Au moment où le Sénégal s’apprête à lancer sa production de gaz et de pétrole, la reconfiguration du paysage politique soulève un immense espoir auprès de la population. Porté par un projet de rupture, le candidat de l’opposition, Bassirou Diomaye Faye, a remporté les élections présidentielles dès le premier tour. Mais les défis qui l’attendent sont d’envergure, en particulier sur le front de l’emploi. Malgré une décennie de croissance robuste, l’économie s’est, en effet, peu transformée et souffre de faibles gains de productivité que l’effort soutenu d’investissement pourra difficilement continuer de masquer, en raison du niveau désormais élevé de l’endettement.
Contexte politique : entre soulagement et prudence
La prestation de serment du nouveau président Bassirou Diomaye Faye, le 2 avril dernier, clôt une séquence électorale inédite à plus d’un titre. À 44 ans, il est le plus jeune président élu à la tête du pays. Pour la première fois également, le président sortant, Macky Sall, n’était pas candidat à sa succession. Jamais non plus depuis l’indépendance du pays, un opposant n’avait réussi à se faire élire au premier tour. Avec 54% des voix contre 36% pour Amadou Ba, le candidat du pouvoir, M. Diomaye Faye obtient donc un mandat solide même si l’absence de majorité à l’Assemblée nationale devrait le pousser à chercher des alliances avant une éventuelle dissolution.
Peu connu, sans mandat électif et encore en prison deux semaines avant l’élection, M. Diomaye Faye doit son ascension fulgurante à son mentor, Ousmane Sonko. Ce dernier, écarté de la présidence en raison d’une condamnation judiciaire, lui a ouvert la voie. Sa victoire traduit aussi une adhésion de la population à un programme de rupture caractérisé, entre autre, par un renforcement de souveraineté économique. Il envisage des mesures fortes telles que la réforme du franc CFA, voire son abandon, ou la renégociation des contrats d’exploitation de pétrole et de gaz dont la production est censée démarrer cette année.
L’élection était suivie de près par la communauté internationale. Après des semaines de crise politique déclenchée par la décision du président sortant de reporter les élections, dans une région marquée par une succession de coups d’État depuis trois ans, la solidité des institutions démocratiques du Sénégal a une nouvelle fois rassuré ses principaux partenaires. La baisse de 80 points de base (pb) des primes de couverture de risque à 5 ans sur les obligations souveraines internationales depuis l’annonce des résultats atteste également d’un soulagement du côté des investisseurs. En plus de la décrispation du contexte politique, le fléchissement du discours de M. Diomaye Faye et de son mouvement à l’approche du scrutin laisse présager d’un assouplissement de la politique économique, en particulier sur la question du franc CFA où les autorités semblent désormais privilégier une approche communautaire.
La formation du gouvernement traduit aussi cet équilibre délicat à trouver entre volonté de changement et gage d’assurance. Sans trop de surprise, Ousmane Sonko a été nommé Premier ministre d’une équipe resserrée de vingt-cinq ministres dont une grande partie sont des cadres de la mouvance présidentielle. Néanmoins, l’expertise semble avoir prévalu dans l’attribution de postes clés, à l’instar du nouveau ministre des Finances, Cheikh Diba, qui occupait jusqu’ici le poste de directeur de la programmation budgétaire au sein de ce même ministère.
Pour autant, la prudence reste de mise. Les marges de manœuvre budgétaires pour mettre en place le projet sont faibles sachant que le pays est engagé dans un programme de soutien du FMI et qu’il est lourdement endetté. Le fonctionnement de l’attelage inédit entre un président, candidat de substitution, et un Premier ministre, leader principal du mouvement, peut également se révéler difficile. Or, les défis qui attendent les autorités sont immenses, à la hauteur des espoirs de la population.
Croissance économique : élevée mais peu diversifiée
Un des principaux chantiers consistera à mettre l’économie sénégalaise sur une trajectoire de croissance plus solide et surtout plus inclusive. À première vue, cela peut paraître paradoxal pour un pays qui sort d’un cycle de 10 ans d’une croissance supérieure à 5%, et pour lequel les perspectives tablent sur une progression du PIB réel de 9-10% en 2024-2025 grâce au démarrage de la production de pétrole et de gaz.
Cependant, les retombées du développement des hydrocarbures sur le reste de l’économie ne doivent pas être surestimées, en particulier en matière d’emploi. Au-delà des recettes générées par le secteur, l’économie pourrait à terme bénéficier d’une diminution du coût de l’énergie grâce à la substitution du pétrole importé par du gaz produit localement. Cette transition repose néanmoins sur des investissement importants dont le bouclage demeure incertain. Dans tous les cas, cela prendra du temps. Par ailleurs, l’impulsion donnée par la production de gaz et de pétrole sur le PIB réel ne devrait être que temporaire. Dès 2026, la croissance retomberait à 5-5,5%, tirée quasi-exclusivement par les activités hors hydrocarbures. Cela est loin d’être acquis.
La crise de la COVID-19, puis le choc de la guerre en Ukraine ont mis en lumière certaines limites du modèle de développement sénégalais. Le pays a dans l’ensemble plutôt bien résisté, mais la croissance entre 2020 et 2023 a décéléré plus que la moyenne des autres pays de l’UEMOA et des économies importatrices de pétrole d’Afrique subsaharienne (voir graphique 1). Les pressions inflationnistes ont été également plus fortes en 2022 (9,7% au Sénégal contre 6,6% pour le reste de l’UEMOA). De fait, le Sénégal n’a pas su tirer les bénéfices du contexte favorable de la période prépandémique pour se transformer. Le secteur des services demeure toujours aussi prépondérant (environ 60% du PIB) mais reste dominé par des activités à faible valeur ajoutée, alors que l’agriculture ne représente que 10% du PIB. Or, pour un secteur qui emploie 60% de la population active, le poids limité de l’agriculture traduit avant tout sa faible productivité. Un constat similaire peut être fait pour le secteur secondaire où les exportations sont peu diversifiées, en dehors de l’essor de métaux précieux (or, titane et zircon).
En l’absence de gains de productivité dus à une recomposition sectorielle, la croissance de l’économie sénégalaise a donc fortement reposée sur l’accumulation de capital. Le taux d’investissement est passé de 18,5% en 2010 à plus de 33% en 2023, une dynamique qui interpelle par son amplitude et son niveau. À titre de comparaison, il atteint 27% en Côte d’Ivoire pour des performances de croissance supérieures. Au Sénégal, une part élevée de l’investissement semble ainsi s’être orienté vers le secteur de la construction, dont les effets sur l’activité économique sont de courte durée. En outre, il a résulté de cet effort d’investissement une pression accrue sur les finances publiques (en particulier l’endettement), et donc une forte sensibilité aux différents chocs depuis 2020. Une grande partie de la contreperformance de l’économie sénégalaise en 2022-2023 provient ainsi de la contraction de l’investissement public en termes réels, une situation qui pourrait se reproduire au regard de la fragilité de la situation macroéconomique actuelle.
Déséquilibres macroéconomiques persistants
Malgré le renforcement des exportations grâce à l’essor du secteur des hydrocarbures, le Sénégal va continuer d’enregistrer des déficits courants. Selon le FMI, ils devraient rester proches de 5% du PIB après avoir culminé à presque 14% du PIB en moyenne entre 2020 et 2023, en raison des besoins colossaux en importations de biens d’équipements liés aux premières phases de développement des champs gaziers et pétroliers. Le retard pris dans le lancement des exportations d’hydrocarbures explique que le déficit courant soit encore attendu à 8% du PIB en 2024. À première vue, la couverture future des besoins de financements extérieurs (déficit courant et amortissement de la dette extérieure) semble assurée.
Mais cela suppose que le Sénégal continue de bénéficier de l’appui financier de la communauté internationale. Selon le FMI, un peu plus de la moitié des flux totaux de capitaux extérieurs dans les 3 à 4 prochaines années devraient être composés d’IDE, ce qui est significatif mais laisse un gap difficile à combler uniquement par l’émission de dette euro-obligataire. Par ailleurs, l’économie sénégalaise est débitrice nette dans des postes clés des échanges commerciaux, en particulier les biens alimentaires. Elle va donc rester vulnérable aux aléas de la conjoncture internationale.
Les finances publiques ne sont pas vraiment plus solides. La politique de grands chantiers d’infrastructures menée lors des deux mandats du président Sall et les différents chocs enregistrés entre 2020 et 2023 se sont, en effet, traduits par un gonflement significatif de l’endettement. À 71% du PIB, la dette du gouvernement sénégalais est désormais supérieure de 12 points à la moyenne des pays de l’UEMOA. Point positif, sa structure est favorable. Malgré un recours accru aux marchés locaux/ régionaux des capitaux pour se financer ces dernières années, 40% du stock de la dette reste détenu par des créanciers bi-multilatéraux. En conséquence, la charge d’intêret demeure à un niveau modéré. Néanmoins, elle a tendance à augmenter rapidement (13,5% des revenus du gouvernement contre 10,7% en 2019 et 8,1% en 2014).
En outre, le gonflement du PIB nominal lié au démarrage de la production d’hydrocarbures devrait permettre d’améliorer le ratio d’endettement qui restera élevé (64% du PIB à fin 2025, voir graphique 2). La poursuite de la consolidation budgétaire demeure donc indispensable. L’objectif de la précédente administration était de ramener le déficit budgétaire de 4,9% du PIB en 2023 à 3,9% en 2024, puis 3% en 2025. Pour y parvenir, elle tablait en grande partie sur une diminution graduelle des subventions énergétiques dont l’envolée en 2022 avait poussé les autorités à couper dans les investissements publics. Cette réforme du système des subventions figure également en bonne place dans le programme de soutien du FMI. Toutefois, rien ne dit que les nouvelles autorités poursuivront dans cette voie auquel cas, il faudra certainement procéder à de nouveaux ajustements, dans la mesure où les recettes d’hydrocarbures ne devraient pas excéder 1% du PIB. La prochaine revue du FMI devrait donc faire l’objet d’une attention particulière de la part des investisseurs.
Achevé de rédiger le 12/04/2024