En 2020-2021, grâce à son économie diversifiée, le Kenya avait relativement mieux résisté au choc de la pandémie que les autres économies d’Afrique sub-saharienne. Mais, en 2022-2023, la reprise sera bridée par les effets indirects de la guerre en Ukraine et soumise à d’importants risques baissiers. Le pays fait face à une dégradation des termes de l’échange. L’accélération de l'inflation va peser sur la demande domestique avec le risque de nourrir l'instabilité sociale, ce qui pourrait compliquer les efforts entrepris de consolidation budgétaire. Or celle-ci est nécessaire pour préserver le soutien des créanciers multilatéraux, notamment celui du FMI. Le nouveau président exclut l’option d’une restructuration préventive de la dette. Mais la liquidité extérieure et la solvabilité de l’État restent fragiles.
Une reprise freinée par le choc de la guerre en Ukraine
Grâce à son économie diversifiée, Le Kenya a enregistré une contraction limitée de l’activité. Elle est estimée à -0,3% en 2020, contre -1,6% en moyenne en Afrique subsaharienne.
Bien que fragilisée, l’économie a enregistré un fort rebond en 2021 (+7,6%), sous l’impulsion des investissements en infrastructures, de la reprise de la consommation privée et du secteur des services. En 2022, la croissance devrait ralentir pour atteindre +5,5% en moyenne sur l’année malgré un premier trimestre 2022 encore très dynamique (+6,9% en g.a).
Les effets de la sécheresse sur le secteur agricole et la poursuite de la consolidation budgétaire devraient brider la reprise. Le Kenya est aussi particulièrement affecté par les conséquences de la guerre en Ukraine. L’effet combiné du choc négatif des termes de l’échange et de la hausse des coûts d’importation sur le PIB réel est estimé à -0,8%[1].
L’activité dans le secteur manufacturier faiblit ; l’indice des directeurs d’achats (PMI) est resté en deçà du seuil de la zone d’expansion entre avril et août avec une baisse des sous-composantes « production » et « nouvelles commandes » au premier semestre 2022. Si l’indice a enregistré un rebond en septembre, les perspectives restent contraintes. Les entreprises sont confrontées à une forte hausse du coût des intrants (contrainte d’offre) qu’elles répercutent de manière croissante sur leurs prix de vente, ce qui pèse en retour sur la demande. Malgré cela, leur marge bénéficiaire se réduit.
Les effets indirects du conflit devraient également pénaliser la consommation des ménages. Depuis le début de l’année, l’inflation des prix à la consommation accélère pour atteindre +9,2% au mois de septembre (son plus haut niveau depuis 5 ans).
La dynamique est particulièrement forte pour la composante « alimentaire » qui représente un tiers du panier de consommation et dont l’indice des prix enregistre une hausse de plus de 15%. Le Kenya est en effet particulièrement exposé à la hausse des prix des céréales avec près de 20% de sa consommation en provenance de Russie et d’Ukraine.
La volatilité des prix et le risque de pénurie alimentaire sont par ailleurs exacerbés par la sécheresse inédite. La hausse des prix commence aussi à s’étendre à l’ensemble des biens, la hausse des prix de l’énergie étant progressivement répercutée sur le prix de vente. Cette dynamique a d’ailleurs contraint le gouvernement à recourir temporairement à des subventions (carburant et maïs) pour alléger les pressions sur le pouvoir d’achat des consommateurs. Néanmoins, ces subventions sont progressivement retirées, tel que l’a exigé par le FMI.
Dans ce contexte, le durcissement de la politique monétaire reste limité et le policy-mix demeure accommodant. Face à l’accélération de l’inflation, la banque centrale (CBK) a relevé son taux d’intérêt directeur de 50 pb à 7,5% au mois de mai. Lors de son comité de juillet, le taux était resté inchangé, les autorités ayant fait valoir que la première hausse de taux ne s’était pas entièrement répercutée sur l’économie. La persistance des pressions inflationniste a néanmoins justifié une hausse de 75 pb, à 8,25%, lors de la dernière réunion fin septembre. Le gouvernement a, quant à lui, maintenu une politique expansionniste dans le contexte des élections générales.
Un contexte socio-politique sensible
Les dernières élections se sont déroulées le 9 août dernier dans un environnement relativement calme. Les résultats ont été très serrés, le pays étant marqué par de fortes divisions. L’opposition a contesté les résultats sans que cela donne lieu à des manifestations populaires de grande ampleur ni ne perturbe l'activité économique. Les résultats ont été validés par la Cour suprême qui a investi William Ruto président. Il succède à Uhuru Kenyatta qui était au pouvoir depuis 2013.
Néanmoins, la transition demeure très délicate. William Ruto devra s’efforcer de préserver l’unité nationale alors que les difficultés que rencontre la population nourrissent la frustration et la défiance des électeurs dans le système politique (à seulement 65%, le taux de participation a été le plus bas depuis 15 ans). Pour la première fois depuis 2002, le nouveau président n’est pas issu de l’ethnie majoritaire, les Kikuyus.
Il devra donc bâtir un nouvel équilibre politico-ethnique dans ce pays où l'appartenance communautaire est un pion essentiel de l'échiquier politique. La mission du nouveau président sera également d’ordre économique : une mission délicate car le parti présidentiel dispose d’une faible majorité. Elle sera double car le gouvernement doit à la fois mettre en œuvre des mesures de soutien à l’économie, face au choc inflationniste, et poursuivre les mesures de consolidation budgétaire et de réduction de l’endettement public. Le président exclut l’option d’une restructuration préventive de la dette.
Risque de financement et de soutenabilité de la dette
La crise sanitaire a accéléré la dégradation des finances publiques en cours depuis plusieurs années. Le déficit budgétaire est passé de -6,6% en moyenne avant la pandémie à -8,5% du PIB en 2020, et la dette publique s’est élevée à près de 70% du PIB (vs. 49% en 2015). En outre, le profil de la dette s’est détérioré compte tenu de la part croissante des prêts commerciaux et de la baisse des emprunts concessionnels.
Le coût de la dette a par conséquent augmenté. La charge d’intérêts représente désormais plus de 20% des revenus budgétaires et son service absorbe 50% des revenus (vs. 38% en 2015). Ces ratios indiquent une détérioration inquiétante de la soutenabilité de la dette publique. Par ailleurs, près de 40% de la dette publique est libellée en devises. Le fardeau de la dette devrait donc encore s'alourdir compte tenu de la dépréciation du shilling (-6% contre le dollar depuis le début de l’année).
Face à cela, le gouvernement a engagé des efforts et la bonne exécution du budget 2021/22 s’est avérée encourageante. Le risque de défaut est modéré à court terme grâce au soutien des créanciers multilatéraux. Mais la liquidité et la solvabilité extérieures restent très fragiles.
Les capacités de financement du pays sont aujourd’hui très contraintes. Sur le marché domestique, l’émission d’obligations du Trésor n’atteint pas les objectifs escomptés depuis le début de l’année budgétaire 2022/23. La CBK a, en effet, refusé certaines offres, dont les taux demandés étaient supérieurs à ceux attendus. Par ailleurs, le Kenya a dû renoncer au financement par le marché obligataire international au S1 2022 compte tenu des conditions de marché. Les spreads ont dépassé le seuil de 1000 pb au premier semestre. Même s’ils ont reflué depuis, ils restent largement supérieurs aux niveaux enregistrés sur les cinq dernières années.
Actuellement, le pays se finance quasi exclusivement grâce au soutien des créanciers multilatéraux. Celui du FMI, qui s’étalonne jusqu’en 2023, a permis au Kenya de couvrir ses besoins de financement et de faire face au paiement des intérêts sur sa dette. Le pays a dernièrement bénéficié d’un décaissement de USD 235,6 millions, ce qui porte les crédits du FMI à USD 1,21 mds, sur un total de USD 2,34 mds prévu par l’accord. Le niveau de liquidité extérieure reste néanmoins faible, équivalant à 4,2 mois d’importations.
La poursuite rigoureuse de la consolidation budgétaire sera cruciale pour préserver le soutien des créanciers multilatéraux, et notamment celui du FMI. Pourtant, les mesures ciblées par le programme de ce dernier, qui conditionnent le décaissement des prochaines tranches de financement, sont extrêmement contraignantes. Les objectifs prévoient de diviser par deux le déficit d’ici 2024 (USD 4,4 mds contre USD 6,8 mds en 2021). La réduction envisagée des dépenses (-37% en valeur nominale sur la période 2021/24) risque d’être difficile compte tenu de l’environnement inflationniste actuel. Or un ajustement budgétaire incomplet pourraient mettre en péril les financements des créanciers officiels.