En juillet dernier, la Réserve fédérale américaine (Fed) a enrichi son cadre d’intervention sur les marchés monétaires. Elle dispose à présent d’une facilité permanente de prises en pension de titres (Standing Repo Facility, SRF), en sus de son dispositif de mises en pension (Reverse Repo Program, RRP). Ces outils doivent lui permettre de moduler son offre de monnaie centrale, aussi bien à la baisse qu’à la hausse, lors de tensions sur les taux courts de marché. Dans le contexte actuel de liquidités de banque centrale abondantes et d’offre de titres publics restreinte, les fonds monétaires ont largement recours au dispositif RRP. La capacité de la facilité SRF à juguler les tensions en cas d’assèchement de la liquidité centrale pourrait en revanche être contrariée par divers facteurs tels que les contraintes de levier auxquelles sont soumis primary dealers et banques.
Deux outils, un corridor pour les taux courts de marché
La Fed a complété ses outils de politique monétaire en créant en juillet dernier une facilité permanente de prises en pension de titres (Standing Repo Facility, SRF) en complément de sa facilité de mises en pension (Reverse Repo Program, RPP)[1]. Contrairement aux achats ou cessions fermes de titres, elles concourent à une stérilisation (RRP) ou une injection (SRF), provisoire, de liquidités centrales. Ces deux dispositifs visent à instaurer un corridor pour les taux courts de marché, et plus spécifiquement pour les taux d’emprunt sur les marchés (privés[2]) de mises en pension (repo). L’ambition est d’y atténuer l’excès ou l’insuffisance de liquidités afin d’assurer une bonne transmission de la politique monétaire. Ces marchés (privés) concentrent en effet de très larges volumes d’échanges (plus de USD 4 000 mds d’encours en 2021 d’après la SIFMA) et constituent l’une des principales sources de refinancement au jour le jour, et de gestion de la trésorerie des institutions financières américaines. En outre, le taux effectif des fonds fédéraux, qui détermine une large gamme de taux d’intérêt pour les crédits aux ménages et sociétés, est très sensible à l’évolution du coût des mises en pension de titres[3]. Enfin, le taux repo médian (Secured Overnight Financing Rate, SOFR[4]) devrait servir de principal taux de référence aux États-Unis pour les nouveaux contrats sur dérivés à partir du 1er janvier 2022.
RRP : drainage des réserves et plancher pour les taux courts
Dans le cadre de son programme de mises en pension (RRP), la Fed place des titres du Trésor qu’elle détient à son bilan en pension auprès de contreparties (banques, primary dealers, Government Sponsored Enterprises et fonds monétaires). Par le biais de cette facilité, des banques ou des établissements non bancaires accordent un « prêt » garanti (cash contre Treasuries) à la Fed. Une autre manière d’interpréter cette transaction est de considérer qu’une institution financière effectue un « dépôt » auprès de la Fed en échange du transfert de propriété, pour une période déterminée, des titres utilisés comme collatéraux. Ce type d’opération transite par les bilans bancaires, de sorte qu’elle contribue à réduire les réserves que les banques détiennent auprès de la Fed. La Fed comptabilise le reverse repo à son passif comme une dette et débite le compte courant de la banque intermédiaire (réserves en banque centrale) du même montant. Lorsqu’une banque contracte elle-même un accord de prise en pension de titres avec la Fed, l’opération se traduit par un échange d’actifs à son bilan (reverse repo contre réserves), sans effet sur la taille de celui-ci. Lorsque la banque intervient pour le compte d’un fonds monétaire, elle débite le compte de dépôts de son client et voit la taille de son bilan réduite (baisse des réserves à l’actif et baisse des dépôts au passif). Ce type d’opération laisse inchangée la taille du bilan de la Fed mais modifie la composition de son passif (repo contre réserves)[5].
Le dispositif RRP vise à établir un plancher aux taux courts de marché. Les programmes d’achats d’actifs des banques centrales (QE), dont l’objectif premier est d’abaisser les rendements obligataires, créent d’abondantes liquidités centrales (réserves en banque centrale) et dépôts bancaires[6]. Dans un tel contexte, le programme RRP est de nature à réduire les pressions à la baisse exercées sur les taux monétaires en incitant les fonds monétaires et GSE à « prêter » une partie de leur cash à la Fed plutôt que sur les marchés (repo, fonds fédéraux) où la demande s’est tarie. En stérilisant temporairement l’excès de réserves créées et en réduisant la taille des bilans bancaires, il permet en outre d’alléger les contraintes de bilan auxquelles les banques sont soumises.
SRF : injection de réserves et plafond pour les taux courts
Dans le cadre du dispositif SRF, certaines contreparties (primary dealers et institutions de dépôts) mettent en pension auprès de la Fed des titres de dette du Trésor (Treasuries), titres de dette et MBS émis par les agences de garantie et de refinancement hypothécaire (GSE et agences publiques). La Fed comptabilise le repo à son actif comme une créance et crédite le compte courant de la banque intermédiaire (réserves en banque centrale) à son passif. Lorsqu’une banque contracte pour son propre compte un accord de mise en pension de titres avec la Fed, l’opération se traduit par l’inscription d’une dette à son passif à l’égard de la Fed (repo) et par une augmentation de ses réserves en banque centrale à son actif. Lorsque la banque intervient pour le compte d’un primary dealer, elle crédite le compte de dépôts de son client. Toutes choses égales par ailleurs, le dispositif accroît les réserves en banque centrale des banques et élargit leurs bilans. Comme les achats fermes de titres (QE), le dispositif SRF accroît la taille de bilan de la Fed[7]. Ces deux types d’opérations se distinguent en revanche quant à leur maturité.
La facilité SRF vise à établir un plafond aux taux courts de marché. Dans un contexte de liquidités centrales insuffisantes, elle est en effet de nature à atténuer les tensions en offrant la possibilité aux établissements bancaires de reconstituer leur stock de réserves et ainsi d’être en mesure de répondre aux demandes de cash exprimées sur les marchés monétaires. Le dispositif SRF permet de « monétiser » temporairement des titres et d’alléger les contraintes de liquidité auxquelles les banques sont exposées (pour des motifs réglementaires ou de gestion interne du risque de liquidité).
Les opérations RRP et SRF sont réalisées au jour le jour, chaque jour ouvré et dans des limites de montants quotidiens cumulés, applicables individuellement à chaque contrepartie. Dans le cadre du programme RRP, chaque contrepartie éligible peut, de sa propre initiative, « prêter » quotidiennement à la Fed jusqu’à USD 160 milliards de cash. Ces « dépôts » sont rémunérés au taux de 0,05% (graphique 1). Dans le cadre de la facilité SRF, chaque contrepartie éligible peut « emprunter » quotidiennement auprès de la Fed jusqu’à USD 120 mds de cash. Les opérations sont facturées au taux de la facilité de prêt marginal (0,25%) et plafonnées au niveau agrégé à USD 500 mds[8].
Le dispositif RRP, très largement usité par les fonds monétaires
La Fed effectue l’essentiel de ses opérations de reverse repo (par l’intermédiaire des banques) avec les fonds monétaires (MMF), les seuls incités à y participer[9].
Déployé une première fois à l’automne 2013, un an avant l’interruption de QE3 (3e programme d’assouplissement quantitatif de la Fed) et deux ans avant le début du resserrement monétaire post-crise, ce dispositif avait déjà suscité une importante participation des fonds monétaires (pour des opérations rémunérées entre 0,01% et 0,07% avant la fin 2015) et permis d’établir un plancher aux taux courts[10]. Réactivé depuis mars 2021 (avec un premier relèvement du plafond individuel de USD 30 milliards à USD 80 milliards le 17 mars, un élargissement de la liste des contreparties éligibles le 30 avril, l’instauration d’un taux de rémunération positif depuis le 16 juin, et un second relèvement du plafond individuel à USD 160 milliards le 22 septembre), le dispositif RRP est à nouveau, et dans des proportions bien plus importantes encore, très largement usité (graphique 2).
Depuis le début de l’année, le dispositif a presque intégralement compensé l’effet de l’assèchement du compte du Trésor auprès de la Fed sur les réserves en banque centrale (cf. encadré). En moyenne, depuis début juin, USD 1 000 milliards de cash sont « repris » chaque jour par la Fed dans le cadre du RRP. Au 30 septembre, les « dépôts » de cash des MMF auprès de la Fed avaient atteint un point haut à USD 1 600 mds ; l’encours moyen quotidien atteignait USD 1 400 milliards au cours du mois d’octobre et des quinze premiers jours de novembre. 84% du cash est placé par des government funds[11], 16% par des prime funds[12]. Les fonds monétaires indépendants sont légèrement plus actifs que les fonds affiliés à un groupe bancaire : les premiers effectuent 59% des « prêts » garantis à la Fed (les seconds, 41%).
Une profonde réallocation des portefeuilles des MMF
Les données relatives à la structure de portefeuilles des fonds monétaires publiées par l’Investment Company Institute (ICI) et l’Office of Financial Research (OFR) permettent de mettre en évidence que le gonflement des « dépôts » des MMF auprès de la Fed n’a résulté que très ponctuellement d’une augmentation des souscriptions de parts de fonds (collecte d’épargne). La montée en puissance du dispositif RRP a en réalité plus largement procédé d’une réallocation de portefeuilles des fonds monétaires eux-mêmes (graphique 3).
En début d’année, les banques ont cherché à réorienter une partie des dépôts non opérationnels (dépôts de la clientèle institutionnelle) vers les parts de MMF afin d’alléger leurs bilans (sans dégrader leurs ratios de liquidité[13]). Les souscriptions de parts de MMF ont de ce fait progressé. En l’absence d’opportunités de placements rémunératrices, les MMF éligibles au dispositif RRP ont temporairement conservé le cash ainsi obtenu sous forme de dépôts auprès de la Fed. En mars 2021, le gonflement des « prêts » garantis des MMF à la Fed a ainsi résulté d’un élargissement des portefeuilles des MMF (graphique 4). Le mouvement a toutefois été de courte durée, puisque dès le mois d’avril, les bilans des MMF ont cessé de s’élargir.
Par la suite, la participation des MMF au dispositif RRP a en effet plus largement procédé d’un phénomène de substitution. D’une part, l’assèchement du marché des T-bills[14] a empêché les fonds de renouveler leurs portefeuilles au moment de l’arrivée à échéance des titres inscrits à leur bilan. D’autre part, le net élargissement des dépôts au passif des bilans bancaires (lié au QE, au dispositif de prêts garantis aux entreprises et aux stimulus checks financés via la réduction du compte du Trésor auprès de la Fed) a réduit les besoins de refinancement des banques auprès des Federal Home Loan Banks (FHLB) sous la forme d’emprunts collatéralisés (advances[15]). À la fin juin, le volume des prêts garantis des FHLB aux banques avait atteint un point bas au regard des vingt dernières années (USD 360 mds contre USD 800 mds en mars 2020), comme leurs émissions de titres de dettes. À l’instar des T-bills, cette réduction de l’offre de papiers à court terme de bonne qualité a empêché les fonds (en particulier les government funds) de renouveler leurs portefeuilles de titres de dette d’agences. Dès le mois d’avril, la contraction des stocks de titres de dette du Trésor et des agences au bilan des MMF a eu pour contrepartie une montée en puissance des « dépôts » des MMF auprès de la Fed (graphique 4). À partir de juin, la rémunération offerte par la Fed a également pu accroître l’attrait du dispositif.
Une capacité résiduelle de participation au dispositif RRP encore importante
Nous avons exploité les données de l’Office of Financial Research afin d’évaluer le montant résiduel de cash que les fonds monétaires éligibles pourraient placer auprès de la Fed dans le cadre du RRP (sur la base de la structure des portefeuilles au 30 septembre). 98 fonds monétaires figurent sur la liste des contreparties éligibles au dispositif RRP. Parmi eux, 80 fonds avaient participé aux opérations de mise en pension de la Fed au 30 septembre pour un montant global de USD 1 439 mds[16]. À cette date, les MMF allouaient en moyenne 30% de leurs ressources au dispositif (graphique 5). Théoriquement, chaque MMF peut « prêter » quotidiennement jusqu’à USD 160 milliards à la Fed. En pratique, les sommes placées par les fonds éligibles sont toutefois très inférieures à ce plafond[17]. La valeur de leurs portefeuilles de titres publics fournit en revanche une indication du potentiel résiduel du dispositif. Depuis la réactivation du dispositif RRP, les 80 MMF participant ont réduit leurs portefeuilles de Treasuries et Agencies de USD 926 mds (64% des USD 1 439 mds placés auprès de la Fed dans le cadre du RRP au 30 septembre). L’hypothèse extrême de non-renouvellement de l’intégralité des stocks de Treasuries et Agencies inscrits au bilan de ces MMF porterait à près de USD 1 400 mds leur capacité résiduelle maximale de prêts garantis à la Fed (graphique 6).
