Eco Conjoncture

L’économie des crypto-« monnaies »

10/03/2020
PDF

Les crypto-« monnaies » ou, de manière moins usuelle mais plus juste, les « crypto-actifs » sont pour l’heure moins répandus dans les usages que leur couverture médiatique ne semble dire. De fait, la vision que la plupart d’entre nous en avons est dominée par la perception d’une grande sophistication technologique et demeure relativement vague. Si certains professionnels et amateurs de nouvelles technologies manifestent un grand enthousiasme à leur endroit, l’économiste se montre plus circonspect.

Ce contraste nous conduit à dresser une première taxinomie des crypto-« monnaies » afin de définir ce qu’elles sont et, surtout, ce qu’elles ne sont pas (de véritables monnaies). Cette définition économique constitue une étape préalable à une ébauche de l’état de la science, qui reste peu fournie à ce stade. Néanmoins, des passerelles sont possibles avec le débat suscité par le plaidoyer de Friedrich August von Hayek en faveur d’une concurrence des monnaies à la fin des années 1970. Notre cheminement nous emmènera ensuite vers les « monnaies digitales de banque centrale ». Souvent présentées par les banques centrales elles-mêmes comme des substituts aux crypto-« monnaies » privées, elles en diffèrent en réalité assez sensiblement quant aux conséquences qu’elles sont susceptibles de produire sur le financement de l’économie et la stabilité financière. Par leurs similitudes avec les concepts de « narrow banking » et l’initiative suisse de « monnaie pleine » (largement rejetée par les citoyens en 2018), les « monnaies digitales de banque centrale » sont en effet susceptibles de modifier le processus de création monétaire que nous connaissons aujourd’hui et d’affecter le coût et les volumes de financement. Elles comportent également un risque de ruées bancaires « digitales ». L’éventualité de leur adoption et, le cas échéant, leurs caractéristiques doivent donc être mûrement réfléchies afin de minimiser ces risques.

Les crypto-« monnaies » sont-elles des monnaies ? (non)

Trois caractéristiques communes essentielles permettent de définir les crypto-monnaies : deux critères cumulatifs - leur caractère virtuel et la technique de la cryptographie-, et un critère fréquent mais facultatif, la décentralisation. Une première étape consistera à dresser une typologie des crypto-actifs « privés » en fonction de leurs caractéristiques principales et de discuter leur qualité de monnaie.

La Blockchain

Des caractéristiques communes

Les origines des crypto-monnaies remontent au lendemain de la crise financière de 2008[1]. Initialement portées par un courant libertarien, animé par la volonté d’autoriser le règlement de transactions en contournant les banques commerciales et, dans une moindre mesure, les banques centrales, elles étaient également motivées par des velléités de contournement des grandes devises établies (dollar, euro…). Il est tout à fait cohérent, dès lors, que la principale innovation des crypto-« monnaies » originelles réside dans la disparition du tiers de confiance, rôle assuré jusqu’à présent par les banques commerciales ou un intermédiaire financier, pour les transactions libellées en monnaies officielles, et dans la possibilité d’effectuer des transactions directement, « de pair-à-pair ».

Un caractère virtuel

Les crypto-monnaies présentent d’abord un caractère virtuel, sans réalité matérielle. À la différence des monnaies numériques (monnaie électronique des porte-monnaie électroniques, monnaie scripturale des comptes bancaires), elles ne sont pas réglementées.

La technique de la cryptographie

La décentralisation est une caractéristique fréquente, mais non systématique, des crypto-actifs. Alors que les véritables monnaies sont gérées de manière centralisée par une banque centrale, chaque participant (associé à un « nœud », qui fait référence, notamment, à un ordinateur au sein d’un réseau) peut proposer ou valider des transactions dans un registre distribué (cf. schéma 1). En l’absence d’un « tiers de confiance » (intermédiaire financier ou banque), la sécurité des transactions est assurée par la cryptographie, c’est-à-dire par des algorithmes de chiffrement.

Ainsi, le crypto-actif bitcoin, créé en 2009 s’est, jusqu’à présent, montré extrêmement résistant aux attaques informatiques et aux tentatives de falsification. L’ensemble de la communauté (les développeurs) a assuré, grâce à la blockchain, la sécurité des transactions. La procédure qui permet de valider et d’authentifier les transactions est appelée « minage ». Celui-ci consiste à faire usage de son matériel informatique et de sa puissance de calcul pour résoudre des problèmes mathématiques complexes. Les blocs de transaction sont inscrits dans un grand registre public distribué, visible de tous les membres du réseau, qui recense toutes les transactions réalisées en bitcoin depuis son origine.

La cryptographie vise à sécuriser les transactions sur internet. Seuls les membres du registre distribué (distributed ledger technology ou DLT) ont accès à l’information (y compris les nouveaux entrants). Les transactions sont alors validées par « consensus ». Certains réseaux sont dits « permissionnés », c’est-à-dire que l’accès aux informations est restreint à des membres autorisés, pré-désignés ou remplissant certains critères. La plupart des crypto-monnaies reposent sur la technologie blockchain (cf. encadré).

La dynamique des montants émis est déterminée par des protocoles et diffère d’une crypto-monnaie à l’autre. Ainsi, dans l’exemple du bitcoin, les flux d’émissions nouvelles (dans le cadre du « minage ») sont réduits de moitié tous les quatre ans, l’émission globale est plafonnée à 21 millions d’unités, plafond qui devrait être atteint en 2140.

Taxinomie des crypto-actifs

À l’image de l’effondrement de la valeur du bitcoin après le pic atteint en décembre 2017, la forte volatilité de la valeur des premiers crypto-actifs (cf. graphique 1) a cristallisé l’essentiel des critiques quant à leur capacité à remplir la fonction de « réserve de valeur » et à constituer des actifs peu risqués pour leurs utilisateurs. La perplexité des autorités et des banques centrales a conduit à une évolution des caractéristiques à l’origine d’une nouvelle génération de crypto-actifs accueillie avec davantage de bienveillance : les stable coins. Ces actifs numériques se caractérisent par leur adossement à un panier d’actifs sûrs (libra) ou la garantie de convertibilité dont ils bénéficient (JPM coin) qui leur confère une valeur intrinsèque.

