L’inflation fait les gros titres. Dans la zone euro, l’inflation totale a atteint 2,0 % en mai. Ce chiffre élevé par rapport aux niveaux généralement observés en Europe n’est rien comparativement aux 5% atteints le mois dernier aux États-Unis, un plus haut sur treize ans. La question centrale pour les ménages, les entreprises, les marchés et les décideurs est de savoir dans quelle mesure cette augmentation sera ou non temporaire.
La hausse est, en partie, liée à des effets de base, comme la flambée des prix de l’énergie, qui transparaîtront dans les chiffres annuels de l’inflation au cours des mois suivants, donnant le sentiment d’une augmentation durable des prix. Pour déterminer s’il s’agit ou non d’une illusion d’optique, il est plus approprié de suivre les niveaux des prix et leurs variations en base trimestrielle ou mensuelle plutôt qu’annuelle. A priori, la tendance sous-jacente de l’inflation devrait progressivement évoluer à la hausse. Une croissance soutenue, portée par des politiques monétaires et budgétaires expansionnistes, devrait, en effet, entraîner une diminution de la sous-utilisation des ressources économiques. Cela vaut pour les États-Unis, mais c’est aussi le sens du message envoyé par la BCE dans ses dernières projections[1] avec une inflation sous-jacente, hors effet des variations de taxes indirectes, progressant de 0,9 % en 2021 à 1,2 % l’année prochaine et à 1,4 % en 2023.
La prolongation de l’augmentation actuelle des prix - qui entraînerait une trajectoire d’inflation attendue plus élevée dans les années à venir - dépend, pour un niveau de demande donné, d’une interaction complexe entre différents facteurs[2]. La valeur de ce qu’une économie produit correspond à la somme des marges (excédent brut d’exploitation), des salaires, des taxes nettes des subventions et des coûts des consommations intermédiaires[3]. L’évolution des prix de production – l’indice de prix à la production – dépend de l’évolution des marges unitaires, des coûts salariaux unitaires, des taxes nettes et des coûts unitaires des consommations intermédiaires.
L’année dernière, les cours de l’énergie ont flambé et les prix des intrants sont actuellement en forte hausse en raison de déséquilibres entre l’offre et la demande. Dans quelle mesure cela se traduit-il par une augmentation des prix de production dans différents secteurs ? Cela dépend des coûts unitaires de main-d’œuvre et des marges unitaires. Les coûts unitaires de main-d’œuvre sont fonction des salaires et de la productivité. La composante cyclique de celle-ci a tendance à ralentir en phase de maturité d’une expansion et à décliner pendant une récession avant d’augmenter de nouveau aux premiers stades d’une reprise économique. Les salaires, quant à eux, progressent plus lentement en période de reprise en raison des niveaux élevés de sous-emploi des ressources sur le marché du travail (graphique 1)[4]. Autrement dit, avec le retour de la croissance après la récession liée à la pandémie de Covid-19, la baisse des coûts unitaires de main-d’œuvre pourrait atténuer l’impact de la hausse des coûts des intrants sur les marges bénéficiaires. Comme le montre le graphique 2, après une récession aux États-Unis, les coûts unitaires de main-d’œuvre et les marges unitaires – excédent brut d’exploitation en pourcentage de la valeur ajoutée – ont historiquement tendance à être négativement corrélés. Ensuite, pendant les phases d’expansion, la relation est moins évidente.
Cependant, dans une économie qui se redresse après la pandémie et les restrictions consécutives sur la mobilité, l’élasticité-prix de la demande sera très faible dans certains secteurs, tant l’envie est grande de sortir de nouveau, de voyager, etc.
L’épargne accumulée constitue un autre facteur expliquant cette faible élasticité. Les entreprises ont donc la possibilité de répercuter l’augmentation des coûts des consommations intermédiaires sur la hausse des prix de production et de protéger ainsi leurs marges. Cela dépend de la robustesse de la demande, de l’existence de produits de substitution et de la stratégie de la concurrence en matière de fixation des prix. Compte tenu de la forte accélération de la croissance cette année, du fait qu’il n’y a souvent pas de produits de substitution (ex. : le cuivre dans le secteur du bâtiment ou les semiconducteurs) et qu’il est absurde d’essayer de gagner des parts de marché lorsqu’on est confronté à des contraintes affectant l’offre, les conditions semblent réunies pour une assez forte transmission de la hausse des prix des intrants aux prix de production.
Par la suite, avec la stabilisation des prix des intrants et la normalisation de la relation entre la demande et l’offre, cette transmission devrait diminuer sous l’effet d’une concurrence accrue. Un autre facteur en jeu dans la première phase d’une reprise est la procyclicité des marges, comme l’indique le graphique 3. L’augmentation de l’utilisation des capacités – un substitut de l’output gap – est associée à un accroissement des marges. Elle reflète la capacité d’augmenter les prix et contribue ainsi à la hausse des prix[5]. Jusqu’à présent, l’analyse a été axée sur les prix à la production tandis que les banques centrales se concentrent sur les prix à la consommation. Ces derniers incluent les coûts de distribution et les marges bénéficiaires des grossistes et des détaillants, lesquels peuvent réduire la répercussion d’un pourcentage donné d’augmentation des prix à la production sur l’indice des prix à la consommation.
La stratégie en matière de fixation des prix joue aussi un rôle. La recherche montre en effet que, dans le secteur de la distribution aux États-Unis, les marges brutes (chiffre d’affaires moins coût d’achat des marchandises vendues, divisé par chiffre d’affaires) « sont relativement stables dans le temps et acycliques ou légèrement procycliques »[6].