Edito

Zone euro | L’euro numérique et le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale

13/03/2024
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Parmi les arguments avancés par les banques centrales pour justifier une monnaie numérique éponyme, celui de l’ancrage figure en bonne place. A en croire les thuriféraires de l’euro numérique, le moindre usage de la monnaie fiduciaire, sinon sa disparition, irait dans le sens de l’histoire et impliquerait le lancement d’une forme numérique de monnaie de banque centrale qui serait seule garante de la préservation de l’ancrage à l’ère numérique. Rien ne paraît moins évident.

En novembre 2021, à l’occasion d’un discours consacré à l’euro numérique, Fabio Panetta, alors membre du directoire de la BCE, déclarait : « La confiance des gens dans la monnaie privée réside dans sa convertibilité à parité avec la forme de monnaie la plus sûre dans l'économie - la monnaie de la banque centrale, l'ancre monétaire - et donc avec d'autres formes réglementées de monnaie »[1]. Il ajoutait : « Les émetteurs privés [de monnaie, i.e. les banques, ndlr] doivent compter sur la convertibilité, car leur monnaie est exposée aux risques opérationnels, de crédit, de liquidité et de marché », tout en précisant que « ces risques étaient réduits par des mesures de politique publique comme la surveillance prudentielle, les exigences en capital et la garantie des dépôts ».

Dans un article récent également consacré aux craintes - exagérées selon eux - de la désintermédiation bancaire qui pourrait résulter d’un éventuel euro numérique, Bindseil, Cipollone et Schaaf (2024)[2] émettent la thèse selon laquelle le moindre recours aux billets pour les transactions quotidiennes réduira également la demande structurelle et l’encours de ces derniers. Pour étayer leur propos, ils soulignent le recul en 2023, pour la première fois depuis 2002 dans la zone euro, de l’encours nominal des billets, qu’ils attribuent à la hausse des taux d’intérêt mais aussi à la numérisation des paiements. Face au risque supposé de recul du rôle d’ancrage associé à la baisse de l’encours de billets, la BCE doit s’assurer que « la monnaie [qu’elle émet] conserve son rôle d’ancrage »[3].

Mais la combinaison d’une baisse de l’usage des billets en qualité d’instrument de paiement et d’une diminution de l’encours ne résiste guère à l’épreuve des faits. Ainsi, malgré la diminution la demande de billets pour les transactions de détail, l’encours des billets a continûment progressé entre 2002 et 2022 (x 2,4) et sa taille relative est passée dans le même temps d’environ 10% de l’encours des dépôts à vue des ménages à 17,5%. Ces tendances opposées sont connues sous le nom du « paradoxe du billet »[4]. Au demeurant, la baisse de la demande de cash à des fins de transaction mérite d’être nuancée par le fait que les espèces restent toujours la première méthode de paiement en point de vente et ce, en dépit de la forte baisse de leur usage depuis la pandémie de Covid 19 : 59% des transactions (en nombre, donc) y étaient encore réglées au moyen d’espèces en 2022[5]. Ensuite, les estimations de la BCE montrent que la demande de billets était davantage motivée, en 2019, par leur fonction de réserve de valeur (entre 28% et 50%) que par le règlement de transactions (entre 20% et 22%). Une fraction importante de la demande émanait par ailleurs des non-résidents (entre 30% et 50%).