Les crypto-actifs de première génération (de type bitcoin)

Ce type d’actif numérique ne constitue pas une créance de son détenteur envers son émetteur, contrairement à la monnaie officielle qui est une créance sur la banque centrale (avoirs des banques commerciales en banque centrale, monnaie fiduciaire) ou sur l’établissement de crédit émetteur (dépôts bancaires). En vertu de la première caractéristique, elle est, de fait, adossée à l’actif de son bilan, et présente des caractéristiques de qualité ou de liquidité variables (le bilan de la banque centrale ou de la banque commerciale qui l’a émise). Dans le cas d’une banque commerciale, les actifs bancaires sont, en moyenne, beaucoup moins liquides que les dépôts bancaires ne le sont pour leurs détenteurs. Les règles prudentielles obligent donc la banque à constituer des réserves auprès de la banque centrale dans une certaine proportion des dépôts de la clientèle (1% dans la zone euro depuis 2012).

Au contraire, les crypto-monnaies de première génération sont des actifs numériques sans aucune valeur intrinsèque et dont rien, sinon la confiance que leurs utilisateurs leur accordent, ne garantit la pérennité de la valeur dans le temps. Leur rareté relative n’est pas une condition de nature à maintenir leur valeur dans une fourchette suffisamment étroite pour assurer une relative stabilité de leur cours. Ainsi, la baisse de la demande de bitcoin en 2018 a entraîné un effondrement brutal des cours.

Les stable coins

Les stables coins émis par des entités qui les adossent, d’une manière ou d’une autre, à des actifs étaient vus d’un meilleur œil par les banques centrales. Par exemple, le « JPM coin », initié par la banque américaine JP Morgan et qui a franchi une étape de test en février 2020, relève de cette catégorie. Il s’agit d’un crypto-actif « de gros » (i.e. à l’intention d’institutions financières désireuses de participer à la blockchain dédiée), échangeable à parité contre dollar et assorti de la garantie de l’émetteur. Le projet Libra initié par Facebook semble toutefois avoir eu raison de la bienveillance des banques centrales vis-à-vis des stables coins. Ceux-ci constituent, à l’instar des monnaies officielles, des créances sur leurs émetteurs, dont la qualité du bilan est, peu ou prou, celle d’un panier d’actifs plus ou moins sûrs. Ils sont donc assimilables à des parts de fonds. Il convient, du point de vue de l’analyse monétaire, de souligner que les parts émises par les organismes de placement collectif (OPC) monétaires de la zone euro entrent dans la définition de l’agrégat monétaire au sens large M3. En outre, leurs émetteurs appartiennent au secteur institutionnel des institutions financières et monétaires (IFM) au même titre que les établissements de crédit. Les stable coins s’en distinguent cependant au moins par deux aspects. D’abord, leurs émetteurs ne sont pas nécessairement des fonds monétaires, et ne sont donc pas assujettis à la même réglementation que ces derniers. Ensuite, les stable coins sont conçus pour être mobilisables comme moyen de règlement (du moins vis-à-vis de ceux qui les acceptent), pour régler une transaction ou éteindre une dette, tandis que les parts de fonds monétaires doivent être cédées préalablement afin d’en obtenir l’équivalent sous forme de monnaie dans la définition la plus étroite (M1 constituée des dépôts à vue et des pièces et billets).

Registre distribué versus système centralisé

Le projet Libra initié par Facebook est l’exemple le plus connu de stable coins. Il se veut, à terme, un moyen de paiement dématérialisé adossé à un panier d’actifs sûrs libellés dans les principales devises. Par construction, une parité sera maintenue entre chaque unité de Libra et la combinaison d’actifs sûrs, dont le panier est un multiple. Ainsi, l’émission de toute quantité de libra supplémentaire entraînera l’achat de la combinaison d’actifs sûrs complémentaires pour un montant correspondant à la parité. Là réside une première limite au libra : les vendeurs d’actifs sûrs peuvent accepter d’être réglés en libra, néanmoins, dans une telle hypothèse, tous les libras nouvellement émis le seraient en leur faveur.

Cours des 6 premiers crypto-actifs (*)

Cela ne permettrait pas de répondre à une demande de nouveaux libras contre devises de la part de nouveaux acheteurs, sauf à ce que l’entité émettrice rachète ces dernières contre euros, par exemple, à un tiers.

Selon toute vraisemblance, les vendeurs d’actifs sûrs seront donc réglés dans l’une des principales devises. Dès lors, l’émission d’un libra aura pour contrepartie l’obtention d’une quantité de devises déterminée par le cours du libra, afin d’acheter des actifs sûrs (cf. schéma 4). Cette situation crée un lien indéfectible entre les principales devises et le libra, ce qui peut sembler paradoxal pour un nouvel instrument qui ambitionne de les concurrencer.

Ainsi, un stable coin s’apparente assez largement à un fonds monétaire dont les parts seraient numérisées pour devenir négociables sur une blockchain. À la différence des monnaies officielles dépendantes du dollar dans le cadre des accords de Bretton Woods (1944-1971), les stable coins ne sont pas directement arrimés à une devise, mais adossés à des actifs « sûrs ». Ces derniers sont, à leur tour, susceptibles d’être libellés en une pluralité de monnaies, à l’image du libra. Cette pluralité introduit nécessairement un risque de change, non seulement vis-à-vis de la monnaie locale de l’utilisateur, mais aussi et surtout vis-à-vis de l’une des monnaies de référence des actifs constitutifs du panier.

Le cas particulier des tokens

Une autre innovation des crypto-actifs réside dans la « digitalisation » de certains actifs corporels (œuvre d’art) ou incorporels (brevets, droits d’auteurs) sous forme de « tokens ». Il s’agit d’actifs numériques représentant un droit sur une prestation future (token natif) ou une chose existante (token non natif). Selon le même principe que celui des crypto-« monnaies », ces jetons peuvent être échangés sans l’intervention d’un tiers sur internet. Le registre de chaque protocole peut fonctionner indépendamment des tokens alors que les crypto-actifs primaires (bitcoin, ether, ripple…) lui sont indissociables. Une opération particulière, l’« offre au public de jetons » (Initial Coin Offering, ICO) autorise une levée de fonds en crypto-« monnaie ».

