Eco Flash

Zone euro : dynamisme et tensions du marché du travail

10/03/2022

Les créations d’emplois au sein de la zone euro ont été très importantes en 2021. Cela a permis de ramener le taux de chômage à un niveau historiquement bas. Mais cette dynamique s’est aussi traduite par des difficultés de recrutement et un manque de main d’œuvre. Les pénuries de main d’œuvre les plus contraignantes frappent l’Allemagne (dans tous les secteurs), en lien avec un faible taux de chômage, et les plus faibles touchent l’Italie dont le marché du travail est le moins dynamique de la zone (hiérarchie vérifiée quel que soit le secteur). En France, les tensions sont plus vives dans le secteur de la construction et plus modérées par ailleurs. Les contraintes de production dues au manque de main d’œuvre atteignent un niveau record dans le secteur des services, dans une ampleur particulièrement marquée en Allemagne. Ces tensions sont de bon augure mais à surveiller. De bon augure car elles sont le corollaire du dynamisme de la croissance et de l’emploi ; à surveiller en raison de la force de freinage qu’elles exercent sur la production et du risque inflationniste qu’elles peuvent alimenter.

Taux de chômage en zone euro

Dans cet article, nous revenons sur le dynamisme remarquable du marché du travail en 2021 dans la zone euro. Nous dressons, tout d’abord, un rapide état des lieux et livrons les principaux éléments d’explication de cette performance inattendue. Celle-ci se traduit par un pourcentage d’emplois vacants historiquement élevé associé à des difficultés de recrutement et des pénuries de main d’œuvre. L’ampleur de ces tensions, par secteur, dans les quatre principales économies de la zone euro, est évaluée dans une deuxième partie et leurs implications en termes de croissance, d’inflation

Rétablissement significatif du marché de l’emploi en 2021 : comment et pourquoi

À la fin de l’année 2021, l’emploi dans la zone euro n’a pas seulement rattrapé son niveau d’avant-crise, il l’a dépassé de près de 600 000 personnes[2]. Le taux de chômage au sein de l’Union monétaire est ainsi descendu sous la barre des 7% en décembre 2021, un niveau jamais observé depuis la création de l’euro au début des années 2000 (cf. graphique 1). Le taux de chômage des jeunes (25 ans et moins) a reculé également à un niveau inédit (14,9% en décembre 2021).

Parmi les 19 pays membres la zone euro, onze d’entre eux ont atteint, à la fin de l’année dernière, un taux de chômage inférieur à ce qu’il était deux ans auparavant, avant le début de la crise sanitaire. Dans certains pays, le taux de chômage reste très élevé (Grèce et Espagne en particulier). La baisse montre toutefois que la plupart des économies de la zone euro sont parvenues assez rapidement à surmonter la crise sanitaire, même si les risques n’ont pas encore totalement disparu.

Depuis deux ans, le rétablissement de la population active n’a pas été de même ampleur dans tous les pays, ce qui a impacté l’évolution du taux de chômage. Par exemple, si la France et l’Espagne ont connu une hausse significative de leur population active en 2021, ce n’est pas le cas de l’Allemagne et de l’Italie, où elle restait, à la fin de l’année dernière, en dessous de son niveau de 2019.

Les mesures exceptionnelles destinées à préserver les emplois durant les périodes de confinement, mises en place dans la quasi-totalité des pays de la zone euro[3], ont permis, dans un premier temps, de limiter considérablement les destructions de postes. Ainsi, et alors que le PIB de la zone euro chutait de 6,5% en 2020 en moyenne annuelle, l’emploi n’a reculé « que » de 1,4%. Un effet de rattrapage de la demande s’est ensuite enclenché en 2021, lié à l’allégement des mesures de restriction au sein de la zone euro (et ailleurs dans le monde).

Si l’emploi s’est rétabli aussi rapidement en 2021, c’est avant tout parce que la demande de main d’œuvre a connu une reprise exceptionnellement forte. Le nombre de postes vacants au sein de la zone euro a en effet progressé, à la fin de l’année dernière, de 15% par rapport à la fin 2109, pour s’établir à un niveau jamais observé auparavant. Onze pays enregistraient en effet, à la fin 2021, un nombre record de postes vacants.[4]

Taux d’emplois vacants en zone euro (%)

Le taux d’emplois vacants au sein de la zone euro[5], qui mesure la proportion de postes libres par rapport au nombre total de postes (occupés et inoccupés) a atteint 2,7% au T4 2021, un chiffre nettement au-dessus de la moyenne de 2019 (2,4%, cf. graphique 2). Deux conclusions émergent : d’un côté, ces chiffres soulignent les problèmes de recrutement auxquels font face de nombreuses entreprises européennes aujourd’hui (« le verre à moitié vide »), un phénomène que nous détaillerons dans la seconde partie ; de l’autre côté, ils montrent l’exceptionnelle vigueur de la reprise économique au sortir du « grand confinement » (« le verre à moitié plein »).

