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Ralentissement économique en zone euro : et si l’emploi résistait ?

12/12/2019
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Depuis la fin de l’année 2017, l’activité économique a sensiblement ralenti dans la zone euro. De +0,8% en variation trimestrielle au T4 2017, la croissance du PIB a baissé pour atteindre seulement +0,2% ces derniers trimestres. Le secteur manufacturier, qui est entré en récession au second semestre 2018, concentre les inquiétudes. L’activité dans le secteur des services, même si elle ralentit, résiste et affiche une croissance positive. La résilience de l’emploi est à ce titre déterminante et continue de surprendre. Bien qu’en repli, la croissance de l’emploi total en zone euro est en effet restée relativement robuste et dépasse sa moyenne de long terme (cf. graphique 1). Au T3 2019, l’emploi total a progressé de +1,0%[1] (en glissement annuel, après 1,2% et +1,4% au T2 et T1 2019 respectivement), contre +0,7% en moyenne depuis 2011. L’ajustement lent et limité de l’emploi est-il inédit en zone euro ? Des spécificités par branche d’activité émergent-elles ? Comment expliquer une telle résistance ?
Cette situation peut-elle durer ? Autant de questions auxquelles nous allons tenter d’apporter des éléments de réponse.

Une situation pas si exceptionnelle que cela

Zone euro : Ralentissement du PIB, résistance de l’emploi
Une résistance déjà observée dans le passé

Malgré un ralentissement économique assez marqué, la dynamique de l’emploi résiste encore en zone euro depuis la fin de l’année 2017. Bien qu’elle puisse interpeler, cette réactivité modérée de l’emploi à un choc négatif d’activité ne semble pas être un phénomène nouveau. Lors des phases précédentes de ralentissement ou de récession en zone euro, le recul de la croissance de l’emploi n’a pas été particulièrement plus prononcé. Nous avons distingué cinq phases entre 2000 et aujourd’hui. Elles correspondent à différentes périodes séparant les pics et les creux de croissance annuelle de la valeur ajoutée (VA) totale en volume en zone euro : T2 2000-T1 2002 (bulle internet), T2 2004-T2 2005 (ralentissement modéré), T4 2006-T1 2009[2] (grande crise financière), T1 2011-T1 2013 (crise de la dette) et T4 2017-T3 2019 (ralentissement actuel). Comme indiqué sur le graphique 2, relativement à l’ampleur des chocs négatifs sur l’activité, le ralentissement de l’emploi par le passé n’a pas été particulièrement plus marqué qu’aujourd’hui.

L’emploi manufacturier résiste malgré les difficultés

La dégradation de l’activité dans le secteur manufacturier en zone euro a été particulièrement marquée depuis la fin de l’année 2017. De +4,7% au T4 2017 en glissement annuel (g.a.), la croissance de la valeur ajoutée manufacturière (en volume) est passée à -1,1% au T3 2019. Toutefois, l’effet négatif sur l’emploi est pour l’heure relativement contenu, sa croissance étant passée de +1,4% à +0,7% sur la période. Dans le même temps, la VA dans les services[3] a enregistré une bien moindre décélération (sa croissance est passée de +2,8% à +1,7%) tandis que, relativement, l’effet sur l’emploi a été nettement plus fort (la croissance de l’emploi a baissé de
-0,7 pt).

Au regard de la courte histoire économique de la zone euro, cette situation n’est pas nouvelle. En effet, lors des phases précédentes de ralentissement ou de récession, l’emploi dans les services a été particulièrement affecté par la baisse de la croissance dans ce secteur. A contrario, les chocs négatifs sur l’activité manufacturière ont eu un effet nettement moindre sur la dynamique de l’emploi du secteur (cf. graphiques 3a et 3b).

Comment expliquer cette situation ?

Des changements structurels : évolutions démographiques, ralentissement de la productivité du travail, intensité capitalistique

L’emploi manufacturier reste impassible

Les gains de productivité du travail se tassent sensiblement depuis la fin de l’année 2018 en zone euro (cf. graphique 4). Cette dynamique est particulièrement prononcée en Italie et en Allemagne. Le cycle de productivité est très marqué sur la période récente, reflétant le faible ajustement de l’emploi à court terme au ralentissement de l’activité. Ces performances s’inscrivent toutefois dans un contexte plus large de ralentissement tendanciel de la productivité en zone euro, mais également dans de nombreux pays avancés. Cela signifie que le seuil minimum de croissance économique à partir duquel des emplois sont créés, est plus bas. Par ailleurs, des évolutions démographiques majeures sont à l’œuvre en zone euro. Le ralentissement de la population active depuis le début des années 2000 facilite, toutes choses égales par ailleurs, la stabilisation du chômage.

Par ailleurs, le secteur industriel manufacturier est réputé intense en capital (comme certains services tels que les télécommunications), ce qui pourrait expliquer la faible réaction de l’emploi dans ce secteur, eu égard à la baisse de la croissance de l’activité. L’ajustement pourrait alors davantage s’opérer du côté de l’investissement. A ce titre, l’investissement en machines et équipements en zone euro, certes, ralentit depuis fin 2017, mais sa croissance reste positive.

Rétention de main-d’œuvre par les entreprises

Face au ralentissement de leur activité et de la demande, les entreprises peuvent décider de conserver une partie de leurs travailleurs au détriment de leurs marges. La « rétention de main-d’œuvre » peut ainsi être définie comme la proportion du facteur travail sous-utilisée par une entreprise pendant le processus de production à un instant donné. Du point de vue de l’entreprise, la rétention d’une partie de la main-d’œuvre peut être optimale compte tenu des coûts fixes associés à l’ajustement des effectifs[4]. Ces coûts dépendront des spécificités institutionnelles et législatives nationales relatives au marché du travail[5].

