Eco Flash

Le plan de relance américain va-t-il trop loin?

22/03/2021

Sur l’air du « quoiqu’il en coûte », les États-Unis mènent allègrement la danse. Selon les estimations du Fonds monétaire international, ils sont de loin le pays où l’État en fait le plus pour contrer les effets dépressifs de l’épidémie de Covid-19 : près de 3 700 milliards de dollars ou 17 points de PIB engagés en 2020 (hors garanties, prêts et injections de capitaux), soit le double de l’effort budgétaire consenti dans l’Union européenne. Alors que, avec le déploiement des vaccins, un rétablissement aussi spectaculaire qu’inespéré est à portée de main, l’économie continue d’être considérablement stimulée. La nouvelle administration démocrate s’apprête à y transférer 1 900 milliards de dollars supplémentaires, peut-être beaucoup plus si son projet de modernisation des infrastructures voit le jour.
Déjà peu considérée sous Donald Trump, la dérive des comptes publics se poursuit. Sans même tenir compte des mesures de l’Administration Biden, le Congressional Budget Office (CBO) estime que le déficit fédéral se maintiendra au-dessus de 10% du PIB en 2021, après avoir marqué un record à 14,9% du PIB en 2020. La dette, quant à elle, a franchi la barre des 100% du PIB, semble-t-il pour longtemps. Eu regard à la gravité des circonstances, peu nombreux sont ceux qui, jusqu’à présent, ont paru s’en émouvoir. Il aura fallu que Lawrence Summers, ex-secrétaire au Trésor sous Bill Clinton et économiste proche du camp démocrate, prenne la plume dans les colonnes du Washington Post pour qu’un rappel au sens de la mesure se fasse entendre. Alors que les États-Unis ont dépassé le pire, le vaste plan de relance voulu par le président Biden n’est-il pas surdimensionné ? Ne risque-t-il pas d’entraîner une instabilité des prix sur les marchés de biens, de services ou de capitaux ? Considérons tour à tour ces deux questions.


Deux fois l'output gap


Moins conséquent que le Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security (CARES) Act de 2020, mais représentant tout de même le double de l’American Recovery and Reinvestment Act de 2009, l’American Rescue Plan figure parmi les plus vastes dispositifs de relance jamais votés par le Congrès. D’un montant de 1 900 milliards de dollars, il est pour moitié adressé aux ménages et cible donc la demande. Plusieurs dispositions retiennent l’attention (voir aussi encadré 1).
Les chômeurs, dont les rangs restent augmentés de plus de 4 millions du fait de la crise, verront leurs indemnités complétées jusqu’au 6 septembre 2021, à hauteur 300 dollars par semaine. Petite concession au « quoiqu’il en coûte », la somme de 400 dollars initialement prévue a été rognée. Des chèques d’un montant maximum de 1 400 dollars par personne vont être adressés aux familles américaines, pour une enveloppe totale avoisinant les 400 milliards de dollars. Le crédit d’impôt enfant va être porté de 2 000 à 3 600 dollars par enfant à charge de moins de 6 ans, 3 000 dollars par enfant à charge de 6 à 17 ans. Bien que soumises à conditions de revenus et rendues (un peu) moins généreuses par le Sénat1, ces mesures couvrent un champ qui dépasse largement celui des victimes économiques de la pandémie.
D’après les estimations de l’Institute on Taxation and Economic Policy, ce sont quelque 286millions de citoyens, hommes, femmes ou enfants, soit 86% de la population des États-Unis, qui recevront un chèque du Trésor dans les prochaines semaines, de quoi alimenter le débat sur le bon calibrage des aides. Rappelons en effet que la masse des revenus disponibles des ménages,
loin d’avoir régressé durant la crise, a au contraire connu une hausse exceptionnelle du fait des transferts opérés au titre du CARES Act. Entravés dans leurs dépenses, les Américains ont, de surcroît, constitué une énorme réserve d’épargne : 2 850 milliards de dollars en 2020 (16% des revenus disponibles), plus du double des montants économisés en 2019.
Autre sujet d’interrogation et de confrontation sérieuse avec la minorité républicaine au Congrès : les aides aux États et aux collectivités, qui vont avoisiner 350 milliards de dollars. Outre qu’elles ne sont pas ciblées - le déploiement des tests et vaccins font l’objet d’une enveloppe spécifique - elles alimentent des caisses qui, là encore, ont déjà bénéficié d’importants subsides fédéraux. En 2020, les revenus des États et collectivités, tout comme ceux des ménages, ont affiché des taux de progression record.
Faut-il craindre, dès lors, que la piscine déborde ? L’output gap, en l’occurrence le déficit de production qui resterait à combler pour que l’économie retrouve son potentiel, est évalué par le CBO à 960 milliards de dollars. D’un montant deux fois supérieur, l’American Rescue Plan aurait donc tôt fait de le résorber, fût-il assorti d’un multiplicateur faible. En retenant pour ce dernier un chiffre de 0,5, et en supposant que l’essentiel des 1 900 milliards contenus dans l’enveloppe soit rapidement engagé, l’économie croîtrait d’au moins 6% en 2021. Elle ferait mieux que rattraper son retard, de sorte que, dès l’automne prochain, le moteur américain serait proche du plein régime. Au rythme actuel des vaccinations (2 millions d’injections quotidiennes, déjà plus de 120 millions au total), il est raisonnable de penser qu’à cet horizon, les secteurs encore paralysés par la pandémie (hôtellerie, restauration, spectacles, etc.) fonctionneront normalement et auront pu réembaucher. Le retour au plein emploi serait rapide. Pour la secrétaire au Trésor, Janet Yellen, il est envisageable dès 2022.

