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Les GSE sont-elles prêtes à être libérées de la tutelle de la FHFA ?

07/12/2020
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Un sauvetage inéluctable

Les décisions prises au plus fort de la crise financière de 2007-2008 avaient permis de circonscrire le risque systémique posé par les deux grandes agences privées de refinancement hypothécaire, Fannie Mae et Freddie Mac. Au début du mois de septembre 2008, confrontées à de nombreux défauts de paiement, elles avaient été sauvées de la faillite par le Trésor américain et placées sous la tutelle d’une agence fédérale, la Federal Housing Finance Agency (FHFA). Le Trésor avait souscrit pour 187,5 milliards de dollars de titres préférentiels seniors des deux agences et s’était porté garant de l’ensemble de leurs engagements [1].

Depuis cette date, les titrisations [2] (mortgage-backed securities, MBS) des deux grandes GSE (government-sponsored enterprises) bénéficient de la garantie « effective » de l’État fédéral. Cette garantie protège les investisseurs contre tout risque de défaut de paiement sur les prêts sous-jacents aux MBS des GSE.

Leur placement sous tutelle devait être transitoire. Pourtant, douze ans plus tard, aucune des propositions législatives visant à sceller leur sort à plus long terme et, plus globalement à réformer le financement du marché hypothécaire, n’a abouti. Au fil du temps, les projets de réforme ont certes convergé vers le même constat, à savoir que les garanties publiques étaient indispensables à la liquidité et à la stabilité du marché hypothécaire. La réforme qui se dessine verrait ainsi la mise en place d’un mode de financement hybride organisant un partage des risques entre les sphères publique et privée, selon qu’ils sont jugés « extrêmes » ou non [3]. La liquidité du marché secondaire serait assurée par l’octroi, contre versement d’une commission, d’une garantie publique « explicite » aux titrisations de créances. En parallèle, les dispositifs de transfert du risque de crédit, développés par la FHFA depuis 2013, seraient plus largement déployés. Pour assurer la stabilité du marché, seuls les risques « non extrêmes » seraient cédés à la sphère privée [4].

LES DEUX GSE GARANTISSENT 43% DES ENCOURS DE PRÊTS À L’HABITAT

Chacun s’accorde à penser que les garants, chargés de structurer les prêts, devraient être dépourvus des principales imperfections dont souffraient les GSE avant la crise : l’aléa moral qui découlait de la garantie implicite dont elles bénéficiaient gratuitement, les contradictions entre leurs objectifs de rentabilité et leurs missions de service public, le niveau très insuffisant de leurs fonds propres au regard de leur exposition aux risques notamment. Le statut des « nouveaux » garants et le sort de Fannie Mae et Freddie Mac au sein de ce nouveau dispositif font, en revanche, débat.

La place prépondérante occupée par les GSE rend, de fait, toute réforme du marché hypothécaire périlleuse. Nous estimons qu’en 2019, Fannie Mae et Freddie Mac détenaient au bilan (sous forme de prêts ou de titres adossés à des prêts) ou garantissaient environ 4 500 milliards de dollars de prêts à l’habitat (conventionnels[5] ), soit 43% de l’encours total (graphique 1). Cette estimation est obtenue en additionnant :

le stock de titres adossés à des prêts au logement (MBS) émis par Fannie Mae et Freddie Mac et cédés à des tiers,

les titres autosouscrits par les GSE (pour éviter toute

DE 2013 À 2019, LES GSE ONT TRANSFÉRÉ USD 500 MDS DE RISQUES DE CRÉDIT AU MARCHÉ

redondance, les détentions croisées sont exclues),

les portefeuilles de prêts et de titrisations d’émetteurs privés achetés par les GSE à des fins d’investissement.

Sont ensuite déduits de cette somme les risques de crédit transférés vers la sphère privée (assureurs, investisseurs) par le biais d’assurances (Primary Mortgage Insurance, PMI[6] ) ou d’émissions de dette structurée (Credit Risk Transfer, CRT [7], graphique 2). Les données disponibles ne permettent pas encore de mettre à jour cette estimation pour l’année en cours mais suggèrent que cette proportion aurait augmenté. Le stress généré par la pandémie de Covid-19 a en effet provoqué un nouvel assèchement du marché secondaire privé et orienté la demande vers les titrisations garanties (graphiques 3 et 4).

