Les données relatives à la balance des paiements et à l’emploi des travailleurs étrangers permettent de relativiser l’idée, pourtant communément admise, que le Brexit aurait réduit l’attractivité du Royaume-Uni.
Il est vrai qu’encore en mars 2023, une entreprise britannique sur quatre classait le Brexit parmi ses trois principales sources de préoccupation. Ce niveau est certes en baisse depuis 2019, mais il montre néanmoins que l’inquiétude ne s’est pas totalement résorbée.
Si l’investissement réel des entreprises (étrangères et domestiques) au Royaume-Uni au 4e trimestre 2022 était inférieur de 0,4% à son niveau du 2nd trimestre 2016, cette érosion ne s’explique pas par une baisse des investissements directs étrangers (IDE) des non-résidents au Royaume-Uni, celle-ci ne transparaissant pas dans les données.
Le Brexit a eu un impact plus notable sur les flux de main d’œuvre. On constate ainsi un déficit des entrées de travailleurs européens depuis le 2e trimestre 2016, que la hausse du nombre de travailleurs non-européens à partir de 2021 n’a pas encore permis de résorber. Nous estimons que l’emploi des étrangers au Royaume-Uni est inférieur de 76 000 travailleurs à ce qu’il aurait été s’il avait suivi sa tendance pré-Brexit.
Il ressort de ces éléments de comparaison que le Brexit a joué négativement sur l’économie britannique au cours de la période d’incertitude qui a suivi le référendum et qui s’est achevée lorsque les modalités effectives du Brexit ont été connues. Par la suite, une fois qu’un cadre post-Brexit plus stable a été défini, le Royaume-Uni a bénéficié d’effets de rattrapage en matière d’investissements directs et d’entrées de travailleurs étrangers issus de pays extérieurs à l’Union européenne (UE).
Le Royaume-Uni reste attractif pour les investisseurs étrangers
En 2016, l’un des principaux arguments qu’avançaient les opposants au Brexit était le risque d’une chute des investissement directs étrangers (IDE) à destination du Royaume-Uni. Dhingra et al.[1] estimaient alors que la sortie de l’Union européenne (UE) conduirait à une baisse des flux entrants d’IDE au Royaume-Uni de 22% dans les dix années suivant le Brexit.
Les données relatives à la balance des paiements infirment a posteriori cette crainte pour le moment. En effet, en additionnant les flux d’IDE entre 2009 et 2015 et entre 2016 et 2022, et en rapportant ces flux au PIB, on observe que les flux entrants (investissements des non-résidents au Royaume-Uni) sont passés de 1,6% du PIB de 2009 à 2015 à 3,1% de 2016 à 2022 (graphique 1)[2]. Le constat est identique lorsqu’on se limite aux flux entrants d’IDE sous forme de capital (évolution de 1,6% du PIB entre 2009 et 2015 à 2,6% de 2016 à 2022).
En parallèle, les flux sortants d’IDE ont également augmenté, passant de 1,3% du PIB à 2,4%, par l’intermédiaire d’une hausse des prêts intra-groupes des entreprises britanniques accordés à leurs filiales à l’étranger. Ces prêts intra-groupes peuvent avoir plusieurs significations. L’une d’elles serait un phénomène de diversification des activités des entreprises britanniques à l’étranger (Pays-Bas, France, etc.), ce qui pourrait être une conséquence directe du Brexit, notamment dans le domaine financier avec une relocalisation de certaines activités, mais sans remettre en cause le hub financier que constitue la place de Londres.
Le résultat de ces évolutions entre flux entrants et flux sortants d’IDE est une baisse des flux nets en pourcentage du PIB entre les deux périodes sous revue (graphique 2). Compte tenu de sa composition, cette baisse n’est cependant pas le signe d’une moindre attractivité du pays, bien au contraire si l’on considère les IDE entrants de capital.
L’incertitude entre le vote et la mise en œuvre du Brexit a pénalisé l’investissement productif
Si l’attractivité de l’économie britannique pour les non-résidents semble intacte, l’augmentation du nombre de prêts intra-groupes des entreprises britanniques accordés à leurs filiales étrangères a pu contribuer à réduire les ressources disponibles pour financer l’investissement au Royaume-Uni. Le décrochage peut être imputé, au moins en partie, à l’incertitude qui a entouré la période allant du résultat du référendum en juin 2016 à la sortie effective de l’UE en janvier 2020.
Depuis 2016, la Banque d’Angleterre publie le Brexit Uncertainty Index[3] (graphique 3). Celui-ci montre que le vote du Brexit de juin 2016 a provoqué une hausse brutale de l’incertitude. Un pic a été atteint en décembre 2018 durant la période de négociation, 58% des répondants plaçant alors le Brexit parmi leurs trois principales sources d’incertitude. Cette dernière est depuis retombée avec la ratification de l’accord de retrait en janvier 2020. Néanmoins, plus d’un répondant sur quatre plaçait encore, en mai 2023, le Brexit parmi ses trois plus grandes sources d’incertitude.
Cette incertitude a joué, selon toute vraisemblance, un grand rôle dans la stagnation de l’investissement productif réel des entreprises au Royaume-Uni du 3e trimestre 2016 au 4e trimestre 2019. La reprise post-covid n’a pas encore permis de retrouver le niveau atteint alors. En conséquence, l’investissement productif réel des entreprises au Royaume-Uni demeurait inférieur de 1,2% à son pic du 3e trimestre 2016 au premier trimestre 2023. Le graphique 4 illustre la situation du Royaume-Uni par rapport à sa tendance linéaire sur 2012-2016, en guise de contrefactuel, et à ses pairs. Il en ressort une nette divergence entre le Royaume-Uni et l’Allemagne ou la France. Ce décrochage se produit dès le 4e trimestre 2016, alors que la tendance de reprise post-2008 de l'investissement des entreprises britanniques était plus forte que celle de ses homologues (+30,3% entre 2010 et 2016 pour le Royaume-Uni, +8,8% pour la France, +16,5% pour l’Allemagne et +10,3% pour la zone euro). Nous constatons néanmoins une surperformance relative de l’investissement des entreprises britanniques qui coïncide avec la fin de la période de transition pré-Brexit à partir du 1er trimestre 2020 (-2,1% entre le T1 2020 et le T4 2022 pour le Royaume-Uni, contre -7,6% pour la zone euro).
Attractivité réduite pour la main d’œuvre originaire de l’Union européenne
S’il semble n’avoir pas pénalisé l’attractivité du territoire pour les investisseurs étrangers, le Brexit a rendu plus difficile la mobilité des travailleurs issus de l’Union européenne. Le manque de travailleurs non-qualifiés qui en a découlé n’a pas encore été résorbé. Néanmoins, il est en passe de l’être grâce à l’arrivée de travailleurs issus des pays hors UE. Selon notre estimation, le nombre de travailleurs étrangers en emploi au Royaume-Uni au 1er trimestre 2023 était inférieur de 76 000 à ce qu’il aurait été si l’emploi des travailleurs de l’UE et hors UE avait poursuivi sa tendance pré-Brexit. L’écart entre cette tendance et l’emploi des travailleurs étrangers s’est creusé durant la période d’incertitude ayant suivi le vote du Brexit, puis s’est stabilisé à partir de 2020. Récemment, l’arrivée de nouveaux travailleurs issus de pays hors UE s’est accrue, en particulier après la levée des restrictions sanitaires liées à la pandémie de Covid-19. Ces nouvelles entrées ont permis de compenser les flux manquants de travailleurs européens depuis lors. De plus, les dernières données, notamment celles du 1er trimestre 2023, pointent vers un rattrapage de la tendance pré-Brexit.
Le Centre for European Reform indiquait par ailleurs dans une étude de juin 2022[4] que le Brexit avait conduit à une perte nette de 330 000 travailleurs étrangers par rapport à une situation contrefactuelle où le Brexit n’aurait pas eu lieu. Selon cette étude, les secteurs les plus touchés sont ceux qui emploient majoritairement des travailleurs non qualifiés, comme le transport (perte nette de l’équivalent de 8,7% de la force de travail), l’hôtellerie et la restauration (6% de la force de travail) et la vente au détail et en gros (3,2% de la force de travail).
Le manque de main d’œuvre est par ailleurs aggravé par un problème plus global de baisse du taux d’activité depuis le début de la crise de la Covid-19, qui sous-performe celui de la zone euro, problème que nous évoquions dans une note début mars[5]. Le nombre d’inactifs a notamment progressé de près de 6% depuis février 2020. Alors que le taux d’activité en zone euro avait progressé de 0,5 point par rapport à son niveau prépandémique au dernier trimestre 2022, celui du Royaume-Uni n’avait toujours pas retrouvé son niveau d’avant-crise, avec un taux d’activité inférieur de 0,9 point au niveau du 4e trimestre 2019.
Ces pénuries de main d’œuvre importantes auxquelles fait face le Royaume-Uni pèsent sur l’offre et contribuent à rendre l’inflation plus persistante.
Stéphane Colliac avec la collaboration de Louis Morillon (stagiaire)