Que la chute d’activité puisse se trouver amortie dans un espace où les transferts sociaux représentent le quart du PIB, et où les stabilisateurs automatiques sont donc puissants, n’est pas en soi exceptionnel. Lors de la Grande récession de 2009, le pouvoir d’achat des ménages n’avait que peu baissé, notamment parce que l’Allemagne, alors précurseur, avait institué le recours au chômage partiel (Kurzarbeit). Ici, la nouveauté tient à l’ampleur sans précédent des moyens publics mobilisés. En zone euro, ce sont quelque EUR 1 400 milliards, ou 12 points de PIB annuel, qui ont été directement transférés aux ménages et aux entreprises selon le Fonds monétaire international (FMI)[1], soit davantage que les pertes de production liées à la Covid-19.Facilitée par les rachats de dette de la Banque centrale européenne (EUR 1 850 milliards au titre du Pandemic emergency purchase programme, l’aide publique s’est déployée alors même que la dépense privée était empêchée, ce qui, dans les comptes d’agents, s’est traduit par un gonflement de l’épargne (+50% pour les ménages de la zone euro en 2020).
Un retour progressif à la normale s’est opéré courant 2021, à la faveur du desserrement de la contrainte sanitaire. La consommation a fortement rebondi, le taux d’épargne a reculé. L’Europe, plus encore les Etats-Unis, ont donc soutenu leur demande avec succès, mais au prix d’un déséquilibre croissant vis-à-vis de l’offre qui, au niveau mondial, est restée entravée par l’épidémie de Covid-19. Pour les quelque 150 millions de ménages de la zone euro, la facture du « quoiqu’’il en coûte » a fini par se présenter sous forme d’inflation, la guerre en Ukraine ne faisant qu’alourdir l’addition. Attendue à près de 7% en moyenne cette année par la BCE, la hausse des prix est la plus rapide depuis 40 ans, de telle sorte que ce qui fut évité en 2020 - un net recul pouvoir d’achat - le sera difficilement en 2022.
En 2022, les prix s’affolent, le pouvoir d’achat recule
Bien que soutenus par la revalorisation parfois très substantielle des minima horaires[2], les salaires vont baisser en termes réels. À court terme, leur ajustement à un choc inflationniste reste partiel (l’Insee retient une élasticité de 0,45 sur deux trimestres pour les travailleurs qualifiés français[3]), le rattrapage se faisant dans la durée. Cette inertie, qui semble avoir augmenté après la crise de 2008, tient d’abord à des facteurs institutionnels.
À quelques exceptions près (Belgique notamment) les systèmes d’indexation automatique ont été supprimés en zone euro ; le recul du poids des syndicats, les lois de flexibilisation successives ont accompagné la décentralisation des modes de négociation, avec un rôle croissant conféré aux entreprises. Dans celles-ci, les revalorisations s’opèrent sur la base d’accords couvrant des périodes plus longues et intégrant l’évolution non pas instantanée mais anticipée des prix (Insee, 2022[4]). Alors que la flambée du coût des intrants exerce déjà une pression baissière sur les marges, beaucoup de dirigeants d’entreprise préféreront compenser l’inflation auprès de leurs salariés sous forme d’intéressement ou de primes, plutôt qu’alourdir leurs charges fixes, surtout si la conjoncture devait se détériorer dans les prochains mois.
D’après les toutes dernières projections de la BCE (juin), les rémunérations par tête augmenteraient de 4,2% en 2022 en zone euro, pour des effectifs prévus en hausse de 1,9%. La masse des revenus du travail progresserait donc de l’ordre de 6%, peut-être un peu moins eu égard au tassement récent des intentions d’embauches[5]. Les transferts poursuivant leur décrue (pour l’essentiel du fait de l’arrêt des mesures d’urgence à compter de l’automne 2021, mais aussi grâce à la baisse du chômage) et les impôts étant supposés croître proportionnellement à leur assiette, les revenus disponibles s’inscriraient sur une pente moins forte, à environ 4,5%. Pour une hausse des prix de 7%, le recul du pouvoir d’achat est finalement chiffrable à 2,5% en 2022. À noter que la perte, déjà significative, aurait été bien plus lourde sans l’intervention des gouvernements. En France, Allemagne, Italie et Espagne, les différentes mesures destinées à amortir le choc inflationniste (gels des prix, baisses des taxes ou subventions) se cumulent à EUR 110 milliards en 2022, soit près de deux points de revenu disponible[6].
Si le recul du pouvoir d’achat n’a pas entraîné celui de la consommation, c’est que les Européens ont « puisé » dans leur épargne, une formule en réalité assez trompeuse. Au plan macroéconomique, il est en effet rare que les ménages entament leur patrimoine pour consommer davantage que ce qu’ils perçoivent, autrement dit que les flux d’épargne soient négatifs.
En termes réels, celle-ci continuerait ainsi de croître, d’un peu moins de 3% en 2022.
Il s’agit là d’une tendance agrégée, qui ne dit rien de l’hétérogénéité des situations face à la résurgence de l’inflation. Le fait est que celle-ci agit comme une taxe arbitraire, qui frappe en premier lieu les ménages les plus modestes. Face à un choc de prix, ces derniers n’ont guère le loisir de réduire leur épargne, quasi inexistante. Les arbitrages de consommation sont d’autant plus difficiles à rendre que les dépenses pré-engagées ou peu compressibles (liées surtout au logement et à l’alimentation) grèvent l’essentiel des budgets[7]. Si la consommation résiste en zone euro, c’est donc de manière très inégale.
En 2020 et sur une partie de 2021, les politiques gouvernementales se sont évertuées à contrer les effets dépressifs de la Covid-19 et à préserver le pouvoir d’achat des ménages, avec succès. En 2022, le contrechoc inflationniste les amène à agir dans le même sens, avec des conditions de financement moins accommodantes (la Banque centrale européenne cesse de racheter les dettes, les taux d’intérêt remontent) mais éventuellement davantage de discrimination.