Une sortie précipitée de la tutelle de la FHFA est-elle envisageable ?

Depuis quelques semaines, pourtant, les rumeurs autour d’une sortie précipitée des deux agences de la tutelle de la FHFA s’intensifient. Craignant que la nouvelle administration ne retarde encore cette perspective, leur agence de tutelle chercherait, en effet, à négocier cette issue avec le secrétaire au Trésor dans les plus brefs délais, avant le 20 janvier, date de l’investiture de Joe Biden à la Maison blanche. Ce dernier aurait, en effet, laissé entendre que la fin de la tutelle ne figurait pas parmi les priorités de son début de mandat. Cette précipitation pourrait toutefois se heurter à divers écueils.

Fin du GSE Patch

Le premier écueil a trait à une distorsion de concurrence. La loi Dodd Frank de juillet 2010 a contraint les originateurs de prêts hypothécaires à s’assurer de la capacité des emprunteurs à rembourser leur dette[8]. Les prêts qui satisfont des critères d’octroi stricts, dits «?prêts qualifiés », ne peuvent être contestés devant aucune cour de justice ni agence fédérale. Sont notamment exclus de cette catégorie les prêts dont la maturité excède 30 ans, dont les conditions de remboursement du principal et des intérêts ne sont pas prudentes (negative-amortization, interest-only ou balloon-payment) ou encore lorsque le ratio d’endettement (mensualités/revenus) excède 43%.

Les GSE ont bénéficié jusqu’à présent d’un régime dérogatoire moins exigeant. Dès lors qu’ils satisfont certains critères (notamment en matière de frais et commissions d’arrangement), les prêts achetés ou garantis par les deux GSE sont, en effet, de facto considérés comme des « prêts qualifiés » indépendamment du ratio d’endettement, une disposition connue sous le nom de « GSE Patch » [9].

Le 26 octobre dernier[10] , le Bureau de protection des consommateurs (CFPB) a, en outre, différé la suppression de celui-ci (initialement prévue le 10 janvier 2021) à la date d’entrée en vigueur de la nouvelle définition des «?prêts qualifiés?» (en préparation depuis quelques mois[11] ) ou, si elle intervenait plus tôt, à la fin de la tutelle qui s’applique aux deux GSE.

Mettre fin à la tutelle de Fannie Mae et Freddie Mac précipiterait la fin du GSE Patch et, en l’absence d’une définition finalisée des « prêts qualifiés », risquerait de restreindre ou de renchérir l’accès aux prêts hypothécaires pour près d’un tiers des emprunteurs dont la créance est garantie par les GSE[12] .

Des capitaux colossaux à mobiliser

LES GSE ONT RÉALISÉ 71% DES ÉMISSIONS TOTALES DE RMBS SUR LES NEUF PREMIERS MOIS DE 2020

Le deuxième écueil a trait à l’ampleur colossale des capitaux à mobiliser pour mener à bien cette sortie de la tutelle. Le 18 novembre, la FHFA a finalisé le nouveau cadre prudentiel applicable à Fannie Mae et Freddie Mac[13] . Celui-ci prévoit l’instauration d’exigences de fonds propres pondérés des risques, de coussins de fonds propres et de contraintes de levier, globalement comparables aux exigences de solvabilité imposées aux banques. Sur la base des bilans à la fin juin 2020, la FHFA estime que le montant exigé de fonds propres Common Equity Tier 1 agrégés des deux GSE s’élèverait à 207 milliards de dollars, à 265 milliards de dollars en termes de capital Tier 1 et à 283 milliards de dollars en termes de fonds propres réglementaires totaux. Les GSE devront communiquer leurs ratios de fonds propres à compter du 1er janvier 2022 mais les exigences ne deviendront contraignantes qu’à leur sortie de la tutelle de la FHFA, voire plus tardivement par la voie d’un consent order. Certes, la finalisation de ce cadre prudentiel renforcé est de nature à donner des gages de stabilité au marché hypothécaire ; c’est un pas important dans le processus de réforme du marché hypothécaire et vers la fin de la tutelle de Fannie Mae et Freddie Mac[14] .