En France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) définit cette opération comme « une opération de levée de fonds effectuée à travers un dispositif d’enregistrement électronique partagé (DEEP ou
« blockchain ») qui donne lieu à une émission de jetons (« token ») pouvant être ensuite, selon les cas, utilisés pour obtenir des produits ou services ». À l’instar d’une levée d’actions, ces opérations permettent à une entreprise de recueillir des fonds à un stade de développement précoce. Elles diffèrent toutefois des introductions en Bourse (offre publique initiale, IPO), auxquelles elles sont souvent comparées. En effet, contrairement aux actions, les tokens ne confèrent pas à leurs détenteurs de droits sur le capital social mais sur des produits ou services qui seront ultérieurement commercialisés par la société. Ils s’apparentent ainsi à une vente anticipée, ou à un préfinancement. Ils permettent à une entreprise de constituer une trésorerie en amont de la concrétisation d’un projet et au souscripteur - confiant dans cette dernière – de se voir attribuer, dans des conditions relativement attractives, des droits sur les produits ou services développés par l’entreprise. Si elle a été jusqu’à présent principalement utilisée par des start-ups, cette solution intéresse potentiellement toute société qui prévoit de commercialiser un nouveau produit ou service. Les tokens présentent donc une variété aussi grande que celle des actifs« digitalisés », ou celle des projets préfinancés, ce qui en rend par essence le marché plus étroit et moins liquide que celui des « coins »[2].

Des "stable coins" très liés aux monnaies officielles

En France, la loi 2019-486 du 22 mai 2019 (dite « loi PACTE[3] ») a introduit un régime spécifique pour les offres au public de jetons (ICO) sur le principe d'un visa délivré par l'AMF. Ce nouveau régime, destiné à favoriser le développement des ICO, ne s’applique pas à l'émission de jetons assimilables à des titres financiers (Security Token Offering, STO) mais exclusivement à l'émission de jetons dits « de service » (utility token). L'article 26 offre donc un cadre juridique aux ICO et la possibilité à l'AMF de délivrer un visa aux projets jugés sérieux. À noter que celui-ci n'est pas obligatoire, les émetteurs restant libres de le solliciter ou non. En revanche, ceux qui ne l’auront pas reçu ne pourront pas démarcher le grand public. L'AMF a délivré son premier visa à French-ICO, une plateforme de financement de projets en crypto-monnaie, en décembre 2019. Ce visa demeure valable jusqu'à la fin de la période de souscription prévue le 1er juin 2020.

Matrice simplifiée des formes monnaies et crypto-actifs

Que dit la théorie économique ?

Les « crypto-monnaies » remplissent très imparfaitement les fonctions d’une monnaie. Leurs promoteurs se réclament parfois de la pensée hayekienne mais force est de constater que l’un des principaux arguments sur lesquels elle s’appuie (l’inflation associée à une monnaie étatique), recevable dans les années 1970, est fragilisé dans le contexte actuel (graphique 2). Au contraire, la Banque centrale européenne s’ingénie à ramener le taux annuel d’inflation vers son objectif cible (« inférieur, mais proche de 2% ») sans y parvenir (+1,2% estimé en février 2020).

Les trois fonctions traditionnelles de la monnaie

Inflation Variation annuelle des prix à la consommation

La monnaie a revêtu des formes extrêmement variées au cours des âges : coquillages (cauri ou porcelaine-monnaie, dont les premières traces remontent à la dynastie Chang, en Chine [1600-1046 avant Jésus-Christ]), monnaie-pierre sur l’île de Yap (grandes pièces circulaires d’aragonite percées en leur centre, rapportées de l’île de Palau distante de 400 kilomètres) dans les États fédérés de Micronésie situés dans l’Archipel des îles Carolines entre la fin du XVIIe siècle et les années 1970, colliers de perles (ou wanpum) dans l’Est de l’Amérique du Nord entre le début du XVIIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, fèves de cacao en Meso-Amérique (qui couvrait les territoires actuels des pays d’Amérique centrale et du Mexique), utilisées d’abord par les Mayas au cours du premier millénaire et encore employées par les Aztèques au XVIe siècle. La monnaie frappée sous forme de pièces, que nous utilisons encore aujourd’hui, a vraisemblablement été inventée au VIIe siècle avant notre ère par les Grecs d'Asie mineure (Byzance).

Au-delà de cette liste non exhaustive, les différentes formes de monnaie avaient ceci de commun qu’elles remplissaient, de façon plus ou moins satisfaisante, les trois grandes fonctions que les manuels d’économie attribuent à la monnaie :

  • La fonction de réserve de valeur. Cela implique qu’elle conserve l’essentiel de son pouvoir d’achat au cours du temps et que l’inflation (dont découle l’érosion monétaire) demeure contenue. Le contrôle automatique de la quantité de bitcoin émis (via des algorithmes) et, à terme, son plafonnement n’ont pas, jusqu’à présent, démontré leurs capacité à en stabiliser la valeur (même en termes relatifs) comme en témoigne la forte volatilité du cours du bitcoin (cf. graphique 1). Les « stable coins » n’auront sans doute guère de difficulté à le dépasser sur ce critère, ce qui les autorisera, peut-être, à revendiquer plus légitimement le statut de « réserve de valeur ».
  • La fonction d’intermédiaire des échanges. Elle doit être reconnue et acceptée comme un moyen de paiement. Cette acceptation peut également être imposée par le droit positif. Ainsi, en France, le « cours légal » associé aux espèces interdit aux commerçants de refuser un règlement sous cette forme, en deçà de certains montants[4] sous peine de sanctions pénales (article R. 642-3 du code pénal).
  • La fonction d’unité de compte. Elle sert d’étalon de mesure permettant de comparer la valeur des objets de transactions, ce qui suppose que son usage soit suffisamment répandu et sa valeur suffisamment stable pour qu’elle devienne un instrument de mesure accepté, sinon universellement, au moins par une très large communauté. La diffusion extrêmement modeste des crypto-monnaies et la faible proportion d’entreprises et de commerçants acceptant ces dernières comme moyens de paiement ne leur permettent pas aujourd’hui de prétendre au rôle d’unité de compte.

