La reprise dans les pays émergents depuis la mi-2020 s’est accompagnée d’un durcissement monétaire en Amérique latine et en Europe mais pas en Asie jusqu’à présent (à l’exception de la Corée du Sud). Le niveau et la trajectoire de l’inflation en sont les principales raisons. Elle est forte et accélère en Amérique latine et en Europe, plus modérée et encore contenue en Asie. Une comparaison entre les pays les plus industrialisés d’Europe centrale et d’Asie montre que si l’accélération récente de l’inflation relève pour partie de facteurs communs de nature conjoncturelle (hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation), les écarts d’inflation sous-jacente, apparus avant la pandémie et maintenus après, relèvent de facteurs plus durables (tensions sur les salaires et le marché de l’emploi, exposition des économies au choc d’offre).
L’accélération de l’inflation est devenue la principale préoccupation des banques centrales. Au sein des pays émergents, elle a contraint celles du Brésil, de la Russie et de la Turquie à relever leurs taux d’intérêt directeurs dès 2020[1]. Depuis la mi-2021, d’autres banques centrales d’Amérique latine (Chili, Colombie, Mexique, Pérou) et d’Europe centrale (Rép. tchèque, Hongrie, Pologne, Roumanie) les ont suivies. Les relèvements ont été particulièrement marqués en Europe centrale. À l’inverse, en Asie les banques centrales sont restées l’arme au pied à l’exception de la Corée du Sud[2].
Le niveau et la dynamique de l’inflation en sont les principales raisons. Celle-ci est forte et accélère en Amérique latine et en Europe, faible et beaucoup plus modérée dans les pays d’Asie, notamment en Chine et dans les pays les plus industrialisés (Corée du Sud, Taiwan, Singapour). Comment expliquer cette dichotomie alors que les pays d’Asie mentionnés ont été les premiers à retrouver leur niveau d’activité d’avant le choc de la Covid-19. Est-elle temporaire ou, au contraire, procède-t-elle de facteurs sous-jacents durables qui exonèreraient les banques centrales asiatiques de suivre le mouvement de resserrement monétaire, ou du moins d’en limiter l’ampleur ?
Inflation sous-jacente : écarts et divergences depuis 2018
Pour répondre à cette question, cette note présente une analyse comparative de l’inflation et de ses principaux déterminants entre deux groupes de pays présentant des structures économiques relativement comparables avec une forte base industrielle : les pays d’Europe centrale (Hongrie, Pologne, République tchèque, désignés par l’acronyme PEC dans la suite du texte) et les pays industrialisés d’Asie hors Japon (Corée du Sud, Taiwan, Singapour, désignés par PIA). La comparaison porte sur les cinq dernières années. Elle a été facilitée par le fait que, durant cette période, les taux de change de ces pays ne se sont ni fortement appréciés, ni fortement dépréciés par rapport à leur devise de référence (dollar US pour les PIA, euro pour les PEC).
Trois mesures d’inflation sont utilisées : celle de l’ensemble des prix à la consommation, l’inflation sous-jacente calculée par les banques centrales et celle des prix hors alimentation, énergie et coût du logement [3].
Depuis 2017, les taux d’inflation de l’ensemble des prix à la consommation présentent des tendances divergentes jusqu’à la fin 2019 : décélération pour les PIA, accélération pour les PEC (graphique 1). Puis les courbes retrouvent un certain parallélisme en 2020 (déflation pour les PIA, décélération pour les PEC), suivi d’une accélération en 2021.
Les taux d’inflation sous-jacente ont suivi des trajectoires sensiblement différentes : pour les PIA, stabilité jusqu’à la fin 2018, décélération en 2019 et 2020 suivie d’une réaccélération en 2021 bien moins marquée que pour l’inflation d’ensemble (graphique 2). À l’inverse, pour les PEC, l’inflation sous-jacente présente une tendance à l’accélération sur l’ensemble de la période, tendance interrompue en 2020 par la récession. Enfin, les taux d’inflation hors alimentation, énergie et coût du logement confirment, et même renforcent, la dichotomie entre les deux groupes (graphique 3) même si, pour les PIA, l’évolution apparait plus heurtée qu’avec l’indice sous-jacent sur la période 2019-2021. L’écart d’inflation mesuré avec l’indice hors alimentation, énergie et coût du logement est actuellement de 3,5 points entre les deux groupes. Il n’y avait pas un tel écart entre 2015 et 2018.
Les évolutions salariales et du marché du travail plus discriminantes que le recours au crédit
Les écarts d’inflation sous-jacente entre les deux zones s’expliquent en premier lieu par les dynamiques salariales en liaison avec la situation des marchés du travail et celle de la productivité. Dans les PEC, les salaires nominaux ont fortement accéléré entre 2015 et 2019, ce qui n’a pas été le cas dans les PIA. Par ailleurs, les salaires dans l’industrie manufacturière ont augmenté de 6,7% par an en moyenne pour les PEC contre 2,7% en moyenne pour les PIA.
