La Turquie bénéficie d’une croissance élevée en 2021 qui fait suite à une relance par le crédit mise en œuvre en 2020. La performance cumulée de 2020-2021 aura permis de combler le retard de croissance lié à une succession de chocs entre 2018 et 2020. L’investissement et l’industrie retrouvent ainsi leurs poids antérieurs. Les réserves de change se sont reconstituées par rapport au faible niveau qu’elles avaient atteint en 2020. Cela a toutefois un prix : l’inflation atteint un niveau nettement supérieur aux autres pays émergents. Aux déterminants communs (remontée du prix du pétrole et des autres matières premières), s’ajoutent des déterminants propres à la Turquie (dépréciation de la livre, changements à contretemps de la politique monétaire). Il conviendra par ailleurs de surveiller les conséquences sur les bilans bancaires de la fin de la tolérance sur la classification en créances douteuses. Au-delà du soutien à la croissance d’une politique de crédit expansionniste, des réformes bénéficiant aux entreprises ainsi qu’un plan conséquent d’investissement en infrastructures en sont également des moteurs.
Une relative normalisation
La Turquie a connu un redémarrage de son activité, notamment industrielle, au-delà de toutes les anticipations. Ainsi, la croissance devrait atteindre 9,7% en 2021 après une performance déjà positive en 2020 (1,8%).
La performance cumulée en 2020-2021 aura permis de combler le retard des années précédentes où la croissance avait évolué en dents de scie. L’investissement a été le premier moteur de la croissance, particulièrement celui en machines et équipement. Ce poste s’était contracté après la crise de l’été 2018 (choc de change et choc de taux), qui avait affecté la capacité des entreprises à investir. Sa croissance après le 2e trimestre 2020 lui permet de dépasser son précédent record de fin 2017.
En complément, l’industrie a retrouvé le poids dans le PIB (24%) qu’elle avait avant la crise de la mi-2018 grâce notamment à la forte croissance des exportations de biens manufacturés observée depuis le 3e trimestre 2020.
Les réserves de change ont été partiellement reconstituées. Elles ont retrouvé leur niveau d’avant-Covid, mais restent inférieures en termes relatifs (3,4 mois d’importations contre 4,2 mois avant-Covid). Les flux touristiques ont rebondi et expliquent largement l’amélioration de la balance courante. L’allocation de DTS par le FMI (USD 6 mds) et la signature de nouveaux accords bilatéraux de swaps de devises avec d’autres banques centrales ont fait le reste.
L’inflation émerge en tant que problème n°1
Le rebond de la croissance turque résulte d’une forte relance par le crédit, notamment par l’intermédiaire de plusieurs assouplissements monétaires. Si cette relance est intervenue principalement aux 2e et 3e trimestres 2020, ses conséquences se matérialisent encore. Le rebond de l’investissement, qu’elle a financé, continue de bénéficier à la croissance. Toutefois, cette politique monétaire accommodante a contribué à la dépréciation de la livre en 2020 (avec le fort déficit courant), qui rejaillit encore aujourd’hui sur l’inflation. Une dépréciation de 10% entraîne un surcroît d’inflation de 1,9 point de pourcentage (pp) au bout de deux mois, et atteint un impact cumulé de près de 3 pp au bout de 12 mois (Conjoncture de janvier 2021).
À la dépréciation du change se sont ajoutées les hausses des prix du pétrole, des prix alimentaires ainsi que d’une bonne partie des matières premières industrielles (métaux, plastiques notamment). En septembre 2021, La hausse sur un an des prix à la production a ainsi atteint 44% et celle des prix à la consommation 19,6%.
La transmission de la hausse des prix importés aux prix domestiques est plus importante que dans d’autres pays, y compris émergents. Elle indique que les entreprises ont tendance à travailler en devises ou en référence à une contre-valeur en devises, caractéristique des pays à forte inflation et dont la politique monétaire n’est pas jugée suffisamment crédible par les marchés et les entreprises.
La baisse de 100 points de base (pb) du taux directeur annoncée le 23 septembre 2021 en est une illustration. Elle a fait suite à la réduction du déficit extérieur et à la reconstitution des réserves de change, qui ont redonné plus de marges de manœuvre à la banque centrale.
