L’annonce d’un changement de cap de politique monétaire en novembre 2020 avait permis d’apaiser les tensions financières. Avec le remplacement du gouverneur de la banque centrale en mars, l’inquiétude est revenue. La dépréciation de la livre a repris. Les taux d’intérêt et les primes de risque se sont tendus. La priorité sera donnée au soutien de la croissance, au prix du maintien de déséquilibres macroéconomiques élevés. Le risque de crédit ne se reflète pas pour le moment dans le niveau des créances douteuses mais la tolérance, qui permet de reporter leur comptabilisation, prendra fin mi-2021. La reprise observée de l’investissement est nécessaire pour maintenir le potentiel de croissance, mais pas suffisante.
L’histoire se répète
La Turquie a nettement surpris en 2020 à son avantage avec une croissance de 1,8% (une performance assez rare dans le monde), et à son désavantage avec des déséquilibres bien plus marqués qu’attendu : le déficit courant a atteint 5,1% du PIB et l’inflation 14,6% en glissement sur un an en décembre. Dans ce contexte, le taux de change a subi une forte dépréciation et une volatilité largement supérieure à la plupart des autres devises émergentes.
Les perspectives pour l’année 2021 ne sont pas différentes, avec une croissance encore soutenue, une forte inflation et un taux de change qui restera très fragile. La raison tient aux revirements de la politique monétaire : après une période de resserrement très conséquent (+875 points de base entre novembre 2020 et mars 2021) qui avait permis de stabiliser temporairement la livre, le remplacement du gouverneur de la banque centrale le 21 mars dernier laisse anticiper une politique plus discrétionnaire.
De fait, on assiste depuis 2011 à une succession de phases de politique monétaire accommodante, au regard du niveau de l’inflation, et de resserrements contraints. Un taux directeur maintenu trop bas, trop longtemps attise l’inflation par la demande au travers du crédit domestique. Par ailleurs, l’inflation se nourrit et entretient la dépréciation de la livre, qui rend nécessaire le durcissement monétaire. Ainsi, 10% de dépréciation entraîne un surcroît d’inflation de 2 points de pourcentage au bout de trois mois (Conjoncture de janvier 2021). Ce phénomène explique l’accélération de l’inflation au 1er trimestre.
Le contexte local est fragile, nonobstant le chiffre flatteur de la croissance. Le marché du travail reste dual, avec une partie informelle conséquente. Or, avec la période de la Covid-19, le chômage dépasse le taux officiel (12,2% en janvier 2021) ; d’après une estimation alternative de Turkstat, il avoisinerait 30% en prenant en compte une méthodologie plus proche de celle du Bureau international du travail. D’autre part, alors qu’au début du mois de mars certaines des restrictions mises en place lors de la seconde vague de Covid-19 avaient été levées, la fin mars a vu une forte remontée du nombre de cas (qui a dépassé pour la première fois les 40 000 cas par jour le 1er avril), conduisant à de nouvelles restrictions.
L’activité touristique devrait en être de nouveau affectée cet été (on anticipe des recettes en devises inférieures de 50% à une année normale, après -80% en 2020). L’épidémie reste en effet active tant sur le plan international que localement malgré les programmes de vaccination en cours (10,8% de la population turque a reçu une première dose au 31 mars).
La faiblesse des recettes du tourisme, la remontée des prix du pétrole et la dépréciation de la livre (qui incite à l’achat d’or, importé) maintiendront le déficit courant à un niveau élevé (4% du PIB). Les flux de capitaux devraient rester insuffisants pour couvrir ce déficit courant au vu des incertitudes sur la politique monétaire et du contexte de remontée des taux longs américains. Les réserves de change et le taux de change devraient donc rester sous pression.
Ce scénario implique également le maintien de taux d’intérêt domestiques élevés notamment sur la dette publique. Avant le 21 mars, les taux courts étaient déjà élevés, en relation avec la politique monétaire restrictive depuis novembre, mais la courbe des taux était assez fortement inversée (taux plus faibles pour les maturités plus longues). Depuis, la courbe s’est aplatie. Au global, le taux à 3 ans (maturité moyenne de la dette publique émise localement en livre) est à 18,5% au 6 avril. Par ailleurs, le risque souverain est revenu à un niveau proche de ce qui prévalait fin octobre 2020 (la prime de CDS s’établissant à 445 pb au 6 avril contre 304 pb le 21 mars).