La « concurrence des monnaies » dans la pensée Hayekienne

Le concepteur de l’une des premières crypto-monnaies connaissait, selon toute vraisemblance, l’existence de l’École autrichienne. Nick Szabo (que d’aucuns voient comme le créateur du Bitcoin, connu sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto), l’inventeur d’un mécanisme de monnaie numérique décentralisée (« bit gold ») demeurée au stade conceptuel, se référait à Carl Menger, économiste fondateur de l’École autrichienne

Un certain nombre de professionnels du secteur de la cryptographie mentionnent volontiers l’ouvrage de Friedrich von Hayek (prix Nobel 1974) « Pour une vraie concurrence des monnaies »[5], paru en 1976, comme socle théorique de leurs innovations. Hayek y plaide en faveur de l’établissement d’une liberté monétaire qui se traduirait notamment par l’émission concurrentielle de monnaies distinctes.

Selon Hayek, cette solution permettrait de prémunir l’économie contre l’inflation et l’érosion monétaire qui sont à l’origine des maux des civilisations modernes. Les émetteurs, qui auraient le souci de rendre attractif l’usage de leur monnaie, seraient incités à en préserver la valeur et à les émettre avec parcimonie. Pour Hayek, un telle proposition n’était pas incompatible avec la loi de Gresham, popularisée, sous la plume de W.S. Jevons, par l’expression « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Ladite loi, applicable à une situation de double circulation monétaire, prévoit que la hausse du cours du métal précieux encourage la thésaurisation ou le recyclage pour d’autres usages de la bonne monnaie (dont la valeur métallique dépasse la valeur faciale) et favorise la circulation de la mauvaise monnaie (dont la qualité du métal est moindre). « Ce que Jevons, comme beaucoup d'autres, semble avoir oublié, ou considéré comme sans importance », écrivait Hayek, « est que la Loi de Gresham ne s'applique que pour différents types de monnaie entre lesquelles s'applique un taux de change fixe, rendu obligatoire par la loi ».

Pour autant, n’en déplaise à la communauté des « cypherpunks[6] », il est difficile de considérer les travaux de Hayek comme un fondement théorique des crypto-monnaies. D’abord, et de manière plus générale, Hayek ne partageait pas, loin s’en faut, leur pensée libertarienne. Il reconnaissait, au contraire, la légitimité de l’État dans de nombreux domaines (autres que la monnaie) : la protection sociale, l’éducation, le soutien en faveur de certaines activités[7]. Au demeurant, l’École autrichienne admet plusieurs courants, parfois en désaccord, sur le thème de la monnaie. Ainsi, la proposition de Hayek avait été fraichement accueillie, voire jugée naïve, au sein même de l’École autrichienne. Certains économistes avaient suggéré une évolution encore plus radicale, qui offre une grille de lecture intéressante quant à l’avenir des crypto-monnaies. En effet, selon Murray Rothbard et Hans Hoppe, la fonction la plus importante de la monnaie est l’intermédiation des échanges. Il est assez naturel que les agents économiques choisissent spontanément les monnaies dont ils supposent qu’elles seront communément utilisées par les autres agents économiques[8]. Dès lors, ils voyaient la proposition d’Hayek comme nécessairement transitoire. Elle devait, selon ces auteurs, si elle était mise en œuvre, connaître un mouvement d’unification vers une seule monnaie globale : l’or.

Quel impact sur la politique monétaire ?

Nonobstant leur caractère hautement spéculatif et le risque de perte très important auquel ils exposent individuellement les investisseurs, les crypto-actifs ne présentent pas, selon la BCE, de menace pour la stabilité financière de la zone euro[9]. Leur valeur relative demeure en effet modeste au regard des agrégats économiques usuels (cf. infra). L’exposition indirecte agrégée des institutions financières, en particulier des banques, à ces instruments, est infime (20 000 euros au troisième trimestre 2018), les ménages en étant quasiment les détenteurs exclusifs (pour un peu plus d’un milliard d’euros). Le FMI argue également du développement des crypto-actifs et de l’exposition des agents économiques à ces derniers encore modestes pour juger de l’absence d’incidence sur la stabilité financière et la politique monétaire[10].

Pour autant, cela ne signifie aucunement qu’une plus large diffusion de l’usage de ces nouveaux instruments ne produirait pas d’effet à plus long terme.

Comprendre à la perfection la technologie des crypto-actifs ne permet pas d’en appréhender la fonction économique et sociale. Dans le contexte actuel de la création monétaire et des réserves fractionnaires, la quantité de monnaie est influencée, et non parfaitement contrôlée, par la banque centrale (alors que celle-ci dispose d’outils puissants). En outre, l’offre de monnaie, sa vitesse de circulation et la production interagissent. Ainsi, la stabilité parfaite des prix est une vue de l’esprit (raison pour laquelle les banques centrales s’octroient une marge de sécurité en termes de taux d’inflation cible).

À supposer que l’usage des crypto-actifs se répande, il demeure difficile d’imaginer ce qu’il en serait avec des règles d’émission dictées par les seuls « protocoles ». Selon Danielson (2019)[11], un crypto-actif dont le protocole prévoit un processus de minage lent et convergeant vers zéro (comme celui du bitcoin) sèmerait les germes d’une déflation persistante. En effet, une croissance de la quantité d’un crypto-actif, par leur « minage », durablement inférieure à celle de la croissance économique implique, sauf hausse continue de la vitesse de circulation, une baisse des prix qui déprime à son tour l’activité. Une croissance de la quantité de « monnaie » (ou d’un substitut) au moins équivalente est requise pour prévenir la déflation.

Au-delà du rythme de la création monétaire à moyen terme, se pose également la question de son adaptation aux circonstances. Au sein d’un registre distribué, les lois d’émissions des crypto-actifs seraient par essence incapables de reproduire le pragmatisme des autorités monétaires dans leur réponse à des chocs exogènes, ce qui pourrait aggraver la situation, à l’image de ce qui fut observé au lendemain de la crise de 1929. Friedman et Schwartz (1963) [12] ont mis en évidence le fait que la grande crise économique des années 1930 avait été précédée, aux États-Unis, d’une baisse des agrégats monétaires au sens large (M2, M3) tandis que les agrégats M0 ou M1 continuaient de croître. La banque centrale aurait en effet insuffisamment alimenté en liquidité le système bancaire pour enrayer la baisse des dépôts, circonscrivant ses opérations d’open market au début de la crise, fin 1929, puis brièvement durant l’été 1932. La diminution de l’offre de crédit bancaire qui s’en est suivie aurait, à son tour, amplifié le ralentissement de l’activité. L’incapacité de la Réserve Fédérale à répondre efficacement à ce choc de demande de monnaie a donc constitué, selon eux, un puissant facteur d’aggravation de la récession. Des travaux plus récents confortent cette thèse (BCE, 2004[13]).