Toutefois, elle apparaît à contre-courant, non seulement de la dynamique de l’inflation, mais aussi des autres banques centrales. Ce décalage pourrait devenir plus critique à mesure que le durcissement monétaire aux États-Unis se rapprochera. Avec une inflation élevée et un déficit extérieur structurel, la Turquie fait partie des pays qui y sont vulnérables, comme en 2013 ou en 2018. À cela s’ajoute une problématique de pouvoir d’achat pour tous les agents dont le revenu n’est pas indexé sur le niveau des prix.
Un endettement en hausse en termes absolus, mais sous contrôle en termes relatifs
La forte croissance nominale du PIB devrait permettre de stabiliser le ratio de dette publique sur PIB plus rapidement qu’anticipé en dessous de 40% du PIB, tandis que le déficit public devrait s’être réduit à 1,3% du PIB en 2021.
De la même manière, la croissance de chiffre d’affaires des entreprises a elle aussi été très forte (+72% au 1er semestre 2021, par rapport au 1er semestre 2019 dans l’industrie et le commerce). Elle a permis de stabiliser le ratio de dette, malgré la hausse du crédit observée en 2020 (+35%).
Cette hausse n’a pas entraîné jusqu’ici de hausse du risque de crédit pour les banques, en raison de la tolérance des autorités dans la classification des créances douteuses (extension de la limite minimale de 90 à 180 jours de retards de paiement). Toutefois, la mesure a pris fin à fin septembre 2021. Le ratio de créances douteuses devrait se détériorer (3,7% du total des prêts en juillet 2021), avec un potentiel de hausse de 1,8 point (correspondant aux prêts accusant 90 à 180 jours de retard de remboursement).
La croissance du crédit a pu permettre de maintenir à flot des entreprises qui auraient pu être mises à mal. Elle vient en complément de garanties publiques sur l’endettement de ces entreprises et d’une loi qui permet la restructuration des dettes. Près de TRY 56 mds de créances ont été restructurées à fin mai 2021 et la disposition a été prorogée jusqu’à mi-2023. En parallèle, la hausse du nombre d’entreprises liquidées est restée contenue : 15 300 sur les 12 derniers mois (à fin août 2021) contre 13 800 avant l’entrée en vigueur de la loi de restructuration.
D’autre part, après avoir ralenti depuis le début de l’année, le crédit croît à nouveau, bien que moins rapidement qu’en 2020 : TRY 7 mds de nouveaux crédits ont été délivrés par semaine en livre turque sur les 3 derniers mois (donnée arrêtée à mi-septembre), contre une moyenne de 20 mds par semaine au 2e trimestre 2020. Avant la baisse de taux directeur du 23 septembre dernier, la banque centrale avait réduit de 200 pb l’ensemble des coefficients de réserves obligatoires sur les dépôts en TRY au début du mois de juillet.
Un potentiel de croissance en hausse ?
La Turquie génère de la croissance avec un déficit courant plus réduit qu’avant 2017 (si on exclut l’année 2020, très particulière). Ce rééquilibrage entre les flux d’épargne et d’investissement domestiques suppose moins de dépendance vis-à-vis des flux de capitaux. Toutefois, le rééquilibrage est intervenu au cours d’une période de faible croissance en 2018-19. La réduction de l’investissement a été préjudiciable à la croissance potentielle et son rebond depuis mi-2020 laisse espérer une amélioration de ce potentiel.
Des réformes ont pu aider à soutenir la capacité de l’économie turque à croître. Le nombre de procédures pour créer une entreprise a ainsi été réduit à partir de 2018. La création d’entreprises s’est alors fortement développée, augmentant même de 20% en 2020 par rapport à 2019. Ce mouvement accompagne la digitalisation croissance de l’économie, avec notamment la hausse de 21% par an sur les 3 dernières années du nombre de comptes bancaires en ligne (71 millions en juin 2021).
En parallèle, la hausse du crédit a bénéficié à nombre d’entreprises engagées dans des partenariats public-privé, qui ont atteint un montant cumulé de USD 134 mds sur les vingt dernières années. Ces partenariats sont destinés au développement d’infrastructures jugées comme prioritaires par le gouvernement (aéroport d’Istanbul, projet de nouveau canal alternatif à la route des détroits sur la Mer Noire, gazoduc TurkStream). L’investissement en infrastructures est une condition nécessaire à une hausse pérenne de la croissance potentielle, mais elle ne suffit pas. D’autres formes d’investissement, notamment en capital humain, devront suivre pour permettre une hausse de la productivité, globalement absente au cours de la décennie passée.
Achevé de rédiger le 06/10/2021