La plus forte modération salariale dans les PIA ne s’explique pas par un niveau du chômage plus élevé ; celui-ci est structurellement très bas (autour de 3,5% en moyenne) et n’a augmenté au cours de la période dans aucun des 3 pays. En revanche, pour les PEC, la relation traditionnelle entre croissance des salaires et taux de chômage a bien fonctionné, l’accélération salariale allant de pair avec une forte décrue du chômage (cf. graphique 4). En ce qui concerne la productivité, il devrait a priori exister un différentiel structurel à l’avantage des PEC. Mais la période d’observation est à la fois trop courte (avant la pandémie) et trop cyclique (sur la période récente) pour que l’écart entre les deux zones ait pu se creuser.
La hausse des salaires réels et la baisse du chômage dans les PEC apparaissent à première vue comme deux facteurs explicatifs importants des écarts de croissance de la consommation des ménages entre les deux zones, du moins jusqu’en 2019 (cf tableau 2):
Le recours au crédit a pu également contribuer à dynamiser la consommation. La comparaison des évolutions du crédit accordé aux ménages (total ou uniquement crédit à la consommation) n’indique toutefois pas de tendance très différenciée d’une zone par rapport à l’autre sur la période 2015-2019 (graphiques 5 et 6). La croissance a été très soutenue en Corée du Sud (bien qu’en décélération à partir de 2017) et, à l’inverse, négative en Hongrie. Le crédit à la consommation a toutefois été dynamique de façon constante en Pologne et en République tchèque, contribuant à alimenter l’inflation par la demande.
Une plus forte exposition des PEC au choc d’offre
Sur la période récente (2020-2021), les écarts d’inflation sous-jacente se sont accentués entre les deux zones. Or, les performances comparées de la consommation des ménages ne présentent pas, sur cette période, une dichotomie aussi nette que sur la période 2015-2019 (cf. tableau 2). Il en est de même pour les salaires dont les évolutions apparaissent très contrastées avec, comme pour la consommation, des effets de rattrapage, notamment en Asie. De plus, les dynamiques du crédit à la consommation sont également plus contrastées que sur la période 2015-2019 ; forte reprise en Hongrie, en Corée du Sud et à Taiwan et, plus récemment, Singapour, alors qu’à l’inverse elle s’est essoufflée en Pologne et en République tchèque.
En termes de contribution au rebond de la consommation privée, le crédit aurait même eu un rôle moteur plus important dans les PIA que dans les PEC.
Le creusement des écarts d’inflation sous-jacente sur la période récente s’explique par la singularité de la reprise post-Covid (arrêt brutal de la production et de la consommation en raison des confinements, suivi d’un rebond tout aussi marqué post confinement), celle-ci ayant généré simultanément des comportements de rattrapage de consommation et des pénuries/rationnements de produits intermédiaires dans l’industrie. En Asie, des mesures de confinement très contraignantes ont été prises très tôt de sorte que leur durée a été minimisée. L’effet de la reprise de la consommation pourrait avoir été moins marqué qu’ailleurs mais il est difficile à documenter.
Un effet d’offre semble avoir joué un rôle majeur via le degré d’intégration des pays dans les chaînes de valeurs, et donc le degré de vulnérabilité des filières industrielles à des chocs d’offre et de demande. L’OCDE calcule des indicateurs de vulnérabilité correspondant aux deux types de chocs[4]. Les PEC s’illustrent par leur forte exposition aux chocs de demande en raison notamment de l’importance de la filière automobile pour laquelle ils jouent le rôle de sous-traitants (l’indice d’intégration avant est de 80% pour la Hongrie, 75% pour la République tchèque mais il est élevé également pour la Corée du Sud, à 60%, et équivalent à celui de la Pologne). Mais pour appréhender le rôle des pénuries/rationnements dans la formation des prix, c’est la vulnérabilité à un choc d’offre qui est la plus pertinente. Or, les calculs de l’OCDE indiquent une exposition bien plus forte des PEC que de la Corée du Sud, seul pays disponible pour les PIA (l’indice d’intégration arrière est 60% pour la Hongrie, un peu moins de 50% pour la République tchèque, de 40% pour la Pologne, contre seulement 20% pour la Corée). Un rationnement poussant les prix des produits intermédiaires à la hausse se répercute a priori de manière plus rapide et importante sur la formation des prix dans les PEC qu’en Corée.
Cette hypothèse est confirmée par les enquêtes PMI de Markit, pour lesquelles on dispose de données pour les 6 pays. Entre juin 2020 et octobre 2021, l’indice de diffusion[5] sur les prix des produits intermédiaires a augmenté de 32 points en moyenne (passant d’un peu plus de 53 à 85) contre 20 points en moyenne pour la Corée du Sud et Taiwan (de 50 à 70) et seulement 3 points pour Singapour.
L’augmentation des prix de production en termes relatifs (c’est-à-dire en tenant compte de celle des prix des intrants) est également plus forte dans les PEC que dans les PIA. Le ratio entre l’évolution des indices de diffusion des prix de production et aux prix des intrants (inférieur à 1 pour tous les pays, les entreprises ayant absorbé une partie de la hausse des prix des intrants en réduisant leur marge) est de 0,8 pour les PEC contre 0,6 pour les PIA.
En conclusion, l’accélération récente de l’inflation d’ensemble dans les PEC et les PIA relève de facteurs communs (hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation). En revanche, les écarts d’inflation sous-jacente, apparus avant la pandémie et accentués après, relèvent de facteurs plus durables voire structurels (tensions sur les salaires et le marché de l’emploi, exposition des économies au choc d’offre). La dichotomie entre les deux zones devrait donc perdurer.