Inflation, prix des actifs : risque modéré à fort

L’AMERICAN RESCUE PLAN (USD MILLIARDS)

La remontée du cours des matières premières aidant (le pétrole s’est renchéri de quelque 150% depuis un an, les métaux de 60%) la mise sous tension de l’économie américaine ranime les anticipations d’inflation, notamment sur les marchés où le taux des swaps indexés à dix ans est remonté (il est actuellement proche de 2,5%). Les prix à la consommation progressent, de facto, plus vite, ne serait-ce qu’en raison d’une facture énergétique et alimentaire qui s’alourdit. Ils témoignent aussi d’un effet de rattrapage. Avec moins de contaminations et des freins aux déplacements qui se relâchent, un certain nombre d’achats jusqu’ici différés reprennent. La demande des ménages pour les biens durables (automobiles, équipements du foyer) est forte et participe au rebond des prix. À partir d’avril et dans les mois suivants, lorsque les chiffres se compareront à ceux, déprimés, du printemps 2020, l’inflation se situera nettement au-dessus de l’objectif de 2% fixé par la Réserve fédérale (Fed), la barre des 3% pouvant même être atteinte.
Le dépassement sera toutefois transitoire. Sauf à considérer que le « monde d’après » opère un retour de quarante ans en arrière, le risque de voir « s’échapper le dentifrice du tube » est faible2. Aux États-Unis comme ailleurs, les salaires et les prix restent objets d’arbitrages mondiaux contraignants, peut-être plus encore depuis que la crise accélère la révolution digitale dans les services. Ils ne réagissent plus comme jadis aux tensions qui s’exercent sur les capacités, un phénomène connu sous le terme d’aplatissement de la courbe de Phillips.
Déjà remarquablement stable autour de 2% durant la phase historique de recul du chômage de 2010-2020, l’inflation n’a aucune raison d’accélérer dans la durée. L’explication monétariste, qui voudrait qu’elle finisse par réagir à la politique quantitative de la banque centrale, a elle-même une portée limitée. Les trillions de dollars créés en contrepartie des rachats de titres de la Fed peuvent avoir mille autres destinations que celle des biens et services échangés sur le sol américain ; ils se réinvestissement partout, sur les marchés émergents, dans l’immobilier, les infrastructures, les crypto-monnaies, en Bourse.
Surtout en Bourse. Aux États-Unis l’envolée du prix des actions ne date pas de la découverte des vaccins contre la Covid-19 mais précisément du 23 mars 2020, date de sortie du « bazooka » monétaire (assouplissement quantitatif illimité, programmes de refinancement exceptionnels). Alors que, sur certains segments de marchés (valeurs technologiques, dette high-yield) les valorisations deviennent difficiles à justifier, le risque est bien que les milliards du plan de relance, tout en soutenant l’économie, encouragent les comportements spéculatifs.

1 Conditions de revenus : jusqu’à 80 000 dollars annuels (dégressivité au-delà de 75 000 dollars annuels) pour un célibataire, 160 000 dollars annuels (dégressivité au-delà de 150 000 dollars annuels) pour un couple marié.
2 Selon l’expression imagée utilisée par l’ancien président de la Bundesbank, Karl Otto Pöhl, au début des années 1980.

LES ÉCONOMISTES EXPERTS AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE