Lors de sa récente audition par la commission des finances du Sénat en vue de sa nomination, Janet Yellen a déclaré : « les économistes ne sont pas toujours d’accord entre eux, mais je pense qu’il existe à présent un consensus : à défaut d’un programme de relance complémentaire, nous prenons le risque d’une récession plus douloureuse et plus longue ainsi que d’effets néfastes pour l’économie à long terme »[1].
Avec le recul, ces propos semblent quelque peu optimistes. Le plan de relance budgétaire de USD 1 900 mds, défendu par l’administration Biden, a été critiqué, notamment par Larry Summers[2]. Tout en reconnaissant que « l’ambition [du plan Biden], son rejet de l’orthodoxie budgétaire et son engagement à réduire les inégalités économiques sont autant d’objectifs louables », il se dit préoccupé par l’importance de ce plan, au moins égal à trois fois l’écart de production (output gap). Cela pourrait, d’après lui, « déclencher des tensions inflationnistes d’une ampleur inédite depuis une génération, avec des effets sur la valeur du dollar et la stabilité financière ». De plus, ce programme limiterait les possibilités d’accroître, ultérieurement, les investissements dans les infrastructures, dans l’éducation, dans les énergies renouvelables, etc. Venant d’un économiste de renom et d’un ancien secrétaire au Trésor, ces remarques ne doivent pas être prises à la légère. Olivier Blanchard, ex-chef économiste du FMI, émet lui aussi des réserves sur la taille du plan, considérant qu’une enveloppe de USD 1 000 mds devrait être suffisante[3]. Paul Krugman, prix Nobel d’économie en 2008, estime, en revanche, que ce plan n’est pas trop ambitieux. Sa taille a été calculée sur la base d’une approche bottom-up avec une identification prudente des besoins. De plus, on ignore l’ampleur du risque inflationniste et si, en cas de hausse excessive de l’inflation, la Réserve fédérale sera en mesure de la maîtriser sans déclencher une récession[4].
La nécessité de « frapper fort », comme l’a souligné Janet Yellen lors de son audition, et les inquiétudes soulevées par d’autres, concernant les conséquences possibles sur l’inflation, reposent la question de l’arbitrage entre l’inflation et le chômage, qui est au cœur du débat macroéconomique depuis des décennies. La conduite de la politique monétaire s’est longtemps fondée sur cette relation – également appelée « courbe de Phillips » -, qui a conduit à un resserrement préventif lorsque le chômage était sur une trajectoire fortement descendante et s’approchait de son niveau naturel. Cependant, au cours des dernières années, ce lien entre le taux de chômage et l’inflation s’est considérablement distendu, entraînant – dès la dernière partie de la présidence d’Alan Greenspan à la tête de la Fed - un changement dans la conduite de la politique monétaire. Celle-ci réagit désormais à l’inflation, le niveau naturel de chômage étant très difficile à estimer avec précision[5]. De plus, suite à sa revue stratégique, la Réserve fédérale a adopté, l’année dernière, une approche asymétrique vis-à-vis de l’emploi. Un niveau élevé de chômage déclenchera des mesures de détente tandis qu’un niveau très bas n’entraînera pas nécessairement un durcissement, sauf augmentation des risques d’inflation ou d’instabilité[6].
Dans un récent discours[7], Jerome Powell n’a pas caché son inquiétude sur l’état désastreux du marché du travail. Le repli du taux de chômage publié à 6,3 % en janvier a « considérablement sous-estimé » la détérioration de ce marché. Corrigé de la baisse du taux d’activité et des erreurs d’enregistrement – certains chômeurs étant déclarés comme ayant un emploi -, le taux de chômage est proche de 10 %. De plus, les inégalités se sont creusées : « le repli de l’emploi est d’à peine 4 % dans le quartile supérieur de la distribution des salaires contre 17 %, un chiffre impressionnant, dans le quartile inférieur… l’emploi pour cette catégorie de travailleurs n’a guère évolué au cours des derniers mois alors que pour les catégories à haut revenu, il a continué à s’améliorer ».
Environ dix millions de postes doivent encore être créés pour revenir au niveau d’emploi antérieur à la pandémie. Après la Grande récession, il a fallu environ cinquante mois à l’économie américaine pour créer les huit millions d’emplois perdus précédemment. Plus cela prend du temps, plus les difficultés sont grandes à court terme mais aussi plus le risque de conséquences à long terme est élevé. Ainsi, retrouver un emploi est de plus en plus difficile pour les chômeurs de longue durée. Dans un tel contexte, la nécessité de maintenir le soutien monétaire ne fait aucun doute : «Mes collègues et moi-même sommes fermement déterminés à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour promouvoir cet objectif de l’emploi ». Cependant, « pour atteindre et maintenir un niveau maximum d’emploi, il faudra plus qu’une politique monétaire accommodante. Il faudra une mobilisation de l’ensemble de la société et la contribution du secteur public comme du secteur privé ». À l’évidence, J. Powell et J. Yellen sont sur la même longueur d’onde concernant l’analyse de la situation et les mesures à mettre en œuvre. La banque centrale doit pouvoir compter sur la politique budgétaire pour une meilleure efficacité de sa politique monétaire, tandis que le Trésor a besoin d’une orientation accommodante de la Réserve fédérale pour que le coût des nouveaux emprunts reste bas.
Les considérations de gestion du risque jouent un rôle important dans la décision relative à la taille du plan de relance budgétaire. Les conséquences d’une action insuffisante – découlant de la crainte d’une flambée de l’inflation – semblent évidentes. Cela signifierait une lente résorption du chômage, en particulier pour les ménages à bas revenus, ceux qui ont plus souffert que d’autres et dont la situation financière est déjà tendue. Il est plus difficile d’évaluer les conséquences d’une action excessive des pouvoirs publics. ‘Faire tourner l’économie à plein régime’ devrait permettre de revenir rapidement à un niveau d’emploi maximum et de combler l’output gap. Il est difficile de dire dans quelle mesure cela générerait une accélération durable de l’inflation étant donné que la relation entre l’écart de chômage (unemployment gap) – soit la différence entre le taux de chômage et son niveau naturel – ou l’écart de production et l’inflation n’est pas si étroite. Autrement dit, on ignore l’importance du resserrement monétaire que le scénario ‘d’une action excessive’ provoquerait, ni quelle serait la réaction des marchés financiers – secteur de l’économie qui, outre l’immobilier, est le plus sensible aux hausses de taux d’intérêt. Comme on pouvait s’y attendre, l’approche axée sur la gestion du risque recommande d’éviter de ne pas en faire assez. La Réserve fédérale se réjouira du fait que cela permettra d’avancer le début de la normalisation de la politique monétaire. Elle devra aussi relever le défi de démontrer son indépendance et ne pas craindre de relever les taux en dépit de ce que cela impliquerait pour une économie dont la dette publique a nettement augmenté.