Le repli significatif des rendements des obligations d’État américaines par rapport au pic atteint à la fin mars laisse perplexe au vu des prévisions de croissance et des données récentes sur l’inflation. Ce recul semble indiquer que les investisseurs se rangent à l’avis de la Fed, selon laquelle l’inflation va baisser. Il reflète également le ralentissement des données de ces dernières semaines, laissant supposer que les marchés accordent plus d’importance à la variation du taux de croissance qu’à son niveau. La sensibilité des rendements obligataires aux données économiques évolue par cycles. Comme par le passé, une politique monétaire américaine moins accommodante pourrait venir renforcer cette sensibilité car ces données façonneront les anticipations de politique [monétaire] plus restrictive ou non. Auparavant, elle pourrait être accrue par une inflation durablement supérieure à l’objectif du FOMC en 2022.
Depuis son pic de 1,74 % à la fin mars, le rendement de l’obligation d’État américaine à 10 ans a reculé d’environ 40 points de base. Un tel mouvement peut paraître, a priori, contre-intuitif compte tenu des perspectives de croissance – le consensus de Bloomberg table sur une croissance du PIB réel supérieure au potentiel sur l’ensemble de la période de prévision allant jusqu’à fin 2022 – et des chiffres élevés de l’inflation ces derniers mois. Les dernières données sur la hausse des prix à la consommation ont surpris par leur vigueur, entraînant une remontée des rendements des Treasuries. La réaction a été plus prononcée pour la partie courte et intermédiaire de la courbe que pour les échéances éloignées (graphique 1), signe que le marché anticipait la possibilité d’un début de normalisation de la politique monétaire américaine plus tôt que prévu. Dès le lendemain, cependant, les rendements repartaient en sens inverse à la suite des commentaires accommodants de Jerome Powell dans son rapport semestriel devant le Congrès.
Les investisseurs obligataires partagent, semble-t-il, son avis sur le caractère transitoire des tensions inflationnistes. Peut-être les opérateurs du marché se rassurent-ils à l’idée que le dernier chiffre mensuel de l’inflation est essentiellement le fait des secteurs sensibles à la crise Covid-19 (habillement, automobile, voyage, loisirs, hôtellerie). Les propos du président de la Réserve fédérale, selon lequel il n’y aurait pas de hausse majeure de l’inflation parce que la banque centrale ne le tolérerait pas, n’ont pas perturbé le marché, comme si celui-ci jugeait très improbable que la Fed soit obligée de prendre des mesures énergiques. Une telle sérénité à l’égard des perspectives d’inflation pourrait expliquer l’absence de hausse des rendements cette année. Cependant, concernant la baisse des taux longs et des points morts d’inflation – qui mesurent les anticipations d’inflation, en repli de 20 points de base depuis le sommet atteint au printemps – la cause est à chercher ailleurs.
L’une des explications possibles est que, compte tenu des niveaux élevés atteints, les investisseurs s’attendent à une diminution très prochaine des pressions sur les approvisionnements – telles que reflétées par l’évaluation des prix des intrants et des retards de livraison dans les enquêtes ISM et PMI. D’après les données historiques, il existe une corrélation étroite entre ces pressions et les points morts d’inflation. Autre cause possible : les inquiétudes grandissantes concernant les nouvelles contaminations, qui pourraient représenter un frein à la croissance. Enfin, le repli des rendements obligataires pourrait signifier que le ralentissement de la croissance a déjà commencé. L’évaluation de la dynamique de croissance au cours d’un trimestre donné est un exercice difficile : la multitude de données régulièrement publiées est telle que l’arbre finit par cacher la forêt.
Le nowcast hebdomadaire de la Réserve fédérale de New York relatif à la croissance du PIB réel du trimestre en cours offre une solution intéressante1. D’après le graphique 2, le nowcast s’inscrit en retrait depuis quelques mois – indiquant un fléchissement de la croissance –, une évolution qui s’est accompagnée d’une baisse des rendements obligataires. La relation entre les rendements des Treasuries à 10 ans et le nowcast de la croissance du PIB varie avec le temps. Comme l’indique le graphique 3, d’après une régression sur fenêtre mobile de 5 ans entre les rendements obligataires et le nowcast, le coefficient bêta de régression a connu, depuis 2007, trois cycles avec des pics en 2009, 2014 et début 2020, suivis à chaque fois de baisses significatives. Autrement dit, la façon dont une variation donnée du nowcast entraîne une variation des rendements obligataires dépend de l’environnement économique2.
L’orientation de la politique monétaire apparaît naturellement comme un facteur conditionnant la corrélation entre les rendements des Treasuries et le nowcast de la croissance du PIB. Concernant, en particulier, la taille du bilan de la Réserve fédérale, le graphique montre que sa stabilisation (arrêt des achats nets d’actifs dans le cadre du programme d’assouplissement quantitatif) s’est accompagnée d’une relation plus étroite entre les données économiques et les rendements obligataires. On a observé la même évolution, par la suite, avec le début de la réduction du bilan de la Fed (« resserrement quantitatif ») et pendant le cycle de resserrement qui a débuté à la fin de 2015 et qui a conduit à un pic des Fed Funds en décembre 2018. Ces résultats présentent un intérêt particulier dans les circonstances actuelles : il faut s’attendre à ce qu’une politique monétaire moins accommodante renforce la sensibilité des rendements obligataires aux données économiques car ces données façonneront les anticipations relatives à une politique plus restrictive ou non. Auparavant cette sensibilité devrait s’accroître en cas de maintien de l’inflation au-dessus de l’objectif du FOMC en 2022.