Les efforts engagés par la Réserve fédérale et la BCE pour amortir le choc de la pandémie de Covid-19 sur l’économie ont eu un impact très positif sur les cours des actifs. Malgré l’augmentation considérable des besoins d’emprunt du secteur public et, par conséquent, des émissions de titres de dette consécutives, les rendements obligataires sont restés remarquablement stables aux États-Unis et en Allemagne (graphique 1). Aux États-Unis, les rendements augmentent depuis peu mais leur hausse reste limitée. L’autre élément frappant est la rupture de la corrélation entre Wall Street et le marché des Treasuries. Ces dernières années, les cours des actions et les rendements obligataires ont souvent évolué de concert à la hausse comme à la baisse. C’est nettement moins le cas depuis le début du rebond des marchés boursiers, au printemps dernier (graphique 2). Face à la pandémie, la Réserve fédérale a également élargi son mandat en annonçant qu’elle rachèterait des obligations, nouvellement émises, d’entreprises notées «?Investment grade?» avant la crise. Cette décision a été prise avec le soutien du Trésor, qui s’est engagé à couvrir les pertes pour défaillance découlant de ces achats. Résultat, l’élargissement du spread par rapport aux Treasuries a été bien plus limité qu’en 2008 malgré une hausse du taux de chômage, nettement supérieure à celle de la Grande récession de 2008 (graphique 3). Dans la zone euro, le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (Pandemic Emergency Purchase Programme ou PEPP) de la BCE — de par sa souplesse en termes de rythme et de répartition géographique — a joué un rôle déterminant dans la stabilisation des rendements du Bund et la compression des spreads souverains (graphique 4).
Par le biais de divers canaux de transmission, ces politiques ont eu une influence sur l’activité et la demande au sein de l’économie. On peut toutefois se demander si le soulagement d’aujourd’hui ne risque pas de provoquer un malaise demain. Comme le montre l’histoire financière récente, le risque est réel. En 2013, Ben Bernanke, président de la Fed, a déclenché le fameux épisode du «?taper tantrum?» en indiquant que la Réserve fédérale pourrait réduire le rythme de ses achats d’actifs[1]. On ignore, en effet, comment les marchés vont réagir lorsque la BCE annoncera, un jour, qu’elle envisage de réduire, voire d’arrêter, ses achats nets d’actifs dans le cadre du PEPP. Certes, une telle décision sera conditionnée à un redressement suffisant de la zone euro après la pandémie. Autrement dit, l’augmentation à court terme du risque souverain ne devrait pas être un sujet de préoccupation pour les investisseurs. D’un autre côté, les investisseurs devraient alors modifier leur allocation d’actifs pour combler le vide laissé par la BCE, qui n’achèterait plus d’obligations d’État ou, du moins, pas autant qu’auparavant. Une telle réallocation d’actifs pourrait impliquer une augmentation des spreads souverains.
Une autre interrogation porte sur la nouvelle stratégie de ciblage de l’inflation que la Réserve fédérale a introduite à la fin de l’été. Tolérer, pendant un certain temps, un léger dépassement de l’objectif d’inflation, comme la Fed s’y est engagée, revient à inviter les investisseurs à prendre plus de risques. Après tout, la possibilité d’un resserrement monétaire tant redouté s’éloigne. Cela pose la question de savoir comment les investisseurs réagiront lorsque l’inflation aura atteint 2 %. Leur réaction sera fortement influencée par la fonction de réaction perçue de la Réserve fédérale, mais le flou entourant la nouvelle stratégie de cette dernière — qu’est-ce qu’un léger dépassement?? Pendant combien de temps sera-t-il toléré?? — risque d’engendrer des réactions brutales comme lors de l’épisode du «?taper tantrum ».
La remontée consécutive des rendements des obligations d’État américaines affecterait non seulement les autres classes d’actifs, aux États-Unis comme à l’étranger, mais aurait aussi des conséquences sur l’économie réelle, par le biais de la hausse des taux hypothécaires ou encore un effet de richesse. Enfin, le programme [de rachat] d’obligations d’entreprises de la Réserve fédéral
e donne également lieu à des analyses contrastées. D’une part, on lui reconnaît le mérite d’éviter une multiplication des défaillances d’entreprises. Son intervention évite donc une aggravation du choc de la pandémie sur l’économie[2]. D’autre part, les investisseurs obligataires pourraient y voir une option «?put?» accordée par la banque centrale et s’attendre à ce qu’une telle opération se renouvelle à l’avenir. Cela conduirait à une baisse structurelle du rendement par unité de risque de crédit. Pour l’emprunteur, cela pourrait créer une incitation à augmenter son niveau d’endettement par rapport aux fonds propres[3].
Même s’il sera difficile pour les banques centrales de changer de stratégie, le recours en premier lieu à ces outils s’impose. Ils ont, après tout, des effets positifs car ils contribuent à stabiliser les anticipations des investisseurs et, indirectement, à influencer l’économie réelle. Pour autant, le processus de normalisation de la politique monétaire sera probablement laborieux et les banques centrales comme les investisseurs doivent minutieusement s’y préparer. Concernant les instituts d’émission, il s’agit, en particulier, de soigner leur stratégie de communication. Pour ce qui est des investisseurs, le niveau de la prise de risque revêt une importance cruciale. Ces éléments de réflexion pourraient s’avérer particulièrement pertinents dans le cas où la vigueur de la reprise en 2021 viendrait à créer la surprise.