Le débat sur la souveraineté monétaire au sein des pays émergents refait surface, avec d’un côté le projet du président argentin Javier Milei de dollariser son économie, et de l’autre la tentation de plusieurs dirigeants de pays d’Afrique de l’Ouest d’abandonner le franc CFA. D’un point de vue strictement économique, la dollarisation est efficace pour éteindre les incendies inflationnistes. Mais, pour être soutenable dans la durée, elle impose des contraintes fortes sur la politique budgétaire et la nature des investissements étrangers. En revanche, l’abandon du franc CFA dans le but de recouvrer la flexibilité d’un régime de taux de change sans ancrage et une plus grande autonomie de la politique monétaire, est un argument soit fragile en théorie, soit peu convaincant en pratique, même à court terme.
La souveraineté monétaire et de change : deux faces d’une même pièce
Le débat sur la souveraineté monétaire refait surface, avec d’un côté le projet du président argentin Javier Milei de dollariser son économie, et de l’autre la tentation de plusieurs dirigeants de pays d’Afrique de l’Ouest d’abandonner le franc CFA, rattaché à l’euro.
Certes, les motivations sont de nature très différente ; dans le cas de l’Argentine, elles sont purement économiques et circonstancielles, le remplacement pur et simple du peso par le dollar américain étant, selon J. Milei, le seul moyen de combattre radicalement et durablement une inflation hors de contrôle qui a atteint 288% sur un an en mars[1].
Dans le second cas, la motivation est politique et relève du principe régalien selon lequel la monnaie est un attribut de l’État qui ne saurait être délégué à un autre pays. Dans le cas du franc CFA, la délégation prend la forme d’une parité fixe par rapport à l’euro et d’une garantie de convertibilité apportée par le Trésor français.
Sous l’angle économique, la souveraineté monétaire ne se limite pas à la délégation du taux de change. Elle suppose une liberté en matière de politique monétaire, c’est-à-dire le libre choix pour une banque centrale d’augmenter ou de baisser son taux d’intérêt directeur, ou bien d’augmenter ou de réduire son bilan (politique quantitative).
Malheureusement, le choix du régime de change contraint la politique monétaire ; un régime de change fixe oblige la banque centrale à intervenir pour éviter une déviation permanente de son taux directeur par rapport à celui de la banque centrale du pays de la devise d’ancrage ou à s’interdire une politique quantitative qui conduirait à une divergence durable des taux d’intérêt monétaires.
Le choix du régime de change peut contraindre également la politique budgétaire ; dans le cas d’un régime de caisse d’émission (currency board) et a fortiori d’une dollarisation, des comptes publics équilibrés sont une condition nécessaire pour assurer la crédibilité de la parité fixe[2].
Par le passé, le recours à la dollarisation ou à une caisse d’émission se sont avérés efficaces pour étouffer les flambées d’inflation dès les premières années de mise en place (Argentine en 1991, Bulgarie en 1997, Équateur en 2000). Toute la difficulté est, une fois l’inflation maîtrisée, de maintenir la discipline budgétaire et d’attirer les investissements extérieurs productifs pour crédibiliser la désinflation et assurer la croissance économique dans la durée.
Aussi, bien que particulièrement brutale socialement, la stratégie de J. Milei (dont l’objectif est de dégager un excédent budgétaire primaire et de supprimer le contrôle des capitaux le plus rapidement possible) est cohérente avec le projet de dollarisation d’un point de vue économique[3]. Et même si la banque centrale (BCRA) a abaissé son taux directeur depuis la mi-décembre (de 133% à 70% actuellement), l’objectif
des nouvelles autorités n’est pas d’espérer une relance de la croissance par le crédit. Elles cherchent simplement un moyen d’alléger, dans l’urgence, le coût croissant pour les finances publiques des opérations de stérilisation menées par la BCRA pour contenir l’effet inflationniste du financement monétaire du déficit budgétaire. La politique monétaire restera très fortement contrainte par l’évolution de l’inflation.
Abandon de l’ancrage du change: des arguments économiques peu convaincants dans le cas de la Zone franc
L’abandon de l’ancrage au franc CFA pose davantage de questions. Le premier et sempiternel argument est que les conditions d’une zone monétaire optimale (ZMO) ne seraient pas réunies. Or, le respect de l’ensemble de ces conditions est si restrictif que cet argument est d’une portée pratique très limitée[4]. En revanche, il y a deux arguments intéressants à discuter : la supposée surévaluation du franc CFA et le frein à la croissance de l’absence de flexibilité de la politique monétaire. Est-ce le cas ?
L’observation du taux de change réel des pays de l’UEOMA sur une longue période indique une appréciation de 10% par rapport à 1994 (année de la dévaluation), avec toutefois trois sous-périodes ; une appréciation tendancielle entre 1994 et 2009, puis une dépréciation tendancielle entre 2009 et 2018, et une stabilisation depuis. On ne peut donc pas parler de surévaluation patente, ni en niveau ni en dynamique. De plus, les réserves de change de la BCEAO n’ont pas atteint un niveau critique, comme ce fut le cas en 1993. Même si elles se sont érodées depuis 2021, elles sont toujours supérieures à leur limite statutaire de 20% des engagements extérieurs de la BCEAO, contre 18% fin 1993.
L’examen de la surévaluation peut être affiné à l’aide d’approches modélisées. En 2021, sur la base de ses deux principaux modèles d’évaluation des déséquilibres extérieurs[5], le FMI estimait, selon la méthode, soit une légère surévaluation de 2,9% du franc CFA (1re méthode), soit même une sous-évaluation de 5,6% (2e méthode). Dans les deux cas, l’écart était faible et le FMI concluait que le taux de change réel était en ligne avec les fondamentaux de la zone. Ces conclusions sont toujours valables en 2023.
En utilisant une maquette d’équilibre général rudimentaire mais adaptée aux pays en développement[6], un ancien économiste de la Banque mondiale et actuel conseiller économique auprès des Nations unies, Ali Zafar, indiquait, au contraire, dans un ouvrage récent sur la Zone franc[7], une forte surévaluation du taux de change réel pour l’ensemble de la zone UEMOA, de 20%, avec une fourchette allant de 16% à 26% selon les pays.
Cependant, comme le précise l’auteur, ce résultat dépend fortement de l’ampleur du choc introduit dans la maquette pour aboutir à une telle surévaluation. Plus précisément, en utilisant la maquette pour le Sénégal, il faut une détérioration des termes de l’échange (rapport entre les prix internationaux en dollars des produits exportés et ceux des produits importés) de l’ordre de 30% pour justifier une surévaluation de l’ordre de celle calculée par Ali Zafar[8]. De plus, encore faut-il que la dégradation des termes de l’échange perdure plusieurs années pour justifier une dévaluation en réponse à l’aggravation des équilibres fondamentaux (soldes budgétaires et extérieurs) et que cette dégradation des termes de l’échange ne corrige pas une amélioration exceptionnelle au cours des années précédentes. Or, dans le cas du Sénégal, au cours des deux dernières décennies, la seule forte dégradation de près de 20% en cumul de 2009 à 2013 faisait justement suite à une amélioration de 35% en cumul également de 2004 à 2008.
Le second argument (absence de flexibilité de la politique monétaire) apparaît encore moins fondé. En termes réels, la croissance du crédit au secteur privé de l’UEMOA n’a que très rarement été inférieure à 10% par an entre 2013 et 2019 (à comparer avec une croissance du PIB réel de 6% par an en moyenne). Elle a connu un ralentissement en 2020-2021, comme dans la plupart des pays, mais a réaccéléré à partir de 2022. Elle est restée soutenue en 2023, malgré le resserrement monétaire de la BCE.
En résumé, les deux principaux arguments économiques qui militeraient pour une souveraineté monétaire des pays de la Zone franc (flexibilité du taux de change sans ancrage et flexibilité de la politique monétaire) sont soit fragiles en théorie (premier argument), soit peu convaincants en pratique (second argument).
Une évolution qui ferait sens économiquement serait l’abandon de la parité fixe par rapport au seul euro pour un ancrage à un panier de devises fortes mieux représentatives de la structure des échanges commerciaux extérieurs, évolution que defendent la plupart des économistes, dont Ali Zafar. En revanche, lâcher les amarres sans période probatoire de stabilité serait à notre avis très dangereux, puisque les dettes publiques et privées risqueraient de ne pas pouvoir être remboursées en cas de dévaluation. Aussi légitime soit-elle politiquement, la souveraineté monétaire et de change ne se décrète pas, elle s’acquiert.
Achevé de rédiger le 17 avril 2024