Mais ce raisonnement ne vaut que dans la situation où il n’existerait qu’un seul crypto-actif. Or, ainsi que le souligne opportunément Bofinger (2018)[14], en dépit du plafonnement de la quantité totale d’unités par un émetteur privé désireux de préserver la valeur de son crypto-actif, le principe d’une libre concurrence entre émetteurs privés ne fixe pas de limite au nombre d’émetteurs. Dès lors, il n’existe pas non plus de limite à la quantité totale de crypto-actifs tous émetteurs confondus. Outre le risque de perte inhérent à la détention d’un quelconque crypto-actif, la quantité globale de crypto-actifs deviendrait vite incontrôlable. Dans un tel contexte, ce serait plutôt l’écueil inverse, celui de l’inflation, qui menacerait.

Cette transposition de la théorie quantitative de la monnaie aux crypto-actifs relève toutefois d’une fiction dans laquelle l’usage des crypto-« monnaies » en tant que moyen de paiement se serait considérablement développé. Il convient au préalable de s’interroger sur la possibilité d’une coexistence durable de plusieurs monnaies privées concurrentes. Le sujet était déjà controversé à la fin des années 1970 au sein de l’École autrichienne (cf. supra). Au-delà, la question de la concomitance d’une monnaie officielle et d’un ou plusieurs crypto-actifs soulève la question de l’efficacité de la politique monétaire. Benigno (2019)[15], notamment, montre, en analysant différents modèles de coexistence de monnaie officielle et de monnaies issues d’émetteurs privés, que les « monnaies » concurrentes peuvent réduire la capacité des banques centrales à utiliser l’instrument des taux d’intérêt et rendre plus difficile l’accès au taux d’inflation d’équilibre. L’entrée sur le marché de multiples émetteurs privés, dont l’objectif serait la maximisation de leur profit, priverait même la banque centrale de tout contrôle des taux d’intérêt et du taux d’inflation, qui ne seraient alors plus déterminés que par des facteurs exogènes (taux de préférence pour le présent, coûts d’entrée et de sortie sur le marché, etc.).

La question particulière de l’éventuel impact des stable coins (cf. infra) sur la politique monétaire présente une plus grande acuité, le potentiel de développement de ces instruments étant sans nul doute plus important. Dans l’éventualité où les « dépôts » sous forme de stable coins offriraient une rémunération (l’association Calibra a d’ores et déjà indiqué que les dépôts en libra ne seraient pas rémunérés), les éventuelles conséquences sur la transmission de la politique monétaire dépendront de la manière dont ce taux de rémunération sera fixé (G7 Working Group on Stable Coins, 2019[16]).

Supposons que ce taux reflète le taux de rendement du panier d’actifs adossés. Si ces actifs ne sont libellés qu’en monnaie domestique, la politique monétaire sera peu, voire ne sera pas, affectée. En revanche, si le panier est constitué d’actifs libellés en différentes devises (cas du libra), le lien entre le taux d’intérêt monétaire et le taux de rémunération du stable coin sera d’autant plus lâche que la part des actifs libellés en monnaie domestique sera faible, voire inexistante. De surcroît, le niveau de rémunération des encaisses détenues sous forme de stable coins exercera une influence sur les encours de dépôts bancaires et, partant, sur les taux d’intérêt des dépôts et des prêts dans l’économie. Le groupe de travail du G7 souligne que cet effet serait assez comparable à celui que connaissent aujourd’hui les pays concernés par une forte dollarisation, mais qu’il pourrait s’étendre aux pays faiblement dollarisés.

Ensuite, une substitution de stable coins aux dépôts bancaires accroîtrait la dépendance des banques commerciales aux ressources de marché. Le coût desdites ressources étant plus élastique aux conditions du marché monétaire que celui des dépôts bancaires, les impulsions de la politique monétaire seraient certes fidèlement transmises par le canal du crédit bancaire mais celui-ci verrait son rôle se rétrécir. Dans le même temps, et de façon plus structurelle, conjuguée à une plus forte volatilité de l’encours des dépôts de la clientèle, la dépendance accrue des banques aux ressources de marché pourrait les conduire soit à réduire leurs volumes de prêts, soit à accroître les risques et à allonger les maturités de ces derniers en réaction à l’augmentation du coût moyen des ressources. La première conséquence affecterait le financement de l’économie ; la seconde, la stabilité financière.

Nous avons considéré jusqu’à présent que le stable coin constituait une forme d’épargne alternative mais que l’intermédiation bancaire et financière se poursuivait en monnaie domestique. Supposons à présent qu’apparaissent des intermédiaires qui empruntent et prêtent en stable coins. Cette nouvelle forme d’intermédiation affaiblirait encore la transmission de la politique monétaire puisque le taux de rendement de l’épargne et le taux des prêts ainsi libellés seraient plus nettement dissociés de la politique monétaire.

Quelques ordres de grandeur

Le nombre de crypto-actifs varie selon les sources, entre 1600 et plus de 3000. Leur capitalisation globale a connu une hausse exponentielle en 2017 qui l’a propulsée à plus de USD 800 milliards au début de 2018[17] (graphique 3). Au 26 janvier 2019, elle ne s’élevait plus qu’à USD 237,5 milliards. À la même date, le bitcoin concentrait à lui seul USD 156,3 milliards (66%). Sa part dans la capitalisation globale est elle-même extrêmement volatile (graphique 4). Elle culminait encore à plus de 80% au début de 2017, avant que le développement d’autres crypto-actifs en 2017, puis l’effondrement de la valeur du bitcoin au début de 2018 ne la ramènent à moins de 40%. Elle a, depuis, connu une remontée marquée par de fortes fluctuations, oscillant autour de 65% en janvier et février 2020. Depuis 2016, la part des six premiers crypto-actifs concentre entre 70% et 100% de la capitalisation globale. Leur part tend néanmoins à s’amenuiser et à varier avec une amplitude de plus en plus grande avec l’essor de crypto-actifs concurrents.

