lorsque l’inflation augmente autant qu’aujourd’hui. La bonne nouvelle est que, face à cette poussée des prix, les revenus des ménages sont dans une dynamique de croissance plutôt positive, qu’il s’agisse des revenus du travail ou du capital.
Les revenus du travail ont été singulièrement affectés par la pandémie de Covid-19 et ont été pour partie remplacés par des prestations sociales (prise en charge, par le gouvernement et l’Urssaf, du salaire des personnes en chômage partiel). La croissance de l’agrégat « rémunérations + prestations sociales » est ainsi nettement plus stable que la croissance des seules rémunérations. En d’autres termes, la baisse des rémunérations en 2020 a été compensée par une hausse des prestations. Actuellement, la croissance du poste « rémunérations » continue de bénéficier d’un effet de normalisation du marché du travail (graphique4).
Les revenus du capital ont, quant à eux, assez nettement rebondi en 2021 après leur chute en 2020, soutenus notamment par la hausse des profits des entreprises (qui a alimenté les versements de dividendes). Ils restent toutefois affectés par la faiblesse des taux d’intérêt et n’ont pas retrouvé leur niveau d’avant-Covid. Ils influent donc peu sur les gains de pouvoir d’achat, contrairement à 2018. A l’époque, la croissance du pouvoir d’achat avait atteint 1,4%, soutenue par la forte progression des revenus du capital, alors qu’elle n’aurait été que de 0,8% sans ces gains.
Par ailleurs, l’estimation agrégée du pouvoir d’achat peut masquer des situations particulières qui peuvent expliquer des ressentis très différents. La croissance des rémunérations totales diffère ainsi, parfois significativement, de celle du salaire horaire ou du SMIC (graphique 5).
Une première explication tient dans l’évolution du marché du travail. Aujourd’hui, le revenu disponible brut des ménages est largement soutenu par le dynamisme des créations d’emploi (comme en atteste le taux d’emploi record de 67,8% au 4e trimestre 2021). Un accroissement de la population active peut masquer le fait que la rémunération moyenne des salariés n’augmente pas forcément au même rythme. Ainsi, la croissance du pouvoir d’achat de la rémunération moyenne a enregistré un gain de 1,1% en 2021 et pourrait se contracter de 0,6% en 2022.
Un autre facteur de soutien au revenu disponible brut provient de l’élargissement des dispositifs de rémunération variable dans les entreprises (incorporés dans l’estimation du pouvoir d’achat par la rémunération moyenne). Il n’existe pas de chiffres récents sur la proportion de salariés concernés, mais il est probable qu’elle a augmenté après l’entrée en vigueur de la loi Pacte début 2020, dont une des mesures vise la systématisation de ces mécanismes pour l’ensemble des entreprises d’au moins 50 salariés. Ce complément de rémunération permet ainsi aux salariés qui en bénéficient de voir leur dynamique de revenu s’écarter de celle de leur salaire fixe, notamment dans une période où les profits sont élevés.
Toutefois, comme une part élevée de l’intéressement ou de la participation se traduit par une épargne financière (notamment dans l’optique du financement des retraites), elle n’alimente pas la consommation des ménages de la même façon qu’un revenu mobilisable immédiatement, même si un effet substitution reste possible.
De plus, les salariés des petites entreprises et de l’artisanat restent encore à l’écart de ce mode de rémunération. Au global, le pouvoir d’achat des ménages dont les revenus proviennent essentiellement du salaire fixe a vu sa croissance se réduire sur la dernière décennie au regard de la précédente. Ainsi, en 10 ans, le salaire horaire a augmenté de 16,8% contre une inflation cumulée de 11,8%, un écart de 5 points nettement inférieur au gain de pouvoir d’achat de 11,6% constaté sur l’ensemble des rémunérations. De plus, la problématique s’est récemment plutôt renforcée (graphique 6).
La redistribution comme (seul) remède ?
Les Finances publiques ont notamment pour rôle le versement de prestations sociales de différentes natures. Certaines d’entre elles bénéficient directement à des personnes en âge de travailler, soit par l’indemnisation des personnes sans emploi, soit par l’accompagnement des employés. Entre 2012 et 2018, la redistribution a globalement été neutre en matière de pouvoir d’achat. Dans une période de faible inflation, les Finances publiques étaient davantage guidées par une politique de soutien à l’emploi en même temps qu’était engagée une consolidation budgétaire progressive. Sur le graphique 7, le calcul hors redistribution est effectué en incorporant la rémunération brute et les autres revenus des ménages et en ne prenant pas en compte impôt sur le revenu et prestations.
Les tensions inflationnistes de 2018 ont changé les choses. L’élargissement de la prime d’activité à partir de 2019 a marqué un tournant vers la redistribution en faveur du pouvoir d’achat a au même titre que d’autres mesures, dont la prime Macron ou la défiscalisation des heures supplémentaires. Ces mesures ont contribué à faire de 2019 l’une des années les plus favorables du point de vue de la croissance du pouvoir d’achat des ménages. Le gain a atteint 2,6% et n’aurait été que de 1,9% si seuls les revenus d’activité avaient été considérés : un écart de 0,7 point, le plus élevé depuis 2002 (hors années de crise).
En 2020, cette redistribution a permis de lisser l’impact de la baisse des rémunérations due à la crise de la Covid-19, en compensant les pertes de salaires (graphique 4). En l’absence de ce mécanisme, une perte de pouvoir d’achat de 4% aurait pu survenir.
Toutefois, le soutien des Finances publiques a pu diverger entre les revenus du travail et la croissance des revenus de remplacement. L’idée d’inciter à l’emploi au travers d’une croissance des revenus du travail plus forte que celle des revenus de remplacement rend ces derniers par nature plus sensibles à une poussée de l’inflation. Sur les 12 dernières années, les retraites ont ainsi été revalorisées de près de 10 % (pour les pensions de moins de 2 000 euros du régime de base et dans une moindre proportion pour celles au-dessus de 2 000 euros) tandis que l’inflation cumulée a atteint 18,4%.
Tout récemment, l’intervention publique a actionné un autre instrument, en contrecarrant ponctuellement la hausse des prix régulés et ses effets négatifs sur le pouvoir d’achat. La hausse du tarif réglementé de l’électricité a ainsi été limitée à 4% en février 2022. Cette hausse aurait pu s’élever de 35 à 45% selon les estimations. Toutefois, le coût de ce soutien reste élevé (près de EUR 16 mds), dont la moitié supportée par les Finances publiques (moindre fiscalité) et l’autre par EDF. Cette action sur certains prix critiques pour l’ensemble de l’économie est positive à court terme car elle réduit l’ampleur des effets de second tour et donc l’inflation globale. Toutefois, elle n’est pas viable sur le long-terme car elle compromettrait la capacité des entreprises productrices d’énergie à investir.
La hausse de la part du logement dans le budget des plus modestes montre aussi que la question du pouvoir d’achat ne se limite pas à un traitement du caractère volatil de l’inflation. La hausse récente des coûts de la construction, ainsi que du prix des transactions dans l’immobilier ancien augurent mal d’une rupture de tendance. Dans ce contexte, toute hausse des prix de l’énergie ou de l’alimentation a tendance à saturer un revenu arbitrable contraint par des dépenses en logement qui laissent peu de marges de manœuvre aux plus modestes.
La redistribution peut corriger à court terme des problématiques ponctuelles. Toutefois, une croissance de l’emploi et des salaires plus forte serait un facteur de soutien plus durable au pouvoir d’achat sur le long terme.
Stéphane Colliac
stephane.colliac@bnpparibas.com