Le dispositif SRF, un indicateur avancé de tensions sur la liquidité
Avec le dispositif SRF, la Fed se dote d’un nouvel outil de détection et de traitement de possibles pénuries de monnaie centrale. Introduit en urgence et de manière provisoire en septembre 2019, ce dispositif avait permis de résorber la crise des marchés repo[18]. Il avait en revanche fait défaut en amont du choc alors que les contraintes réglementaires de liquidité, exacerbées par la réduction du bilan de la Fed, empêchaient les banques de répondre aux demandes de cash exprimées sur les marchés monétaires[19]. Peu utile dans le contexte actuel de liquidités abondantes, la possibilité de convertir à tout moment des titres en réserves, sans la stigmatisation associée à la fenêtre d’escompte, pourrait en revanche inciter certaines banques à gonfler leurs portefeuilles de Treasuries et de Agencies. Ce pourrait être le cas des banques de taille modeste qui, contrairement aux très grandes banques, détiennent des stocks de titres bien inférieurs au plafond individuel de la SRF. La capacité du dispositif à atténuer les tensions monétaires en cas d’insuffisance de monnaie centrale pourrait toutefois se trouver compromise par divers facteurs.
Les contraintes de bilan
Un premier facteur est l’absence de compensation des emprunts repo auprès de la Fed. Dans le cadre d’un emprunt repo (mise en pension de titres auprès d’une contrepartie), le bilan de l’emprunteur s’accroît : le passif augmente du montant emprunté (sous la forme d’un repo), l’actif du montant de liquidités obtenues. Le titre apporté en garantie reste inscrit à l’actif du bilan de l’emprunteur (ce dernier conserve la « propriété économique » du titre). Les opérations repo de la Fed sont réalisées sur la plateforme de repo tri-partite sur laquelle Bank of New York Mellon joue le rôle de clearing bank. Or, le recours au marché des pensions tri-partites ne permet pas une compensation des positions, contrairement aux opérations réalisées via la Fixed Income Clearing Corporation (FICC). A l’approche des arrêtés comptables, les liquidités offertes par la Fed par le biais du dispositif SRF risquent ainsi d’être inaccessibles aux primary dealers ou institutions de dépôts les plus contraints par leurs exigences de levier. Déjà, en 2019, les interventions de la Fed n’avaient pas,
à elles seules, permis d’atténuer les tensions en cours, en particulier en fin d’année. Au-delà des USD 256 mds de liquidités « empruntés » auprès de la Fed dans le cadre de ses opérations de prise en pension le 31 décembre 2019, les dealers avaient en partie refinancé leurs inventaires de titres par le biais d’emprunts repo auprès des MMF, compensés via la FICC (USD 276 mds, graphique 7).
Un risque de concurrence accrue
Un deuxième facteur est le timing des opérations de prises en pension de titres de la Fed. Elle prévoit de les réaliser dans le cadre de la SRF sur une plage horaire relativement tardive (entre 13h30 et 13h45) au regard des plages privilégiées traditionnellement par les intervenants sur les marchés repo (l’essentiel des opérations sont réalisées très tôt dans la matinée[20]). En cas de stress, cela pourrait inciter les emprunteurs à solliciter les marchés, en début de matinée, au-delà de leurs besoins, de crainte que le plafond de la SRF ne soit rapidement atteint en début d’après-midi et leurs demandes de refinancement insatisfaites. Dans ce contexte de concurrence accrue, de nature à renchérir le coût des emprunts repo, la Fed pourrait être ainsi contrainte de relever le plafond du dispositif.
Une risque de stigmatisation
Le risque de réputation est un troisième facteur susceptible de désinciter les banques à recourir à la SRF. Bien que les noms des contreparties aux opérations ne seront pas publiés, le risque que les superviseurs perçoivent le recours à la facilité SRF comme un signal avancé de mauvaise gestion de la liquidité ou de difficultés individuelles d’accès à la liquidité (comme les tirages à la fenêtre d’escompte) n’est pas nul. Pour écarter ce risque de stigmatisation, le recours à la SRF devrait être considéré comme un outil de refinancement et non comme un dispositif de sauvetage. Pour l’heure, le superviseur n’a pas précisé s’il ouvrirait la possibilité de recourir à la SRF dans le cadre des stress tests de liquidité et plans de résolution (ce qui n’est pas le cas de la fenêtre d’escompte).