Les crypto-actifs ne sont aucunement des monnaies. Toutefois, compte tenu de leur ambition commune à en remplir les fonctions, ainsi qu’en témoigne leur dénomination, impropre, de crypto-« monnaies », la tentation est grande d’en comparer la capitalisation avec celle des véritables monnaies.

En décembre 2018, la masse monétaire agrégée des pays de l’OCDE et de la Chine s’élevait, dans son acception large et selon nos calculs, à plus de USD 88 000 milliards.

Capitalisation totale des crypto-actifs

Même les agrégats monétaires au sens étroit, exclusivement constitués d’actifs susceptibles d’être mobilisés instantanément pour régler des transactions ou éteindre des dettes (dépôts à vue et monnaie fiduciaire), présentent des capitalisations sans commune mesure avec celle des crypto-actifs. À titre d’illustration, au 31 janvier 2020, les agrégats M1 s’élevaient à EUR 8975,5 milliards dans la zone euro et à USD 3968,6[18] aux États-Unis. En dépit de la progression très significative (et heurtée) de leur capitalisation depuis 2016, les crypto-actifs n’ont parcouru qu’une infime fraction du chemin qui pourrait les conduire à rivaliser avec les monnaies officielles. Peut-être la concrétisation du projet Libra constituera-t-elle, du fait de sa dimension et sa qualité de stable coin, une étape décisive vers un tel dessein mais ce projet connaît quelques vicissitudes.

Que penser des monnaies digitales de banque centrale (MDBC) ?

Les arguments

Dans le contexte d’émergence de plusieurs crypto-actifs et de baisse de la demande de monnaie fiduciaire (forme constitutive de monnaie centrale), des réflexions portant sur la mise à disposition de dépôts en banque centrale à des agents non bancaires ont été initiées au sein de plusieurs instituts d’émission.

Part, en %, dans la capitalisation totale des crypto-actifs

Dans son discours du 4 décembre 2019[19], le gouverneur de la Banque de France mentionnait les trois finalités de la création éventuelle d’une monnaie digitale de banque centrale (MDBC). La première est la préservation du lien entre les citoyens et la monnaie officielle, rendue nécessaire dans les sociétés dans lesquelles l’usage des espèces est en déclin (Suède). La deuxième est la réduction des coûts d’intermédiation de la monnaie centrale. Enfin, la troisième finalité, et « la plus importante », réside dans « l’affirmation de la souveraineté des ‘autorités politiques’ face aux initiatives privées de type libra ».

D’autres arguments ont été avancés. Pour Dyson et Hogson (2016)[20], et Rogoff (2017)[21], la substitution de cette monnaie électronique de banque centrale aux espèces permettrait de lever la contrainte du « Zero lower bound » qui nuit à l’efficacité des politiques de taux négatifs appelées, selon eux, à durer.

Les risques encourus

La monnaie digitale de banque centrale ne doit pas être seulement considérée comme une alternative officielle aux crypto-actifs d’émetteurs privés ; elle va en réalité beaucoup plus loin. En rendant la monnaie centrale accessible aux agents non bancaires (intermédiaires financiers non bancaires dans le cas d’une MDBC dite « de gros », voire ménages ou entreprises dans le cadre d’une MDBC dite « de détail ») sous une autre forme que le seul cash, la monnaie digitale banque centrale devient une alternative à ce dernier. Dans le même temps, si elle est détenue sous forme de comptes dans un registre centralisé, elle devient également une alternative à la monnaie scripturale détenue sous forme de dépôts auprès des banques commerciales (monnaie secondaire).

Pour bien mesurer les enjeux d’une telle proposition, il convient de distinguer deux types de monnaies :

- la monnaie de « banque centrale » (ou encore « haute puissance »), constituée des dépôts des banques commerciales auprès de la banque centrale et de la monnaie fiduciaire,

- la masse monétaire (ou monnaie bancaire, privée) ou monnaie secondaire (broad money en anglais) constituée de la part « monnaie fiduciaire » de la monnaie « banque centrale » et, beaucoup plus largement, de la monnaie créée par les établissements de crédit sous forme scripturale (le montant inscrit sur les dépôts bancaires). Si l’on exclut les mesures non conventionnelles de politique monétaire (i.e. assouplissement quantitatif) ou, dans une moindre mesure, les opérations d’open market, toute création de monnaie dans son acception large (M3 dans la zone euro) a pour contrepartie principale la création simultanée d’une dette : la banque décaisse le montant d’un prêt en créditant le compte de l’emprunteur. La monnaie secondaire ainsi créée permet alors de régler l’objet du prêt et circule ensuite dans l’économie.

Le rapport parlementaire Sigurjonsson en Islande (mars 2015) et l’initiative populaire fédérale Vollgeld (décembre 2015) en Suisse contenaient des propositions visant à déposséder les banques commerciales de leur pouvoir de création monétaire pour le confier exclusivement à la banque centrale. Loin d’être novatrices, ces solutions exhumaient l’idée qui avait germé dans l’esprit d’économistes de l’École de Chicago dans les années trente.

Pour atteindre le premier objectif, les partisans de ces initiatives prônaient la scission des dépôts de la clientèle, aujourd’hui enregistrés au passif des établissements de crédit, en deux catégories distinctes de comptes. Les « comptes de transaction », permettant de régler les transactions et d’effectuer des virements, auraient été inscrits au passif de la banque centrale, tandis que les dépôts à terme (les « fonds de gestion ») seraient demeurés au passif des banques commerciales, à l’instar de ce qui prévaut actuellement. La monnaie créée par la banque centrale aurait alimenté exclusivement les « comptes de transaction », à partir desquels des virements auraient ensuite pu être effectués vers les « fonds d’épargne ».

Les banques - qui n’en seraient plus véritablement – n’auraient plus assuré que l’interface entre les agents économiques titulaires des comptes et la banque centrale. Elles auraient vu leur rôle se limiter à celui d’intermédiaire financier de paiement à la manière d’un « PayPal ». Les « fonds de gestion » ou « comptes d’investissements » auraient, en revanche, subsisté au passif des banques commerciales. Ils seraient demeurés intermédiés par le système bancaire qui se serait appuyé sur ces ressources pour octroyer des prêts à moyen et long terme.

