Les marchés anticipent un tour de vis monétaire dès la fin 2022. Une position que ne partage pas la BCE compte tenu de ses prévisions d’inflation. Cette divergence de point de vue pourrait refléter une perte de crédibilité de la banque centrale ou, plus vraisemblablement, un désaccord en matière de prévisions d’inflation entre cette dernière et les acteurs du marché. Autre explication possible : le focus des investisseurs sur les scénarios possibles d’inflation et leurs inquiétudes concernant les risques à la hausse de l’inflation.
Lors de sa dernière conférence de presse, à l’issue de la réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE, Christine Lagarde a répondu à plusieurs questions portant sur le timing du relèvement du taux des dépôts. Ces questions font suite à l’anticipation par les marchés d’un tour de vis monétaire vers la fin de 2022. Un tel relèvement semble néanmoins prématuré à en juger par les projections d’inflation de la BCE et sa forward guidance. Ces indications prospectives permettent aux banques centrales d’orienter les anticipations du marché. Lorsque la croissance est forte et que l’inflation s’accélère, leurs indications peuvent contribuer à réduire le risque d’une hausse prématurée des taux du marché, qui réduirait l’efficacité de la transmission monétaire. De plus, avec une communication claire sur les conditions susceptibles de déclencher un changement de politique monétaire, la réaction du marché devrait être limitée une fois ces conditions réunies.
C’est ce qu’a fait récemment le Conseil des gouverneurs en fixant des conditions claires – en termes de projections d’inflation et d’évolution récente de cette dernière – pour une hausse du taux de rémunération des dépôts. Ces conditions sont si strictes que leur respect prendra un temps considérable, comme l’a expliqué la présidente de la BCE, nettement plus long que ce qu’anticipent les marchés : « notre analyse ne confirme pas que les conditions de notre forward guidance seront réunies, ni à la date du relèvement anticipé par les marchés, ni un peu plus tard »[1].
En théorie, trois facteurs pourraient expliquer cette divergence entre le message de la BCE et les anticipations du marché. Premièrement, une perte de crédibilité de la banque centrale. Cette explication semble peu probable puisque les anticipations d’inflation basées sur des enquêtes restent bien ancrées. De plus, la BCE n’aurait aucun intérêt à créer la surprise en changeant brusquement ses indications ou en les abandonnant purement et simplement pour procéder à un relèvement précoce des taux, puisqu’elle risquerait de perdre toute crédibilité. Une telle décision serait, en outre, en contradiction avec les conclusions de sa revue stratégique, qui a conduit à l’adoption d’un objectif d’inflation symétrique de 2 %, au lieu de l’objectif précédent – [le maintien d’une inflation] « proche de, mais inférieure à 2 % ».
Deuxièmement, les opérateurs du marché peuvent être en désaccord avec la BCE concernant les perspectives d’inflation. Il est intéressant de voir, dans l’édition d’octobre de l’enquête de la BCE[2] auprès des analystes monétaires, que pour la moitié des professionnels interrogés la prévision de l’IPCH atteindrait tout juste 1,4 % au quatrième trimestre 2022 et 1,7 % au quatrième trimestre 2023 ; la distribution y apparaît réduite puisque pour les trois-quarts d’entre eux, les prévisions d’inflation resteraient en deçà de 1,6 % au T4 2022 et de 1,8 % au T4 2023. Concernant l’inflation sous-jacente, l’estimation médiane s’établit à respectivement 1,3% et 1, 5%, tandis que pour 75% des analystes interrogés, elle serait en deçà de 1,6% et 1,7% respectivement.
Compte tenu de la forward guidance de la BCE, cela ne justifierait pas un relèvement précoce des taux, ce que confirme l’enquête : l’estimation médiane donne à juin 2024 la première hausse du taux de rémunération des dépôts, tandis que seulement un quart des personnes interrogées l’entrevoient en décembre 2023. C’est nettement plus tard que les anticipations du marché, ce qui suggère que les participants à l’enquête ne font pas partie de ceux qui prennent les décisions d’investissement.
Troisièmement, une explication plus vraisemblable de la divergence existant entre le message de la banque centrale et celui des marchés financiers est que la distribution des résultats possibles joue un rôle clé dans le pricing du marché alors que la forward guidance en fait peu de cas, voire aucun. Cette dernière porte, en effet, sur les conditions devant être remplies pour envisager une hausse de taux ; les marchés, quant à eux, intégreront dans les prix la probabilité du passage d’un état – le maintien du taux de rémunération des dépôts à son niveau actuel – à un autre, une fois ce taux relevé. Lorsqu’on considère que les risques d’inflation sont orientés à la hausse, il n’y a rien de surprenant à ce que les marchés intègrent un tour de vis monétaire qui, a priori, interviendrait prématurément. Cela signifie également que l’intégration d’un relèvement de taux par le marché peut être interprété comme une mesure des risques à la hausse de l’inflation.
Lorsqu’on considère que les risques d’inflation sont orientés à la hausse, il n’y a rien de surprenant à ce que les marchés intègrent un tour de vis monétaire qui interviendrait prématurément. Cela signifie également que l’intégration d’un relèvement par le marché peut être interprété comme une mesure des risques à la hausse de l’inflation.