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États-Unis : à propos du plan d'investissements "Biden"

29/04/2021
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Aux États-Unis, les plans de relance « historiques » se suivent mais ne se ressemblent pas. Proche de 2 300 milliards de dollars, l’American Jobs Plan voulu par le président Biden se distingue de l’American Rescue Plan, adopté en mars et d’un montant de 1 900 milliards de dollars, en ce sens qu’il vise le long terme et ambitionne d’être intégralement financé par l’impôt. Axée sur la défense des intérêts stratégiques américains, sa philosophie est proche de celle de l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009. Le cadre multilatéral n’est toutefois pas ignoré, dans la mesure où l’administration Biden cherche aussi à faire de son Plan un instrument d’harmonisation fiscale au niveau international.

Loin de l’image d’« homme endormi » que lui prêtait son prédécesseur, c’est au pas de course que Joe Biden a franchi le cap de ses cent premiers jours à la Maison Blanche. Alors que tout ou partie des 1 900 milliards de dollars de l’American Rescue Plan voté en mars vont servir à doper la demande, le président vise désormais l’offre, en proposant d’injecter 2 300 milliards de dollars dans le tissu productif américain, le tout sur huit ans ou l’équivalent de deux mandats.

Actuellement discuté au Congrès, l’American Jobs Plan est, comme souvent au sortir des grandes crises, très imprégné de patriotisme économique. Il n’est pas sans rappeler la poussée interventionniste de 2009, lorsque l’American Recovery and Reinvestment Act s’était, entre autres choses, attaché à secourir l’industrie automobile. Douze ans plus tard, l’État fédéral s’apprête à investir dans les filières stratégiques devenues, à ses yeux, par trop dépendantes de la Chine, comme celles des composants électroniques. Il s’attaque aussi au lancinant problème du vieillissement des infrastructures.

Ici réside, sans doute, la principale difficulté de mise en œuvre du plan « Biden » : souvent à la main des gouverneurs d’État, les politiques d’équipement dépendent autant, sinon plus, du consentement à l’impôt des autorités et des populations locales que du volontarisme de Washington. L’alourdissement de la fiscalité des entreprises, l’un des principaux leviers de la politique fédérale à venir, est d’ailleurs la principale question qui fait débat, jusqu’à l’intérieur des rangs démocrates.

ET POUR 2 300 MILLIARDS DE DOLLARS DE PLUS…

Éteindre l’incendie, puis consolider l’édifice : l’American Jobs Plan, qui vise à asseoir le poten­tiel autant que la souveraineté économique des États-Unis, se déploie le long de trois grands axes. En annonçant la modernisation de « 20 000 miles de routes, autoroutes et voies princi­pales », il s’attaque d’abord à l’un des grands paradoxes de l’Amérique, économie riche mais souffrant d’un déficit chronique d’investissement dans ses infrastructures (cf. graphique 1).

INVESTISSEMENTS DANS LES INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT TERRESTRE

Celles de transports se voient attribuer une part substantielle de l’enveloppe, soit 620 mil­liards de dollars qui serviront aussi à accélérer l’électrification du parc automobile (primes à l’achat, déploiement de bornes de recharges, etc.). Ici, l’autorité fédérale ne pourra agir qu’indirectement, en initiant des partenariats avec les entreprises privées ou en incitant les autorités locales (États, villes, comtés) à engager les fonds dans des politiques de travaux publics, dont elles ont la responsabilité1. La même remarque vaut pour le se­cond volet du Plan, qui couvre la question non moins essentielle du logement (500 000 constructions ou réhabilitations sont visées) ainsi que celle des réseaux attenants (eau, gaz, électricité), eux-aussi vieil­lissants. Le gouvernement fédéral prévoit d’y consacrer 690 milliards de dollars, en mettant l’accent sur la transition écologique (rénovation thermique des bâtiments, promotion des énergies « vertes », etc.).

Il était sans doute temps, les États-Unis accusant, sur ce terrain, un re­tard important (World Economic Forum, 2019)2. Le chapitre « jobs and innovations » prévoit, enfin, de soutenir l’industrie et la recherche à hauteur de 580 milliards de dollars, en particulier là où la dépendance des États-Unis vis-à-vis de la Chine s’est accrue : composants élec­troniques, batteries, communication à haut débit, principes actifs de médicaments, etc. Très imprégnée de patriotisme économique, cette dernière partie du Plan pourrait être vue comme le pendant démocrate de l’America great again, à cette grande différence près que l’instru­ment de la reconquête n’est, cette fois-ci, pas la dette, mais l’impôt.

Présenté en même temps que l’American Jobs Plan, le projet de réforme de la fiscalité des entreprises, ou Made In America Tax Plan, s’annonce plus qu’ambitieux dans la mesure où la Maison blanche voudrait en faire l’instrument d’une harmonisation planétaire, jusqu’ici restée au stade velléitaire. Il est, sans surprise, contesté par les républicains, qui y voient une menace pour la compétitivité américaine, mais aussi par une partie des démocrates, qui voudraient l’échanger contre un allègement de l’impôt sur le revenu des particuliers.

UNE RÉVOLUTION FISCALE ?

L’AMERICAN JOBS PLAN (USD MILLIARDS, SUR 8 ANS)

À défaut d’être consensuelle, la hausse de la taxation des entreprises, au premier rang desquelles les multinationales américaines, ne devrait surprendre personne : déplorant une charge injustement répartie, le président Biden l’avait de longue date inscrite dans son agenda, au même titre que l’alourdissement de la fiscalité sur les hauts revenus du patrimoine, présenté récemment.

Elle part du constat que, depuis le milieu des années 2000, le rendement de l’impôt sur les sociétés (IS) n’a cessé de baisser aux États-Unis, jusqu’à atteindre un point bas his­torique (1,3% du PIB en 2019) qui fait suite aux coupes introduites par le Tax Cuts and Jobs Act. Sans revenir au niveau qui prévalait sous la présidence Obama, le taux principal de l’IS serait porté de 21% à 28%, une mesure qui augmenterait de 1 000 milliards de dollars sur 15 ans les revenus de l’État fédéral.

Pour un montant à peu près équivalent, le régime appliqué aux bénéfices réalisés à étranger serait significative­ment durci : suppression de l’abattement concernant le rendement du capital « physique »3, élimination des niches bénéficiant aux revenus d’actifs incorporels (Foreign Derived Intangible Income), durcissement des règles appliquées aux opérations de fusions et acquisitions visant un changement de nationalité (inverting measures), passage de 10,5% à 21% du taux minimum d’imposition, une norme que les États-Unis souhaiteraient voir s’appliquer partout.

En raisonnant dans le cadre très simplifié d’un groupe américain dont les activités se partageraient à parts égales entre les États-Unis et l’Irlande, le Made In America Tax Plan aboutirait à une hausse du taux moyen de l’IS de 17% à 24,5%4 et à une baisse de l’ordre de 9% des résultats après impôts. Les secteurs les plus concernés seraient ceux dont les revenus sont à la fois mondiaux et assis sur l’exploitation d’actifs intangibles, tels les licences, brevets ou bases de données personnelles. Au sein de l’indice Standard & Poor’s 500, les grandes sociétés des technologies de l’information et de la communication, ou encore de la santé, ressentiraient l’essentiel des effets du Made In America Tax Plan (Financial Times, 20215).

Reste pour l’exécutif à transformer l’essai. Pour avoir une chance de passer, la réforme de la fiscalité des entreprises devra être approu­vée par l’ensemble des sénateurs démocrates, tout juste majoritaires à la Chambre haute. Or, certains d’entre eux conditionnent leur vote au rétablissement de la déductibilité des taxes locales (State and Local Taxes) au niveau de l’impôt fédéral. Sa limitation, fixée à 10 000 dollars par Donald Trump, pénalise d’abord les ménages des centres urbains riches, majoritairement acquis au camp démocrate. L’abolir aurait donc une portée politique, mais pas seulement. Cela priverait aussi l’État fédéral d’une part importante de ses recettes (77 milliards de dollars en 2019) et l’empêcherait par là-même de boucler son programme d’infrastructures. Aussi s’achemine-t-on vers un compromis, une hypo­thèse dans laquelle le président Biden s’inscrit déjà.


1 Aux États-Unis, les décisions d’investissement dans les réseaux (électricité, eau…) ou infrastructures de transport sont de la responsabilité des autorités locales (États, comtés, municipalités) et s’appliquent sur la totalité du territoire, à l’exception des zones militaires, réserves et parcs nationaux, qui sont gérés par l’État fédéral.
2 En 2019, l’indice de performance calculé par le World Economic Forum classait États-Unis 22e sur 32 pays avancés en termes de transition énergétique.
3 Soit dans le système actuel les dix premiers points de pourcentage de rentabilité économique du capital.
4 Soit pour un taux de l’IS en Irlande de 12,5% et une déduction de 80% de l’impôt payé en Irlande pour le calcul de la taxe aux États-Unis : 0,5*21% + 0,5*[10,5%+(1-0,8)*12,5%] = 17% avant la réforme et 0,5*28% + 0,5*21% = 24,5% après la réforme. Par souci de simplification, l’abattement équivalant à 10% du rendement économique du capital, que le Made In America Tax Plan prévoit de supprimer, est ignoré.
5 Financial Times (2021), Wall Street braces itself for tax rises from Biden’s new stimulus plan, Apr. 7.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE