Deux ans après le choc de la pandémie, la Tunisie est durement frappée par les conséquences du conflit en Ukraine. L’envolée des prix des matières premières conduit à une dégradation dangereuse des comptes extérieurs et des finances publiques. L’inflation atteint des niveaux historiquement élevés, pénalisant un peu plus l’activité économique, qui peine à retrouver de l’allant depuis la crise de 2020. En l’absence de marge de manœuvre financière, la Tunisie espère obtenir l’appui du FMI pour apaiser les tensions macroéconomiques. Il y a urgence.
Malgré quelques avancées récentes, la situation de la Tunisie reste préoccupante. Après l’adoption d’une nouvelle constitution en juillet dernier et la publication d’une loi électorale en septembre, préalable à la tenue d’élections législatives fixées au 17 décembre 2022, le gouvernement vient de s’accorder avec le puissant syndicat, l’UGTT, sur une revalorisation annuelle de 3,5% des salaires des employés de la fonction publique jusqu’en 2025.
Cet accord ne règle pas tous les problèmes mais il devrait contribuer à apaiser le climat social, au moins à court terme. Surtout, il pourrait ouvrir la voie à un plan d’aide du FMI pour qui un consensus large sur les réformes à mettre en place est nécessaire. Son déblocage permettrait de catalyser l’appui des autres créanciers bi- et multilatéraux traditionnels du pays, voire de restaurer la confiance des investisseurs.
Les autorités en sont convaincues et s’attendent à une signature d’ici peu. Elles ont élaboré un programme de réformes qui a trouvé un écho favorable auprès du FMI. La prudence reste cependant de mise, et la capacité des autorités à respecter la feuille de route négociée avec le FMI est sujette à caution compte tenu de la fragilité du contexte socio-politique tunisien. Au regard de la crise profonde que traverse l’économie, il n’y a pourtant pas d’alternative.
Aggravation des déséquilibres extérieurs…
L’envolée des cours du pétrole et des céréales, consécutive au conflit en Ukraine, génère de fortes pressions sur les comptes extérieurs. Sur les huit premiers mois de l’année, le déficit commercial s’est creusé de 46% par rapport à la même période en 2021 pour atteindre le niveau quasi-inédit de USD 5,5 mds (graphique 1).
Plus de 70% de l’aggravation du déficit commercial provient de celle de la balance énergétique et agricole. La hausse des importations de gaz et de pétrole est vertigineuse (+72%). C’est la conséquence d’un choc de prix puissant mais aussi d’un accroissement tendanciel des besoins dû au déclin de 38% de la production nationale d’hydrocarbures depuis dix ans.
En 2021, le déficit énergétique atteignait ainsi 4614 tonnes équivalent pétrole, contre seulement 605 en 2010. Sur le plan céréalier, la Tunisie cumulait également les sources de vulnérabilité au moment où la crise a éclaté, affichant à la fois l’un des plus gros niveaux de consommation par habitant au monde (255 kg de blé par an, soit cinq fois plus que la moyenne africaine) et une forte dépendance à l’importation (environ ¾ de la consommation nationale), dont quasiment la moitié provient de l’Ukraine ou de la Russie.
Malgré l’accalmie récente sur le front des prix des matières premières, le déficit courant devrait approcher 10% du PIB cette année contre 6,2% en 2020. La progression continue des transferts financiers de la diaspora tunisienne et le redressement du secteur touristique ne suffiront pas à amortir l’intégralité du choc sur les échanges commerciaux. Après un T1 plutôt satisfaisant, le déficit courant s’est établi à un niveau record de USD 1,7 md au T2. Il était de USD 800 millions au T2 2021. Les recettes touristiques ont augmenté de 43% en g.a. au T2, mais restent inférieures de 31% à leur niveau de 2019.
Dans ce contexte, la bonne tenue du dinar (TND) peut surprendre. Le TND est resté stable contre l’euro et ne s’est déprécié que de 8% contre le dollar US. Malgré des flux d’investissements directs étrangers toujours faibles (seulement 13% du déficit courant au S1) et l’impossibilité de solliciter les marchés financiers internationaux, la Tunisie a en effet réussi à mobiliser suffisamment de soutiens auprès de ses partenaires pour couvrir ses besoins de financement extérieur. Les réserves de change de la banque centrale oscillent autour de USD 8 mds depuis le début de l’année, soit l’équivalent de 3,6 mois d’importations de biens et services à fin juin (contre 4,6 mois en juin 2021).
En apparence, la liquidité extérieure demeure donc adéquate. Mais le ratio de couverture se dégrade et la visibilité reste très limitée compte tenu de la multitude de risques qui continuent de peser sur la dynamique des comptes extérieurs (crise en Europe, volatilité des cours des matières premières). En l’absence d’un accord rapide avec le FMI, les réserves de change pourraient chuter rapidement.