Dès lors, l’émission d’une monnaie digitale de banque centrale « de détail » présente des similitudes importantes avec ces concepts de narrow banking ou de monnaie pleine. La MDBC est parfois d’ailleurs présentée comme une restriction partielle du système bancaire, certes moins radicale que la solution d’un adossement de l’ensemble des dépôts de la clientèle des narrow banks à des réserves auprès de la banque centrale (Gouveia et al (2017)[22]).

L’émission d’une monnaie digitale de banque centrale diffère toutefois, par son intensité, d’une solution de type monnaie pleine. Tant que la proportion de clients qui transforment leurs dépôts bancaires en MDBC demeure limitée, le processus de création monétaire n’est pas affecté et les crédits continuent de « faire les dépôts ». Cela suppose néanmoins que les clients ne soient pas incités à convertir leurs avoirs en monnaie centrale, ce qui implique que les dépôts détenus auprès des banques commerciales soient suffisamment rémunérés. La hausse de la rémunération des dépôts entraînerait néanmoins une élévation du coût moyen des ressources bancaires. Soit cette dernière pèserait à son tour sur l’offre de crédit, soit elle serait répercutée sur les taux des prêts bancaires, ce qui en diminuerait la demande. Dans tous les cas, le nouvel équilibre coïnciderait avec une moindre création monétaire, susceptible de compliquer la lutte des autorités monétaires contre d’éventuelles pressions déflationnistes. Surtout, ce risque de substitution serait exacerbé en cas de ruée bancaire « digitale » (conversion des dépôts bancaires de la clientèle en monnaie de banque centrale) et pourrait menacer davantage encore la stabilité financière qu’une ruée bancaire dans sa forme « classique » (fuite des dépôts sous forme de monnaie fiduciaire).

Des caractéristiques encore fluctuantes

La fleur "monétaire", taxinomie des monnaies et crypto-actifs

Les MDBC étant encore au stade de la réflexion, leurs caractéristiques ne sont pas figées. Dans un document reprenant les travaux d’un groupe de travail interne de la Banque de France[23] (qui « exprime le point de vue de l’auteur et non celui de la Banque de France ou de l’Eurosystème »), les caractéristiques, bénéfices et risques de deux grandes catégories de monnaie digitale de banque centrale sont discutés.

La MDBC de gros (ou wholesale) est définie comme une MDBC accessible aux institutions financières, voire à certaines d’entre elles seulement. La MDBC de détail, quant à elle, serait accessible à tous. Comme le soulignent Bech et Garatt (2017)[24], l’unique critère de distinction entre la MDBC de gros et la MBDC de détail est celui de l’accessibilité (Schéma 5). Il suffit toutefois à déterminer les enjeux, très différents, de l’une et l’autre forme de MDBC.

MDBC de détail

Les membres du groupe de travail de la Banque de France jugent tout d’abord le modèle de comptes détenus directement auprès de la Banque centrale plus « porteur » pour la MDBC. Toutefois, ce modèle comporte un risque de désintermédiation des dépôts du système bancaire (cf. infra). Les auteurs soulignent qu’un modèle de jetons ferait de cette MDBC de détail un simple « complément dématérialisé du billet », ce qui serait davantage conforme à son esprit.

Nonobstant le mode de circulation (transferts de compte à compte ou jetons), les auteurs du rapport estiment que la distribution d’une MDBC pourrait s’effectuer via des intermédiaires. Même dans l’éventualité d’une MDBC de détail sous forme de jetons, qui n’impliquerait pas, à proprement parler, de substitution de dépôts de MDBC à des dépôts bancaires, la part de la détention de ces derniers au titre du « motif de transaction » keynésien diminuerait nécessairement. L’effet sur les dépôts bancaires serait donc nettement moins prononcé que dans le cas d’une MDBC de comptes mais ne serait pas neutre pour autant, loin s’en faut. Se pose, enfin, la question de la rémunération. Certains auteurs vantent les vertus d’une société dans laquelle les espèces se seraient raréfiées (Rogoff(2017)[25]) en soulignant la répercussion plus efficace des taux négatifs et la meilleure transmission de la politique monétaire qui en découlerait. Mais une telle conception est à notre sens incompatible avec l’esprit de la MDBC de détail qui, en qualité d’équivalent numérique de la monnaie fiduciaire devrait, en toute logique, ne pas offrir de rémunération.

MDBC de détail

Le principal avantage social d’une MDBC de gros résiderait dans les fonctionnalités supplémentaires autorisées par la technologie de type blockchain (traçabilité si elle est souhaitée) ou les vertus qui lui sont prêtées (rapidité, moindre coût). Pour le reste, les établissements de crédit disposent déjà de monnaie de banque centrale sous forme électronique (réserves).

La MDBC de gros soulève également une question de périmètre : serait-elle accessible aux seules banques ou ouverte également à des institutions financières non bancaires ? Historiquement, l’accès à la monnaie banque centrale est réservé aux établissements de crédit habilités à collecter des dépôts. Il a pour contrepartie l’obligation de constituer des réserves en monnaie de banque centrale dans une certaine proportion des dépôts de leur clientèle à court terme (dans la zone euro, le coefficient de réserves obligatoires s’élève à 1% des dépôts constitutifs de l’assiette depuis 2012). Cette contrainte a été, de facto, sensiblement renforcée avec Bâle III et l’introduction du ratio de liquidité à court terme (Liquidity Coverage ratio, LCR). Elle fait de la monnaie centrale détenue par les établissements de crédit un outil coercitif de transmission de la politique monétaire.

Or, de nouveaux intervenants, relevant par exemple du secteur des Fintechs, désireux d’investir le marché des paiements ou de profiter des opportunités offertes par la blockchain, pourraient voir leurs activités facilitées par un accès au bilan de la banque centrale. Ces conditions méritent toutefois de faire l’objet d’une étude approfondie, compte tenu de la redéfinition des circuits des paiements, et de la modification des rôles respectifs des banques et des intermédiaires de paiement qui pourraient en découler (compensation en monnaie banque centrale). Les risques éventuels associés à ces évolutions en matière de fonctionnement des infrastructures de paiement, de transmission de la politique monétaire et de stabilité financière ne sauraient, en effet, être ignorés.

***

Les crypto-actifs ne remplissent que de manière pour le moins perfectible les fonctions attachées à une véritable monnaie. Ils ne sauraient, à ce titre, être qualifiés comme tels. Une évolution souhaitable serait de légiférer pour interdire aux réseaux émetteurs d’octroyer ces actifs numériques sous cette dénomination captieuse à leurs utilisateurs. Ainsi, ces derniers demeureraient libres de les utiliser comme moyen d’échange sans risquer de se méprendre quant à leur vraie nature. À cet égard, les stable coins, adossés à des paniers d’actifs sûrs, possèderont, au contraire des cryto-actifs de première génération, une valeur intrinsèque, qui contribuera à rendre leurs cours moins volatils. Le lien mécanique avec les monnaies officielles éloigne les « stable coins » de la philosophie libertarienne à l’origine de la première génération de crypto-actifs.

L’initiative de stable coin « libra » et la perception d’une éventuelle menace sur la souveraineté monétaire ont accéléré les réflexions en faveur de la création de « monnaies digitales de banque centrale ». Pour autant, ces dernières ne constituent pas de simples alternatives officielles à des crypto-« monnaies » issues de réseaux privés. Certaines de leurs modalités, notamment celles consistant à en permettre l’accès aux particuliers (MDBC de détail), sous forme de comptes, ou à en ouvrir l’accès à des intermédiaires non bancaires (MDBC de gros), sont susceptibles de modifier structurellement le processus de création monétaire (au sens véritable et non de crypto-actifs) et les canaux de transmission de la politique monétaire. Surtout, une MDBC de détail introduit le risque d’une ruée bancaire « digitale », dont l’effet sur la stabilité financière peut être délétère. Ces seules raisons justifient d’approfondir la réflexion et de se « hâter lentement ». Au demeurant, la réflexion ne doit pas se concentrer sur la seule monnaie digitale de banque centrale mais gagnerait à être élargie à des formes numériques de monnaie scripturale émise par les établissements de crédit, susceptibles de rendre les mêmes services à leurs utilisateurs qu’une MDBC sans en présenter les inconvénients.

[1] Nakamoto S. (2008), Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System, November 1st.

[2] La liquidité de ces derniers étant elle-même à relativiser, comme en témoigne la forte volatilité du cours du bitcoin.

[3] Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises.

[4] Ils doivent, en revanche, refuser les règlements en espèces de montants supérieur à EUR 1 000 lorsque le client a son domicile fiscal en France ou agit pour les besoins d’une activité professionnelle ; à EUR 15000 lorsque le client justifie qu’il n’a pas son domicile fiscal en France et n’agit pas pour les besoins d’une activité professionnelle.

[5] Hayek F. (1976), The Denationalization of Money, Institute for Economic Affairs, London.

[6] Mouvement crypto-anarchiste ou de capitalisme libertaire né à la fin des années 1980 aux Etats-Unis. A l’origine des premières crypto-monnaies, il promeut les valeurs de liberté d’expression, de liberté d’échanges et d’anonymat (permis par la cryptographie) comme moyens d’abolir le modèle de société fondée sur un système de pouvoir centralisé.

[7] Hayek F. (1960), The Constitution of Liberty

[8] Hoppe H.-H. (1994) How Is Fiat Money Possible?--or, the Devolution of Money and Credit, The Review of Austrian Economics, 7, (2), 49-74. Hoppe cite Ludwig Von Mises p. 51 “(…) there would be an inevitable tendency for the less marketable of the series of goods used as media of exchange to be one by one rejected until at last only a single commodity remained, which was universally employed as a medium of exchange; in a word, money”.

[9] European Central Bank (2019), Crypto-Assets: Implications for financial stability, monetary policy, and payments and market infrastructures, Occasional Paper Series, ECB Crypto-Assets Task Force, n° 223, mai.

[10] Franks J. (2019), Crypto-currencies and monetary policies, International Monetary Fund, Europe Office, January 22.

[11] Danielson (2019), Cryptocurrencies: Policy, economics and fairness, London School of Economics, July.

[12] Friedman M. and Schwartz A. (1963), A monetary history of the United States : 1867-1960, Princeton University Press.

[13] Christiano L., Motto R., Rostagno M. (2004), The Great Depression and the Friedman-Schwartz Hypothesis, ECB Working Paper 326, March

[14] Bofinger (2018), Digitalisation of money and the future of monetary policy, VOX EU, CEPR Policy Portal, June 12

[15] Benigno P. (2019), Monetary policy in a World of crypto-currencies, EIEF working Paper 19/05, April

[16] G7 Working Group on Stable Coins (2019), Investigating the Global Impact of Global Stable Coins, G7, IMF, BIS, October

[17] Source : Coinmarketcap

[18] 27 janvier 2020. Source : Federal Reserve.

[19]Discours de François Villeroy de Galhau, Monnaie digitale de banque centrale et paiements innovants, Paris, 4 décembre 2019

[20] Dyson B. and Hodgson G. (2016), Digital cash : why central banks should start issuing electronic money, Positive Money

[21] Rogoff (2017), Dealing with Monetary Paralysis at the Zero Bound, Journal of Economic Perspective, September.

[22] Gouveia, Olga Cerquiera et al. (2017), Central Bank Digital Currencies : assessing implementation possibilities and impacts, BBVA, Working Paper n° 17/04, Mars

[23] Groupe de travail interne de la Banque de France (2020), La monnaie Digitale de Banque centrale, 8 janvier

[24] Bech M.L., Garatt R. (2017), Central bank cryptocurrencies, BIS Quarterly Review, 17 September.

[25] Rogoff (2017), Dealing with Monetary Paralysis at the Zero Bound, Journal of Economic Perspective, September.

LES ÉCONOMISTES AYANT PARTICIPÉ À CET ARTICLE

Découvrir les autres articles de la publication

Pologne
Radioscopie de la croissance polonaise

Radioscopie de la croissance polonaise

Exemple de transition économique réussie, la Pologne bénéficie de perspectives économiques encore plutôt positives à court terme en dépit d’un ralentissement de la croissance attendu sur fond de conditions extérieures moins favorables [...]

LIRE L'ARTICLE