Jusqu’ici, les services résistent

Par le passé, des phénomènes de rétention de main-d’œuvre ont été observés en zone euro. Lors de la crise de 2008-2009, entre le pic et le creux de l’activité et malgré la sévère contraction du PIB, les réductions d’emplois ont été relativement limitées[6]. La rétention de travailleurs a permis de limiter l’effet de la crise sur l’emploi et le chômage. Ceci s’est fait dans certains pays par un ajustement plus sensible du volume d’heures travaillées et le développement de contrats à temps partiel notamment. Cela dit, les évolutions sur le marché de l’emploi ont été différentes entre Etats membres, le chômage ayant par exemple drastiquement augmenté en Espagne entre fin 2007 et fin 2011 tandis qu’il baissait en Allemagne.

Des logiques de rétention de main-d’œuvre pourraient être en cours en zone euro, voire exacerbées par les difficultés de recrutement relevées par les entreprises. Le volume d’heures travaillées a dans ce cadre, ralenti depuis le pic de fin 2017, et davantage aux T2 et T3 2019 (cf. graphique 5). Au T3 2019, la croissance des heures travaillées en zone euro a baissé atteignant +0,7% après +1,6% au T1 2019, et +0,9% au T2. Ce constat est plus marqué dans la branche manufacturière. Dans cette branche, des différences subsistent entre les pays. Depuis début 2019, l’Allemagne et les Pays-Bas ont réduit la croissance des heures travaillées dans le manufacturier tandis qu’elle est restée stable en France.

Par ailleurs, comme par le passé, il semble que le ralentissement actuel affecte davantage l’emploi des populations dont le niveau d’éducation est le plus bas. A l’échelle agrégée, la croissance de l’emploi des personnes ayant un faible niveau d’éducation baisse depuis début 2018 tandis que celle des personnes les plus éduquées reste allante (cf. graphique 6). En France, cet écart de dynamique est particulièrement important.

En toile de fond, moins de gains de productivité

Quelle sera l’évolution au cours des prochains trimestres ?

La croissance du PIB de la zone euro s’est stabilisée au T3 2019 (+0,2% en t/t) et l’emploi a continué son lent ralentissement (+1,0% en g.a. après +1,2%). Au cours des prochains trimestres, l’évolution du marché de l’emploi sera déterminante, compte tenu de son influence sur la consommation des ménages, et plusieurs éléments permettent de rester plutôt confiant.

D’abord, la demande interne continue à résister et prend le relais de la demande externe. Alors que les exportations nettes (i.e. diminuées des importations) ont en moyenne négativement contribué à la croissance depuis début 2018, l’investissement l’a soutenue tout comme la consommation privée. Ceci est de bon augure, la demande interne, en particulier la consommation des ménages, étant plus riche en emplois que les exportations[7].

Ajustements des horaires dans les entreprises

En effet, la consommation privée est en grande partie constituée de services hautement intenses en travail, davantage que le secteur manufacturier exportateur. Par exemple, lors de la crise des dettes souveraines en zone euro, la consommation privée avait été plus affectée que les exportations. Le chômage avait alors sensiblement augmenté relativement au ralentissement de l’activité. Lors de l’épisode récessif de 2008-2009 les exportations avaient souffert, davantage.

Une rétention d’emploi ciblée sur les personnes plus qualifiées

Le chômage avaient certes, progressé, mais de manière relativement contenue par rapport à la chute de la croissance du PIB. Depuis fin 2017, le taux de chômage a baissé de l’ordre de 1 point en zone euro.

Ensuite, les politiques budgétaire et monétaire en zone euro devraient globalement continuer à soutenir la demande interne et la croissance. Du côté monétaire, les dernières annonces semblent indiquer que les conditions de financement resteront durablement très accommodantes. De son côté, la politique budgétaire au niveau agrégé devrait être, en 2020, légèrement expansionniste[8].

Enfin, malgré une baisse de l’ordre de 2 points de valeur ajoutée depuis le T2 2017, les marges des entreprises non financières de la zone euro restent encore à un niveau assez confortable (supérieur à 39% de la VA au T2 2019). Toutefois, la rétention de main-d’œuvre pèse sur la rentabilité des entreprises et pourrait n’être ainsi que temporaire, d’autant plus si le ralentissement venait à durer ou à s’accentuer.

[1] Nous raisonnons ici en milliers de personnes. En heures travaillées, le constat est proche : la dynamique de l’emploi ralentit graduellement depuis le milieu de l’année 2018. Aux T2 et T3 2019 toutefois, le ralentissement est plus marqué (voir plus bas dans l’article).

[2] Bien que la récession n’arrive qu’en 2008, le début du ralentissement date de fin 2006.

[3] Nous considérons ici l’ensemble des services, marchands et non marchands.

[4] BCE, Labour hoarding in the euro area, bulletin mensuel, encadré 4, juillet 2013

[5] Les entreprises peuvent également préférer diminuer le volume de travail en réduisant les heures travaillées.

[6] BCE, Euro area labour markets and the crisis, Occasional Paper Series, n°138, octobre 2012

[7] BCE, Disaggregating Okun’s law-Decomposing the impact of the expenditure components of GDP on euro area unemployment, R. Anderton et al., Working Paper Series n°1747, décembre 2014

[8] Commission européenne, European Economic Forecast, automne 2019

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE