Sans être écrasante, la victoire est nette : avec 79,843 millions de voix (51,1% des suffrages exprimés) et 306 grands électeurs obtenus sur un total de 538, le démocrate Joe Biden remporte l’élection présidentielle américaine. Battu, son adversaire Donald Trump réalise toutefois un meilleur score que prévu par les sondages : 73,794 millions de voix (47,2% des suffrages), soit 10 millions de plus qu’en 2016, grâce à un taux de participation record, proche de 70%. Si les résultats se trouvent, sans surprise, contestés par le président sortant, les différents recours engagés par son équipe de campagne n’ont que très peu de chance d’aboutir. En Arizona, dans le Michigan, en Géorgie, la plupart des plaintes déposées pour fraude ont d’ores et déjà été abandonnées ou rejetées, faute de preuve ; partout où il a été donné gagnant à l’exception de la Géorgie - où sa victoire vient d’être confirmée - Joe Biden dispose d’une avance suffisamment large pour éviter un recomptage. Ce dernier deviendra donc, le 20 janvier 2021 et à 78 ans, le 46ème président des Etats-Unis. Également élue, Kamala Harris sera la première femme à accéder à la vice-présidence.
TRANSITION DIFFICILE
Et ensuite ? La capacité à agir du président Biden dépendra largement de l’équilibre des forces au Congrès. Or les élections n’ont pas engendré de « vague bleue » : selon le décompte arrêté au 23 novembre, le parti démocrate conserve de peu la majorité à la Chambre des représentants (222 sièges pour 218 requis), les républicains y gagnant 8 sièges. Dès lors, l’enjeu se focalise sur le Sénat, sans qui les lois, traités, ou nominations à certains postes clés (juges à la Cour suprême, juges fédéraux, Procureur général…) ne peuvent être approuvés. Pour l’heure, le parti républicain y détient 50 sièges, contre 48 au parti démocrate, les 2 sièges restant à pourvoir étant ceux de l’Etat de Géorgie, où un second vote (runoff elections) est organisé le 5 janvier 2021, après que le premier eut échoué à départager les candidats (aucun d’entre eux n’obtenant la majorité requise de 50%). Si, en bout de course, le Sénat devait se répartir à égalité de 50 sièges entre démocrates et républicains, la vice-présidente Kamala Harris (également présidente du Sénat de par la Constitution) emporterait les décisions en se voyant attribuer un droit de vote. Aux Etats-Unis, une grande partie de la politique gouvernementale des prochaines années dépendra donc de ce qui se décidera en Géorgie, dans six semaines.
La priorité immédiate de l’administration Biden sera de combattre une pandémie qui connait une recrudescence inquiétante, promettant d’aggraver un bilan humain (250.000 morts) et socio-économique (9 millions d’emplois perdus) déjà lourd. Au moment d’écrire ces lignes, le taux d’incidence de la Covid-19, soit le nombre de nouveaux cas rapporté à la population, battait des records : 144.000 infections quotidiennes, soit près de 45 pour 100.000 habitants. D’abord active dans les Etats ruraux (Dakota du Nord, Indiana, Kansas, Utah, Colorado…) la vague épidémique se propageait à nouveau dans les grands centres urbains de New-York, Philadelphie ou Los Angeles. Un vaccin serait-il disponible vers la fin d’année 2020 ou début 2021 que la situation empirera tout de même dans les semaines à venir, ce dont s’alarme le président élu, qui a déjà constitué sa task force. L’inquiétude est, en outre, renforcée par l’attitude de Donald Trump qui, en refusant de reconnaitre sa défaite, bloque le processus démocratique de transmission des dossiers. Il est donc à craindre que, jusqu’au 20 janvier 2021 et l’investiture de Joe Biden, l’épidémie soit gérée a minima par une Maison Blanche refermée sur elle-même et rétive à coopérer. Certes, en matière de lutte contre la propagation du Coronavirus, les gouverneurs d’Etats disposent de pouvoirs propres (comme l’imposition du port du masque, les fermetures administratives de lieux publics, les interdictions de regroupements, etc.), qui peuvent contrebalancer la ligne présidentielle. Mais celle-ci compte, ne serait-ce qu’en raison de l’exemple et des moyens donnés aux autorités locales, qui plus est dans une perspective de campagne vaccinale.
Avant même d’être élu, Joe Biden s’était employé avec la présidente de la Chambre Nancy Pelosi à faire adopter par le Congrès un plan additionnel de lutte contre la pandémie de USD 2.200 milliards (10 points de PIB). Au-delà des mesures purement sanitaires (formation et embauches de personnels de santé, généralisation des tests et procédures de traçage, aides à l’accès aux soins…) il était notamment question de repositionner à USD 600 par semaine le complément fédéral d’indemnités chômage (réduit depuis le mois d’août à USD 400) et d’amplifier le Paycheck Protection Program, un dispositif de soutien aux petites entreprises. L’atmosphère préélectorale autant que le rebond économique des mois d’été avaient cependant joué contre un accord budgétaire bipartisan et favorisé le statu quo. Maintenant que l’horizon conjoncturel s’assombrit, celui-ci paraît de moins en moins tenable. Dans l’Etat de New-York, où le combat contre la maladie fût l’un des plus rudes, les écoles ferment à nouveau, tandis que des couvre-feux s’imposent en Californie ; après des mois d’amélioration, les indices de mobilité fournis par les moteurs de recherche sur internet montrent un tassement de l’activité. Dans une intervention récente devant le Bay Area Council Economic Intstitute, le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, indiquait la possibilité de prochains mois « très difficiles ». Or, plutôt que de le renforcer, le secrétaire au Trésor américain Steven Mnuchin a choisi d’alléger le dispositif de stabilisation macro-financière, en exigeant de la Fed qu’elle rembourse le capital non employé des véhicules spéciaux d’intervention sur les marchés de dette (PMCCF, Primary Market Corporate Credit Facility, et SMCCF, Secondary Market Corporate Credit Facility).
QUEL CHAMP DES POSSIBLES ?
Si l’alternance politique est courante aux Etats-Unis, il est rare qu’elle s’opère dans une atmosphère aussi lourde. Sur tous les terrains (environnement, éducation, santé, politique étrangère, etc.), Donald Trump cherchera à marquer aussi profondément que possible son empreinte et à saper le processus de transition. Il est aussi probable que ce dernier s’inscrive en fer de lance de l’opposition la plus radicale une fois le président Biden investi.
Dans la mesure où il peut avoir des contrecoups économiques et financiers, ce jusqu’au-boutisme n’est toutefois pas sans danger pour le parti républicain lui-même, qui pourrait se diviser et s’affaiblir à trop vouloir suivre la ligne de M. Trump. Quelle que soit l’opposition rencontrée, il est tout de même des domaines traditionnellement réservés à la présidence, comme la politique étrangère, où Joe Biden sera en mesure d’agir. Le retour des Etats-Unis dans l’Accord de Paris, qui n’est pas un traité et n’exige donc pas de vote au Sénat, s’inscrit par exemple dans la liste des promesses qui pourront être tenues. D’autres, en revanche, auront plus de mal à aboutir en cas de majorité républicaine au Sénat (cf. encadré). Si la politique industrielle (durcissement des règles d’origine appliquées au made in USA, achats fédéraux de matériels américains, investissements en recherche et développement) ou encore les programmes d’infrastructures (réfection des réseaux routiers, déploiement du haut-débit, encouragement du ferroviaire et des transports publics) peuvent faire l’objet d’accords bipartites, les programmes de M. Biden en matière de transition écologique, de santé ou d’éducation se heurteront à une résistance forte.
Reste le plus grand défi que le futur 46e président des Etats-Unis aura à relever : rapprocher deux Amériques qui s’opposent, faire retomber les tensions politiques et sociales. Homme de dialogue, également surnommé « le guérisseur » Joe Biden n’aura pas trop de son expérience politique et de sa science du compromis pour y parvenir.
Jean-Luc Proutat