La hausse du taux d’emplois vacants devrait à terme se répercuter positivement sur le niveau d’emploi et le taux de chômage. Néanmoins, cette relation censément décroissante, connue sous le nom de courbe de Beveridge, n’est pas parfaite et varie beaucoup d’un pays à l’autre. Pour un même taux de chômage, le taux d’emplois vacants peut se situer, en effet, à un niveau très différent, en fonction des rigidités du marché du travail et du degré d’adéquation entre l’offre et la demande de travail (cf. encadré).

Différents niveaux de tension entre pays et secteurs

En France, les difficultés de recrutement (61% des entreprises dans l’industrie au 1er trimestre 2022) sont souvent mises en avant et comparées à un niveau de chômage encore significatif (7,4% au 4e trimestre 2021) pour souligner un apparent paradoxe. Toutefois, un fait est de signaler une difficulté de recrutement, un autre est de quantifier l’impact que cette difficulté recouvre. Une comparaison à l’échelle européenne de la contrainte pesant sur la production, en raison d’un manque de main d’œuvre, est ici effectuée au travers de l’enquête sur les entreprises de la Commission européenne.

Première observation, les contraintes que font peser les pénuries de main d’œuvre sur la production dépendent du cycle et sont corrélées au niveau de chômage. C’est frappant concernant l’Allemagne, qui présente la proportion d’entreprises déclarant être limitées dans leur production, en raison de pénuries de main d’œuvre, la plus importante parmi les grands pays de l’Union européenne. Lors de précédentes phases de forte croissance, comme au début des années 2000 ou de la décennie 2010, le taux de chômage allemand n’était pas encore descendu au niveau où il a gravité ces cinq dernières années, et qui est symptomatique d’une situation proche du plein emploi. Par conséquent, c’est la première fois que les entreprises voient le manque d’œuvre affecter à ce point leur production. Ces conclusions sont vérifiées dans l’industrie et les services (cf. graphiques 3 et 4). Dans l’industrie allemande, la plupart des secteurs sont touchés, et de façon encore plus nette ceux qui bénéficient de la plus forte demande des ménages et des entreprises en Europe : informatique, électronique, équipements électriques, plastiques et caoutchoucs.

La France, l’Italie et l’Espagne sont confrontées à des pénuries de main d’œuvre moins intenses qu’en Allemagne, nonobstant des contraintes plus fortes dans le secteur des équipements électriques. En France, ces pénuries ont récemment augmenté mais elles restent inférieures au plus haut atteint il y vingt ans et nettement en deçà de la moyenne européenne. En Espagne et en Italie, le facteur limitant des difficultés de recrutement pour la production est relativement marginal. Dans les deux pays, bien que le taux de chômage ait diminué récemment, le marché du travail n'est pas suffisamment tendu pour réellement limiter la capacité des entreprises à recruter, ce qui constituerait à son tour une contrainte sur la croissance de la production.

Les pénuries de main d’œuvre ont atteint des niveaux records dans les services, à l’exception de la France où elles sont tout de même proches du point haut de 2017 (cf. graphique 4). Ceci est dû à une demande actuellement élevée (phénomène de rattrapage post-Covid), qui a conduit à une forte hausse des créations d’emplois dans le tertiaire marchand. Une autre tendance pourrait expliquer ce phénomène de pénuries dans les services. De plus en plus de travailleurs se détourneraient des secteurs où les conditions de travail sont difficiles et les rémunérations faibles. Difficile à quantifier, ce phénomène est particulièrement important aux États-Unis (on parle de Big Quit ou Grande Démission[6]) mais il existe vraisemblablement en Europe également.

C’est en Espagne et en Italie que cette spécificité des services apparait le mieux, alors que chacun de ces deux pays subit peu de contraintes dans l’industrie. Partout en Europe, l’hôtellerie-restauration souffre de pénuries de main d’œuvre. À un degré moindre, les secteurs du transport terrestre, de l’informatique, de la recherche et développement et les agences d’intérim sont également concernés. En Allemagne, l’immobilier fait état de pénuries de main d’œuvre conséquentes.

En France, c’est dans la construction que les pénuries de main d’œuvre sont les plus contraignantes (cf. graphique 5). Elles atteignent actuellement un niveau record, mais leur moyenne historique aussi est plus élevée que dans les autres grands pays de l’Union européenne. La France fait face à une forme de persistance puisque les contraintes touchent rarement moins de 5% des entreprises, même en période récessive. L’Allemagne présente un niveau de pénuries dans la construction plus important dans la période récente (profil temporel similaire aux autres secteurs) qui est, de la même façon, à relier avec le faible niveau du chômage. En Espagne et en Italie, les tensions sont plus modérées et concernent rarement plus de 5% des entreprises. En Italie, la proportion d’entreprises concernées s’approche de ce niveau sur la toute fin de période, signe d’une activité qui gagne en dynamisme.

Un bon signe, à surveiller

% d'entreprises signalant des contraintes sur la production en raison d’un manque de main d'œuvre : secteur manufacturier