…et budgétaires
L’équilibre des finances publiques est encore plus fragile. Après avoir culminé à 9,6% du PIB lors de la crise du Covid-19 en 2020, le déficit budgétaire s’était réduit à 7,7% en 2021 grâce à de bonnes rentrées fiscales. Il va de nouveau se creuser en 2022 sous l’effet d’une forte hausse des charges de subventions pétrolières et alimentaires. Initialement budgétées à 5,2% du PIB, elles devraient finalement atteindre 8% du PIB en 2022. De fait, la politique sociale repose en grande partie sur un système de maintien de prix bas et stables d’un large éventail de produits, essentiellement énergétiques et céréaliers, et est donc hautement vulnérable au choc actuel.
Les marges de manœuvre du gouvernement sont faibles, même si les recettes fiscales ont continué de croître solidement depuis le début de l’année. Plus de 70% des ressources budgétaires sont absorbées par la masse salariale des employés de la fonction publique (une des plus élevées au monde, à 15,6% du PIB) et le paiement des charges d’intérêt de la dette. Malgré des coupes attendues dans les investissements publics, le dérapage des dépenses de subventions devrait donc pousser le déficit budgétaire à presque 9% du PIB cette année. À cela s’ajoutent d’importantes tombées de dette. Les besoins de financement du gouvernement devraient ainsi atteindre 17,6% du PIB en 2022 contre 13,7% prévus dans le budget initial.
Or, les contraintes de financement sont fortes. Le marché local de la dette est étroit et a déjà été fortement sollicité ces deux dernières années pour pallier le tarissement de l’assistance financière des bailleurs traditionnels et l’incapacité d’émettre des Eurobonds. Avant le déclenchement du conflit en Ukraine, le gouvernement espérait ainsi couvrir plus de 60% de ses besoins avec des ressources extérieures. Même si certains donateurs continuent d’apporter des fonds, une mobilisation plus large des créanciers extérieurs reste conditionnée à un accord avec le FMI.
La dépendance accrue aux financements domestiques ne pose pas qu’un problème de liquidité. Elle aggrave également une dynamique de dette de plus en plus inquiétante. La dette du gouvernement va dépasser 80% du PIB en 2022 contre 67,3% du PIB en 2019. Si elle est encore détenue à 46% par des créanciers bi- et multilatéraux à fin 2021, l’endettement en monnaie locale progresse rapidement (+11 points de PIB entre 2019 et 2021) avec comme conséquence un raccourcissement de la maturité moyenne de la dette (de 6,8 ans en 2018 à 5,9 ans en 2021) et un renchérissement de son coût. 12% des ressources du gouvernement devraient être ainsi alloués au paiement des intérêts de la dette en 2022 contre 10% en 2019.
Avec des besoins de financement supérieurs à 15% du PIB sur les deux prochaines années, le gouvernement peut difficilement continuer dans cette voie au risque de remettre en question la soutenabilité de sa dette. En outre, la trajectoire de la dette est aussi sensible aux chocs de change et à la dégradation des perspectives de croissance.
Croissance du PIB : des perspectives très incertaines
La détérioration dangereuse des déséquilibres macroéconomiques constitue une menace supplémentaire au redressement d’une économie déjà fragilisée par une décennie de croissance molle et une récession en 2020 parmi les plus sévères de la région. Malgré le rebond de l’activité touristique, la croissance n’a atteint que 2,8% en moyenne au premier semestre 2022.
À ce rythme, l’activité économique tunisienne ne pourrait retrouver son niveau pré-pandémie que fin 2023-début 2024. Mais les risques baissiers s’accumulent, à commencer par la dégradation de la conjoncture en Europe, de loin le principal partenaire économique du pays (75% des exportations et 85% des IDE en 2020). De plus, les pressions inflationnistes sont fortes. L’inflation vient d’atteindre un pic historique de 9,1% en septembre (graphique 2), tirée en grande partie par la hausse des prix alimentaires (+13%) malgré le système de subventions.
Aux perturbations dues au contexte international se sont ajoutés des retards de paiements par l’État, qui ont déstabilisé le circuit de distribution et généré des pénuries et des hausses de prix même pour certains produits administrés. Les tensions inflationnistes devraient rester fortes à court terme, ce qui pourrait contraindre la banque centrale à relever ses taux après la hausse de 75 points de base décidée en mai et celle de 25 pdb en octobre.
À 7,25%, cependant, le taux directeur reste encore en deçà de l’inflation, soulignant l’attitude prudente de la banque centrale face à une économie qui peut difficilement supporter un durcissement monétaire trop important. En l’absence d’un accord avec le FMI, les conditions de financement domestiques risqueraient encore de se dégrader. Le gouvernement pourrait ainsi être forcé de procéder à de nouvelles coupes dans son programme d’investissement public, dont le niveau n’a cessé de diminuer ces dernières années (3% du PIB en 2022 contre 5,3% en 2017). Or, il est déjà insuffisant au vu des besoins de développement du pays.