Lors de sa dernière conférence de presse, le président de la Réserve fédérale (Fed), Jerome Powell, a estimé que la politique monétaire américaine pourrait être déjà suffisamment restrictive. Certes, les données économiques occuperont une place particulière dans ses décisions à venir mais les autorités monétaires ne se limiteront pas aux derniers chiffres pour autant. Les effets différés des relèvements de taux antérieurs doivent être pris en compte or ils n’apparaîtront dans les données publiées que dans les prochains mois. C’est pourquoi, lors des précédents cycles de resserrement, la Fed a eu tendance à cesser de relever les taux alors même que le rythme des créations d’emploi était encore assez soutenu, et bien avant que le taux de chômage ne reparte significativement à la hausse. Aujourd’hui, elle est partagée entre une inflation qui se maintient bien au-dessus de l’objectif et la perspective d’un ralentissement de l’activité, dans les prochains mois, qui devrait découler des augmentations de taux passées et de conditions de crédit plus restrictives.
« Cependant, le marché du travail est très, très robuste tandis que l’inflation se situe, comme vous le savez, à des niveaux élevés, bien supérieurs à notre objectif »[1]. Au vu de la robustesse du rapport sur le marché du travail, publié deux jours plus tard, les commentaires du président de la Fed, J. Powell, lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du comité de politique monétaire (FOMC), semblent presque prémonitoires.
Les emplois non agricoles ont augmenté de 253 000 nouveaux postes en avril, contre 180 000 attendus par le consensus, et le taux de chômage a reculé de 3,5% à 3,4%. De plus, l’augmentation du salaire horaire moyen a grimpé à 4,4% après 4,3% (consensus : 4,2%). Le rendement des bons du Trésor à 2 ans a fait un bond de 10 points de base tandis que celui des bons à 10 ans a augmenté de 5 points de base. Pour autant, les indices boursiers sont restés bien orientés, ce qui reflète la conviction des investisseurs que, compte tenu de la résilience du marché de l’emploi, l’économie n’entrerait pas en récession de sitôt.
La remontée des rendements obligataires a, en partie, corrigé le repli enregistré pendant la conférence de presse de Jerome Powell, quelques jours plus tôt, celui-ci ayant reconnu qu’après le dernier rehaussement des taux, l’orientation de la politique monétaire était peut-être suffisamment restrictive : « je pense – et vous êtes certainement de mon avis – que nous pourrions ne pas être loin du but. Nous y sommes peut-être ». L’analyse du président de la Fed se fonde sur plusieurs éléments : premièrement, la hausse cumulée des taux directeurs (500 points de base), qui a porté les taux réels nettement au-dessus du taux d’intérêt neutre[2]. Deuxièmement, les activités sensibles aux taux d’intérêt ont commencé à réagir à la hausse des taux. Troisièmement, les conditions d’accès au crédit ont été durcies. Enfin, le resserrement quantitatif renforce l’effet de la hausse des taux directeurs.
À terme, les données économiques occuperont une place particulière : comme les responsables de la Fed l’ont souligné à plusieurs reprises par le passé, la politique monétaire est dépendante aux données. Pour autant, les autorités monétaires ne se limiteront pas aux derniers chiffres publiés. Elles doivent aussi tenir compte des effets différés des relèvements de taux antérieurs, étant donné qu’ils n’apparaîtront dans les données publiées qu’au cours des mois suivants. Cela pourrait signifier que, malgré une inflation toujours supérieure à l’objectif et/ou un marché du travail plutôt robuste, la banque centrale pourrait marquer une pause dans sa politique de resserrement monétaire. Le raisonnement est le suivant : du fait des hausses de taux antérieures, le marché du travail va s’essouffler et la baisse de l’inflation sera suffisante. À cet égard, la série de données enregistrées au moment où le FOMC a cessé de relever les taux, lors des cycles de resserrement précédents, pourrait apporter un éclairage intéressant sur la situation actuelle. Le tableau[3] ci-dessous reprend les données relatives à l’inflation d’après la mesure préférée de la Réserve fédérale : l’évolution de l’indice des prix des dépenses de consommation des ménages hors alimentation et énergie (indice PCE sous-jacent), le taux de chômage, la création d’emplois[4], un indice des conditions financières[5], le taux des licenciements et congédiements et le taux de vacance d’emploi[6].
En mai 1989, l’inflation avait diminué mais elle dépassait toujours le plus bas de 2,8% atteint au début de 1987. Par ailleurs, le taux de chômage était stable et les créations d’emplois se poursuivaient mais la dynamique s’essoufflait, et les conditions financières se durcissaient. En 1995, la Réserve fédérale a réussi à opérer un atterrissage en douceur : le resserrement monétaire a freiné l’inflation sans entraîner une récession. Le taux de chômage avait baissé l’année précédente et s’était par la suite stabilisé, les créations d’emplois étaient robustes, les critères d’octroi de crédit étaient souples et l’inflation basse, ce qui a permis à la Fed d’arrêter de relever les taux directeurs. En mai 2000, l’inflation était inférieure à l’objectif, le marché du travail restait en bonne santé, les conditions financières étaient proches de la neutralité mais les conditions de crédit avaient été significativement durcies. En juin 2006, le taux de chômage était stable mais le rythme des créations d’emplois ralentissait. L’accès au crédit était souple, les conditions financières étaient accommodantes et l’inflation, qui se situait à 2,6%, a dû être jugée suffisamment proche de l’objectif pour ne pas justifier de nouvelles hausses des taux. En décembre 2018, l’inflation était conforme à l’objectif et le taux de chômage était faible. Le taux de vacance d’emploi restait élevé mais le rythme des créations d’emplois marquait le pas. Comme l’inflation se situait au niveau cible, il n’y avait pas lieu de donner de nouveaux tours de vis.
Dans la situation actuelle, le marché du travail reste très vigoureux, comme le montrent le taux de chômage, le taux de vacance d’emploi (en baisse néanmoins par rapport à des niveaux exceptionnellement élevés) ou encore le rythme des créations d’emploi (en baisse également). Les conditions financières restent souples tandis que les critères d’octroi de prêts ont été nettement durcis. Par ailleurs, l’inflation se maintient bien au-dessus de la cible.
L’expérience montre –sur la base d’un nombre limité d’observations -, que chaque cycle de resserrement est différent : des conditions financières strictes et un ralentissement de la croissance de l’emploi en 1989, un sentiment de « mission accomplie » en 1995 (atterrissage en douceur), la crise du crédit en 2000, une nette détérioration du marché du travail (croissance de l’emploi) en 2006 et un ralentissement des créations d’emplois avec une faible inflation en 2018. De plus, la Fed a eu tendance à arrêter de relever les taux même si le rythme des créations d’emplois restait assez robuste et bien avant que le taux de chômage ne reparte significativement à la hausse. Aujourd’hui, le défi est immense compte tenu des données historiques, avec une inflation élevée, des créations d’emplois toujours dynamiques – quoique moins qu’auparavant – et un durcissement considérable des critères d’octroi de prêts. En lisant entre les lignes, c’est ce dernier point, mentionné à plusieurs occasions, qui, associé au resserrement cumulé, explique l’allusion de J. Powell à des conditions suffisamment restrictives. C’est aussi ce que le marché intègre dans les prix.
William De Vijlder