Le changement climatique figure en tête de l’agenda [des banques centrales] depuis le discours fondateur de Mark Carney, gouverneur de la Banque d’Angleterre, à la Lloyds of London en 2015[1]. Il identifiait alors trois canaux par lesquels le changement climatique pourrait menacer la stabilité du secteur financier. Premièrement, le risque physique : les événements climatiques et météorologiques peuvent affecter les passifs des assurances et les actifs financiers en causant des dégâts matériels ou en perturbant le commerce. Deuxièmement, le risque de responsabilité : les victimes de tels événements pourraient demander une compensation à ceux qu’elles tiendraient pour responsables, comme les investisseurs. Enfin, le risque de transition : les changements politiques et technologiques pourraient aboutir à une dépréciation des actifs. M. Carney cite, parmi les exemples extrêmes, les stranded assets (actifs échoués). Il s’agit par exemple de réserves pétrolières qui ne pourraient être exploitées ou de centrales nucléaires qui devraient être démantelées en raison d’un changement de politique énergétique. L’efficacité de la politique monétaire pourrait être affectée. D’autres évolutions pourraient avoir un impact sur la stabilité des prix[2] : la volatilité accrue à court terme de la production et de l’inflation sous l’effet d’événements extrêmes ; une divergence durable, due aux politiques de transition et à l’innovation, entre l’inflation totale et l’inflation sous-jacente, agirait sur les anticipations des ménages et des entreprises ; le taux d’intérêt d’équilibre pourrait baisser du fait d’une diminution de la productivité ; enfin, il pourrait être plus difficile d’évaluer l’orientation appropriée de la politique monétaire en raison de la volatilité et des changements structurels accélérés.
La Banque d’Angleterre continue à jouer un rôle de pionnier dans le domaine du changement climatique. Aux côtés de la Banque de France et de De Nederlandsche Bank, elle est, en effet, à l’origine de la création du Réseau pour le verdissement du système financier dont l’objectif est de définir et de promouvoir les meilleures pratiques en matière de finance verte. Le réseau compte à présent 87 membres, dont l’ensemble des banques centrales de l’Eurosystème. La Réserve fédérale des États-Unis en est récemment devenue membre à part entière.
Le changement climatique est également un sujet central à l’agenda de la BCE. Lors de son audition devant le Parlement européen, en septembre 2019, Christine Lagarde a déclaré que « chaque institution [financière] doit réellement placer les risques liés au changement climatique et la protection de l’environnement au cœur de la vision qu’elle a de sa mission ». Un an plus tard, ce message s’est concrétisé avec l’annonce, par Mme Lagarde, d’une revue de la stratégie monétaire européenne qui tiendra également compte des conséquences du changement climatique sur la stabilité des prix. Dans ce cadre, les banquiers centraux européens se réunissent régulièrement pour débattre du changement climatique. La BCE considère que, conformément au Traité sur l’Union européenne, la priorité donnée à [la lutte contre] le changement climatique constitue une obligation[3]. Son principal objectif est de maintenir la stabilité des prix mais, sans préjudice de cet objectif, « elle apportera son soutien aux politiques économiques générales de l’Union afin de contribuer à la réalisation des objectifs de cette dernière, tels qu’énoncés à l’article 2 ». Cet article spécifie explicitement « une croissance durable et non inflationniste respectueuse de l’environnement »[4].
Première étape concrète dans la prise en compte du changement climatique, la Banque d’Angleterre, en sa qualité de régulateur du secteur bancaire britannique, va lancer, cette année, un « stress test » climatique. En 2022, la BCE lui emboîtera le pas pour ce qui concerne les banques de la zone euro. Les tests préliminaires sur un horizon de trente ans montrent « qu’en l’absence de transition, les risques physiques en Europe sont inégalement concentrés d’un pays ou d’un secteur économique à l’autre »[5]. Cela compliquerait à l’évidence la mise en place d’une politique monétaire adaptée à la zone euro dans son ensemble.
Le changement climatique ne constitue pas seulement un problème pour la banque centrale du fait de son impact potentiel sur la stabilité financière et la stabilité des prix. Son bilan est implicitement exposé aux risques climatiques par le biais des titres qu’elle achète et des actifs qui lui sont remis en garantie (collatéral). Pour Jens Weidmann, président de la Bundesbank, la BCE devrait mettre en pratique ce qu’elle préconise, et veiller à la transparence du risque climatique dans son portefeuille[6]. Autrement dit, elle ne doit acheter des obligations ou les accepter en garantie, à des fins monétaires, que si leurs émetteurs répondent aux exigences du reporting climat. Cela devrait avoir un impact considérable sur la publication d’informations relatives au contenu carbone des actifs financiers.
Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, souhaite aller plus loin en proposant de décarboner les actifs corporate détenus au bilan de la BCE[7]. Cela nous amène à une question fondamentale : les considérations en matière de risque bilanciel doivent-elles déterminer les normes appliquées ou – troisième raison pour laquelle le changement climatique est un problème pour une banque centrale – cette dernière doit-elle poursuivre des objectifs climatiques dans la conduite de sa politique monétaire ? La question est complexe. Les banquiers centraux européens semblent peu enclins à prendre en compte les considérations climatiques dans le cadre du programme d’achat d’actifs, de crainte que cela n’interfère avec leur mandat[8]. L’objectif principal de la BCE est de maintenir la stabilité des prix. Pour les partisans d’un rôle plus actif de la BCE, cela s’inscrit dans le cadre du deuxième objectif de la Banque : celui de soutenir les politiques économiques générales de l’UE, y compris promouvoir la durabilité environnementale. Une telle interprétation, qui pourrait être considérée comme une dérive par rapport aux missions poursuivies, pose question - jusqu’où la BCE devrait-elle aller dans la poursuite de cet objectif ? - et laisse craindre que des pressions puissent être exercées ultérieurement, des responsables politiques ou la société en général désirant ajouter des objectifs supplémentaires. Peut-être la pertinence, sur le plan pratique, du débat sur la politique monétaire et le changement climatique est-elle surestimée. Supposons que le programme d’achats d’actifs ait été soumis à des critères « verts » stricts : quelle différence cela ferait-il par rapport à des obligations qui ne seraient pas éligibles ? La recherche conclut à un impact différentiel de quinze points de base entre les obligations éligibles au programme d’achat du secteur des entreprises de la BCE et celles non-éligibles. « Une baisse de quinze points de base n’est certainement pas négligeable, mais il convient de la replacer dans le cadre de la chute de 500 pb, enregistrée par les rendements depuis 2008[9] ». Autrement dit, l’impact sur le marché global est de loin plus important que celui sur les prix relatifs.
Le programme d’achat d’actifs fait partie de la boîte à outils de la BCE. Elle y a temporairement recours pour atteindre son objectif d’inflation. Par conséquent, son influence sur la fixation du prix des obligations et sur les marchés financiers de manière plus générale finira par diminuer, voire même par s’inverser, lorsque la banque centrale cessera ses achats d’actifs nets et, dans un deuxième temps, lorsqu’elle commencera à réduire la taille de son bilan en ne réinvestissant plus la totalité des titres arrivés à maturité. Dans le même temps, la nécessité de promouvoir la transition énergétique reste d’actualité. Par conséquent, d’autres leviers, politiques ceux-là, devront être actionnés.
Ce n’est pas le rôle de la BCE de prendre l’initiative en stimulant l’investissement vert et en décourageant les investissements dans les activités à forte intensité carbone. Les gouvernements et les parlements élus, qui jouissent d’une légitimité démocratique, sont mieux placés pour prendre de telles décisions.
La nouvelle stratégie monétaire européenne sera annoncée en septembre. Les défenseurs de l’environnement espèrent que la BCE commencera à verdir ses actifs, mais ils pourraient être déçus compte tenu de la complexité de la question. On peut a minima s’attendre à ce que la BCE exige que lui soient communiquées davantage d’informations portant sur les facteurs liés au climat. Cela constituerait une étape importante dans l’amélioration du reporting dans ce domaine et conduirait à plus de transparence. Ce serait aussi une contribution non négligeable de sa part à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris.
L’autre changement pourrait concerner le principe de neutralité. Selon ce principe, les achats d’actifs par la banque centrale doivent être conformes au volume d’émission, de manière à éviter de favoriser des obligations présentant certaines caractéristiques par rapport à d’autres. « Cependant, cette interprétation du principe de neutralité du marché est de plus en plus contestée au motif qu’elle pourrait renforcer les défaillances de ce dernier en ralentissant la transition de la société vers une économie neutre en carbone et en empêchant, dès lors, une allocation efficace des ressources au lieu de la favoriser[10]. »
« Le concept de neutralité ne consiste pas nécessairement à aligner le portefeuille de titres achetés sur des parts de marché. Compte tenu de son deuxième mandat, à savoir le soutien des autres aspects des politiques publiques, la banque centrale devrait tenir compte de la nette préférence de la société pour une formule alternative, à condition qu’elle ne soit pas restrictive au point d’empêcher la réalisation de l’objectif principal de la politique monétaire. Le problème concret qui se pose à la plupart des banques centrales est l’élaboration d’une telle formule[11]. » Le Traité sur l’Union européenne et l’initiative « La BCE écoute » pourraient aider la Banque centrale européenne à définir sa politique.
Il existe une certaine analogie avec une politique économique visant à promouvoir un changement structurel : cela devrait accroître l’efficacité de la politique monétaire. C’est pourquoi Mario Draghi avait l’habitude de terminer ses conférences de presse en insistant sur la nécessité de progresser sur ce terrain. Il n’en va pas autrement du changement climatique, domaine dans lequel une politique appropriée et ambitieuse devrait avoir un effet similaire.