Ne pas sous-estimer le risque de crédit
Malgré un ratio de dette publique contenu à 40% du PIB, le niveau structurellement plus élevé des taux d’intérêt et la dépréciation du change (près de la moitié de la dette est en devises) contraignent le policy mix actuel car la charge d’intérêts devrait atteindre 3 points de PIB en 2021. Or, les conséquences de l’accélération de l’inflation et de la résurgence de la Covid-19 pour la population rendent probable la poursuite d’un effort de dépense publique.
Toutefois, la volonté de contenir le déficit tout en continuant à soutenir l’économie implique de recourir à des éléments hors budget (banques publiques, fonds de lutte contre le chômage). Dans ce contexte, la dynamique probable du crédit constitue un élément important. Ce fut l’instrument principal du soutien à l’économie au printemps 2020, dans une proportion largement supérieure aux autres pays émergents.
A contrario le resserrement monétaire de novembre 2020 a entraîné une contraction du crédit au début de l’année 2021. Ainsi, d’un flux de crédit de près de 7 points de PIB au 2e trimestre 2020, on est passé à un flux négatif pour près de 1 point de PIB au 1er trimestre 2021. Le relèvement de l’ensemble des coefficients des réserves obligatoires, en plusieurs étapes (la dernière le 24 février), a contribué à limiter la capacité de prêt du secteur bancaire. La future orientation de la politique de crédit n’est pas encore claire, mais il est probable que son caractère restrictif ne se prolongera pas au-delà du 1er trimestre 2021.
La forte hausse des crédits octroyés et le report des échéances de remboursement, accordé pour 3 mois aux entreprises non financières au 2e trimestre 2020, ont retardé le risque d’un accroissement des créances douteuses. Le ratio de ces créances par rapport au total des prêts a même reculé de 5,2% en février 2020 à 4,1% en février 2021. Le régulateur a mis en place une tolérance permettant de repousser jusqu’à mi-2021 la classification en créances douteuses des prêts en retard de remboursement (extension de 90 à 180 jours de retard). La classification en prêts de niveau 2, qui en constitue l’antichambre, a été étendue à un retard supérieur à 90 jours au lieu de 30. Or, le volume des prêts de niveau 2 a augmenté pour atteindre près de 1,7 % du total des prêts, laissant craindre un accroissement du ratio de créances douteuses d’une ampleur voisine dès lors que les critères de comptabilisation seront normalisés.
Les prêts bancaires aux entreprises non financières ont nettement augmenté (de 30% du PIB en 2020 à 40% du PIB en 2021), sous le poids notamment d’une hausse des crédits de trésorerie. En parallèle, les banques ont renforcé leurs fonds propres, parvenant à maintenir leur ratio CET1 à 14% en février 2021, comme un an plus tôt. Elles sont donc parvenues à couvrir leur exposition accrue au risque de crédit. En parallèle, la profitabilité des banques (ROA) a peu évolué (proche de 1,5%).
Un rebond de l’investissement des entreprises
La forte croissance du crédit au 2e trimestre 2020 a certes soutenu les entreprises en manque de trésorerie (hausse des stocks, retards de paiement), mais elle a également permis un rebond de leur effort d’investissement.
Ainsi, l’investissement en machines et équipement a progressé de 21% en 2020, contribuant pour près de 2 points à la croissance du PIB, devançant même la consommation des ménages (contribution à hauteur de 1,9 point). Les importations de biens d’équipement ont progressé, au contraire de nombre d’autres postes, contribuant (de façon mineure) à l’aggravation du déficit extérieur. Ce rebond est particulièrement bienvenu car la croissance potentielle turque avait souffert en 2018-19 de la faiblesse de l’investissement et d’une diminution de la productivité globale des facteurs (observée depuis 2013). Par le passé, lorsque la croissance turque s’est accélérée, cela a souvent résulté d’une accumulation de capital.
Toutefois, la décrue du niveau de productivité globale est telle que des mesures complémentaires à celles favorisant l’investissement sont nécessaires pour maintenir le potentiel de croissance. Elles devraient notamment favoriser une participation plus importante sur le marché du travail formel de la population en âge de travailler.