En outre, la qualité de l’ancrage de la monnaie de banque commerciale à la monnaie de banque centrale ne se mesure pas tant à l’aune de la quantité de monnaie fiduciaire en circulation qu’à celle de l’usage de la monnaie de banque commerciale qui y est ancrée. C’est en effet parce qu’ils ont confiance dans leur faculté de convertir les dépôts détenus auprès des banques commerciales en monnaie de banque centrale que les agents économiques utilisent volontiers la monnaie de banque commerciale plutôt que la monnaie de banque centrale (d’où, d’ailleurs, le risque de ruée bancaire lorsque la confiance se perd). Et cette confiance dans la valeur de la monnaie de banque commerciale ne saurait découler de la seule garantie des dépôts. Ce dispositif garantit bien le remboursement à concurrence d’un certain montant exprimé dans l’unité de compte de l’euro émis par la banque centrale (100 000 euros depuis 2014 dans l’Union européenne). Mais l’unicité de valeur de l’euro quel qu’en soit l’émetteur (banque centrale ou banques commerciales) réside exclusivement dans la faculté de convertir à parité de la monnaie de banque commerciale en monnaie de banque centrale (parités croisées des euros de banques commerciales différentes, en quelque sorte, par analogie avec les taux de change croisés) ; en d’autres termes, dans la faculté de se rendre à un guichet ou devant un distributeur automatique de billets (DAB) pour obtenir des espèces en l’échange de dépôts bancaires, à parité. Certes, le nombre de DAB tend à reculer depuis 2015 dans la zone euro. Mais, ainsi que le souligne la BCE, la densité des DAB ne constitue pas la mesure la plus pertinente de la facilité d’accès aux espèces. L’interprétation de cet indicateur repose, en effet, sur l’hypothèse implicite d’une distribution homogène des suppressions de points de retrait sur le territoire national de chaque pays et au sein de sa population, non vérifiée dans les faits. A cet égard, une étude récente de la BCE[6] indique que la proportion de la population résidant à moins de 5 kilomètres d’un distributeur automatique de billets (DAB) s’échelonnait, en 2020, de 77% à 100% dans les différents pays de la zone euro, pour une médiane de 95% pour l’ensemble des pays. De surcroît, en 2019, 89% des citoyens de la zone euro jugeaient l’accès aux DAB « facile » ou « très facile » et seuls 2% le considéraient « très difficile ». Relevons, enfin, que le retrait d’argent liquide chez certains commerçants (cashback) supplée parfois les DAB dans les zones faiblement pourvues.

La BCE conçoit l’euro numérique comme le pendant numérique des pièces et billets. Le risque est toutefois grand que les consommateurs l’appréhendent plutôt comme un substitut aux comptes bancaires, du fait notamment de la proximité des modes de paiement et des modes de détention entre l’euro numérique et l’euro détenu sur un compte de banque commerciale (qui est, accessoirement, un « euro numérique » depuis la naissance de l’euro en 1999). Avec à la clef, le risque d’un renchérissement du coût des ressources bancaires (nécessité de remplacer les dépôts de la clientèle par du refinancement plus coûteux) et donc du crédit. A notre sens, les seules caractéristiques de l’euro numérique à même de limiter ce risque seraient un plafond de détention très bas, comparable au montant d’espèces raisonnablement détenu par chaque citoyen à des fins de transaction (quelques centaines d’euros tout au plus) ou un euro numérique exclusivement « hors ligne » détenu sous forme de jeton numérique dans la mémoire d’un téléphone mobile, dont la perte ou le vol seraient définitifs, à l’instar… des espèces sonnantes et trébuchantes.

Les trois fonctions de la monnaie théorisées par Aristote (intermédiaire des échanges, réserve de valeur et unité de compte) conservent aujourd’hui toute leur pertinence. Elles sont cumulatives et indissociables. Il n’appartient pas à l’émetteur de la monnaie, mais à l’utilisateur, de décider de la fonction principale qu’il souhaite attribuer dans la pratique à chaque forme de monnaie. Nous avons vu, par exemple, que la demande de billets était davantage motivée par la fonction de réserve de valeur que par celle d’intermédiaire des échanges. En dépit de sa volonté affichée – et justifiée – de cantonner le « pendant numérique du billet » dans son rôle d’intermédiaire des échanges, la BCE prendrait néanmoins le risque, en le lançant, de créer une nouvelle forme de réserve de valeur concurrente des billets… et des dépôts bancaires, au préjudice du financement de l’économie, de la transmission de la politique monétaire, et de la stabilité financière.


[1] Panetta F. (2021), “Central bank digital currencies: a monetary anchor for digital innovation”, Speech by Fabio Panetta, Member of the Executive Board of the ECB, at the Elcano Royal Institute, Madrid, 5 November (traduction en français par nos soins).

[2] Bindseil U., Cipollone P., Schaaf J. (2024), “The digital euro after the investigation phase: Demystifiying fears about bank disintermediation”, VoxEU/VoxEU – CEPR’s policy portal, 19 February.

[3] Panetta F. (2023), “A digital euro: widely available and easy to use”, Introductory statement by Fabio Panetta, Member of the Executive Board of the ECB, at the Committee on Economic and Monetary Affairs of the European Parliament, Brussels, 24 April 2023 (traduction en français par nos soins).

[4] Zamora-Pérez A. (2021), “The paradox of banknotes: understanding the demand for cash beyond the transactional use”, ECB Economic Bulletin, Issue 2/2021.

[5] ECB (2022), Study on the Payment Attitudes of Consumers in the Euro area (SPACE), December.

[6] Zamora-Pérez (2022), “Guaranteeing freedom of payment choice: access to cash in the euro area”, ECB Economic Bulletin, Issue 5/2022.

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