LES GSE RMBS REPRÉSENTAIENT 65% DES ENCOURS TOTAUX DE RMBS À LA FIN JUIN 2020

Toutefois, si après avoir accusé de lourdes pertes de 2008 à 2011 (plus de 250 milliards de dollars en cumul), les GSE ont depuis 2012 renoué avec les bénéfices, elles ont transféré au Trésor (au moins jusqu’à la mi-2019) l’essentiel de la richesse nette créée sous forme de dividendes. À la fin septembre 2020, ces versements avaient atteint, en cumul, 301 milliards de dollars (graphique 5). Certes, depuis le second semestre 2019, Fannie Mae et Freddie Mac n’ont pas versé de dividendes au Trésor. La modification des termes de l’accord PSPA (Preferred stock purchase agreements) convenue avec le Trésor en septembre 2019[15] leur permet en effet de conserver, respectivement, 25 et 20 milliards de dollars de la richesse nette trimestrielle créée (contre 3 milliards de dollars sous le précédent accord de décembre 2017), soit l’intégralité de celle-ci au cours des cinq derniers trimestres. Si la probable reconduction de cet accord aidera à la reconstitution de leur base de fonds propres, leur remise à flot complète nécessitera néanmoins un volume de capitaux colossal.

À la fin septembre, les GSE affichaient des fonds propres comptables agrégés de 34,6 milliards de dollars mais accusaient à la même date des fonds propres durs négatifs de plus de 160 milliards de dollars[16] . L’ampleur de ce déficit n’a pas été évoquée lors de la finalisation des exigences de fonds propres des deux GSE. Elle rendra pourtant plus délicate leur mise en œuvre.

Après prise en compte des besoins en fonds propres réglementaires, près de 450 milliards de dollars de capitaux devraient donc être mobilisés pour recapitaliser Fannie Mae et Freddie Mac. À défaut d’un appel au marché, cela équivaudrait à la mise en réserve de dix-huit années de bénéfices nets agrégés de 25 milliards de dollars (et la suspension des versements de dividendes au Trésor).

Quid de la garantie effective ?

Le troisième écueil a trait à la nature de la garantie publique dont bénéficient les titrisations des GSE. Cette garantie dite « effective » est en effet conditionnée au maintien sous tutelle de Fannie Mae et Freddie Mac. À défaut d’un acte législatif, une fois qu’elles seront affranchies de la tutelle de la FHFA, les deux agences ne seront plus (officiellement) sous la protection du Trésor et leurs titrisations ne bénéficieront plus de la garantie publique. Les investisseurs en GSE MBS (au moins ceux nouvellement émis) ne seront plus couverts contre les risques de défaut de paiement (du principal ou des intérêts) sur les prêts sous-jacents. Seul le Congrès serait alors en mesure d’accorder aux MBS émis par les GSE la garantie explicite, par nature inconditionnelle, pleine et entière de l’État fédéral, la même garantie que celle accordée aux MBS émis sous le label Ginnie Mae (la seule agence de refinancement hypothécaire entièrement détenue par l’État fédéral, government-owned enterprise).

Précipiter la fin de la tutelle sans que les conditions légales de maintien de la garantie publique, pour les nouvelles titrisations comme pour le stock de titres précédemment émis, n’aient été définies préalablement risquerait de déstabiliser le financement du marché hypothécaire. La confiance des investisseurs, pourtant indispensable à la recapitalisation de Fannie Mae et Freddie Mac, pourrait de surcroît être mise à mal. Enfin, l’abolition de la garantie effective, dont bénéficient pour l’heure les MBS des GSE, serait également dommageable à un grand nombre d’investisseurs en raison de l’usage répandu de ces titres comme collatéraux sur les marchés de refinancement à court terme (repo) et de leur traitement réglementaire avantageux[17] .

Céline Choulet

celine.choulet@bnpparibas.com


[1] Le Trésor s’est engagé, dans le cadre de l’accord PSPA (Preferred stock purchase agreements), à renflouer les GSE dès lors que leur richesse nette deviendrait négative. Compte tenu du soutien apporté jusqu’à présent aux deux GSE, l’enveloppe résiduelle s’élève à 254,1 milliards de dollars.

[2] Émissions de titres adossés à des créances.

[3] Les taux de perte observés lors de la crise financière de 2007-2008 pourraient être considérés comme « extrêmes

[4] Pour une analyse du rôle des agences sur le marché secondaire des prêts hypothécaires, des projets de réforme et des dispositifs de transfert du risque de crédit, voir Choulet C., Le sort de Fannie Mae et Freddie Mac n’est pas scellé, Eco Conjoncture, mars 2018.

[5] Prêts originés en dehors de tout programme fédéral.

[6] Les emprunteurs, dont l’apport personnel est inférieur à 20% de la valeur du logement financé, doivent souscrire une assurance privée. Ce type d’assurance réduit l’exposition des GSE au risque de crédit mais les expose à un risque de contrepartie élevé.

[7] L’émission de dette structurée est le principal vecteur de partage des risques mis en place dans le cadre des programmes CRT. Les titres émis sont des obligations non garanties et non sécurisées à taux variable. Les émissions sont relativement rares mais adossées à des portefeuilles généralement larges. Ces transactions, assimilables à des titrisations, n’exposent les GSE à aucun risque de contrepartie. Toute perte de crédit sur le portefeuille de référence réduit l’encours de dette associé, et donc le montant dû aux investisseurs.

[8] CFPB, Ability-to-Repay and Qualified Mortgage Standards Under the Truth in Lending Act (Regulation Z), Final rule, janvier 2013,

[9] Les GSE imposent en sus certains critères de taille et de qualité aux prêts qu’elles acquièrent.

[10] CFPB, Qualified Mortgage Definition Under the Truth in Lending Act (Regulation Z): Extension of Sunset Date, Final rule, octobre 2020, https://www.federalregister.gov/documents/2020/10/26/2020-23540/qualified-mortgage-definition-under-the-truth-in-lending-act-regulation-z-extension-of-sunset-date

[11] Le CFPB souhaiterait remplacer la limite d’endettement par une contrainte sur la facturation des prêts. Seraient exclus de la définition des “prêts qualifiés”, les prêts assortis d’un taux d’intérêt excédant de 2 points de pourcentage le taux moyen des prêts de bonne qualité (prime) pratiqués pour des opérations de financement comparables.

[12] Sur la base des données à fin 2018, le CFPB a estimé que 16% des prêts résidentiels n’auraient pu être originés en l’absence du GSE Patch (soit 31% des 52% de prêts résidentiels détenus ou garantis par les GSE).

[13] FHFA et HUD, Enterprise Regulatory Capital Framework, Final rule, novembre 2020, https://www.fhfa.gov/Media/PublicAffairs/Pages/FHFA-Announces-Final-Capital-Rule-for-the-Enterprises.aspx

[14] Avant leur placement sous tutelle, les deux GSE étaient soumises à une norme de levier très peu sévère. Leur capital devait couvrir au moins 0,45% des encours de prêts hypothécaires utilisés comme sous-jacents des GSE MBS détenus par des tiers, 0,45% des engagements de hors bilan et 2,5% des autres actifs bilanciels. Depuis leur placement sous tutelle, les GSE sont tenues de communiquer les montants de fonds propres minimum requis même si ces exigences ne sont plus contraignantes. En septembre 2020, leur déficit en fonds propres réglementaires s’élevait à près de 210 milliards de dollars (160 milliards de fonds propres durs négatifs + 50 milliards de besoins en fonds propres réglementaires).

[15] https://home.treasury.gov/news/press-releases/sm786

En contrepartie, la valeur liquidative du stock de titres préférentiels de Fannie Mae et Freddie Mac, souscrits par le Trésor, devait progressivement s’accroître de, respectivement, 22 et 17 milliards de dollars.

[16] Dans les états financiers des GSE, la valeur comptable du stock de titres préférentiels souscrits par le Trésor est incluse dans les fonds propres comptables.

[17] Dans la réglementation bancaire notamment, les MBS des GSE sont affectés d’une faible pondération en risque et reconnus comme des actifs liquides de haute qualité (de niveau 2A) pour le calcul des ratios de solvabilité et de liquidité.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE