L’économie sud-africaine a terminé l’année 2023 en évitant de justesse la récession. La mauvaise qualité des infrastructures du pays ralentit fortement l’activité. En outre, le gouvernement manque de marge de manœuvre budgétaire et la désinflation est lente et irrégulière, ce qui oblige la banque centrale à maintenir sa politique monétaire restrictive. Face aux nombreux défis macroéconomiques, le Congrès national africain (ANC) a amorcé des réformes attendues de longue date mais à un rythme jugé insuffisant. Il devrait en payer le prix aux élections générales du mois de mai et perdre la majorité absolue au Parlement pour la première fois de son histoire. Le choix du parti avec lequel il devra faire coalition pourrait bouleverser la dynamique des réformes et la trajectoire de la dette publique.
D’une crise énergétique à une crise logistique
En 2023, la croissance économique de l’Afrique du Sud a ralenti à 0,6%, freinée par l’accumulation des contraintes dues aux infrastructures défaillantes du pays. En premier lieu, les coupures d’électricité imposées par l’entreprise publique Eskom ont atteint un point culminant avec 335 jours de délestages, dont 106 jours aux niveaux critiques 5-6 (contre 205 jours dont 32 aux niveaux 5-6 en 2022). Selon la banque centrale (SARB), la pénurie d’électricité aurait soustrait 1,5 point de pourcentage (pp) à la croissance du PIB.
En outre, les goulets d’étranglement en matière de logistique, qui pénalisent le transport ferroviaire et maritime, ont persisté en 2023 (graphique 1). En décembre dernier, l’entreprise publique Transnet, en charge de ce secteur, avait accumulé un retard dans la livraison de marchandises estimé à 0,7% de PIB. Dans cet environnement, l’économie a évité de justesse la récession au T4 2023 : le PIB est reparti marginalement à la hausse (+0,1% t/t) après une contraction au T3 (-0,2% t/t).
Avec une croissance économique attendue à 1,1% en 2024, les perspectives restent moroses, mais en légère amélioration. Les délestages continueront mais le pire de la crise énergétique est passé : la multiplication des dispositifs privés de production d’électricité, à la suite de la libéralisation du secteur en 2022, a permis de réduire graduellement la demande adressée à Eskom, tandis que l’offre a rebondi au T4 2023 avec la reprise (temporaire) de l’activité des centrales de Kusile. Néanmoins, les difficultés logistiques persisteront et empêcheront un rebond plus dynamique de l’activité. Du côté de la demande, l’investissement et le rebond de la consommation devraient soutenir la croissance économique : après deux trimestres de contraction, la consommation des ménages est repartie à la hausse au T4 2023, et cette dynamique devrait se poursuivre avec le recul progressif de l’inflation. Depuis juillet 2023, la croissance de l’indice des prix à la consommation est restée sous la cible supérieure de la SARB (6%), mais en mars 2024, elle s’établissait encore à 5,3% en g.a. Le processus de désinflation sera encore lent et irrégulier dans les prochains mois : l’inflation ne reviendrait à sa cible préférentielle (4,5%) qu’en fin d’année. En outre, le gouverneur de la banque centrale a récemment annoncé que la cible préférentielle d’inflation pourrait être revue à la baisse d’ici fin 2024 afin de tenter de rendre l’économie plus compétitive. Si une telle mesure se confirmait, le début du cycle d’assouplissement monétaire de la SARB, qui pour le moment n’est pas attendu avant septembre 2024, pourrait être retardé.
Un déficit de capital physique et humain
La crise des infrastructures découle d’un sous-investissement chronique, mais la sévérité des défaillances d’Eskom (électricité) et de Transnet (logistique) au cours des deux dernières années a fini par faire réagir les agents économiques. Ainsi, en 2023, l’investissement a poursuivi son rebond amorcé en 2022, enregistrant une croissance de 4,2%, tirée par l’investissement du secteur privé (+4,9%, 72% de la formation brute de capital fixe totale). Toutefois, à 15,2% de PIB, le taux d’investissement a tout juste rattrapé son niveau de 2019 et demeure en dessous de la moyenne sur 2011-2015 (18%). De plus, il se situe largement en deçà de la moyenne des pays à revenu intermédiaire supérieur (34% de PIB) dont l’Afrique du Sud fait partie.
Les tendances du marché du travail sont également préoccupantes : à 32% fin 2023, le taux de chômage se situait encore 3pp au-dessus des niveaux observés en 2019. Le taux de chômage élargi, qui prend en compte les chercheurs d’emploi découragés, dépassait les 41%. Chez les jeunes (15-24 ans), le chômage était encore plus prononcé et dépassait les 60% en moyenne sur 2023. Au-delà d’une conjoncture économique défavorable, ces chiffres traduisent également une inadéquation entre l’offre de compétences et la demande des entreprises. Selon l’OCDE, en 2022 seulement 50% des individus de 25-34 ans détenaient un diplôme d’enseignement secondaire supérieur, et seulement 1% d’entre eux étaient titulaires d’un master (ou équivalent). Pourtant, les dépenses publiques dans l’éducation, une fois rapportées au PIB, sont parmi les plus élevées au monde (6,2% de PIB en 2022). Améliorer la qualité de l’éducation à long terme devra donc passer par une meilleure gestion des dépenses.
Il faudra plusieurs années pour corriger le retard pris au cours de la décennie passée en matière de capital physique et humain, et ainsi redresser durablement le potentiel de croissance du pays. Entre-temps, dans un environnement de croissance faible, les pressions sur les finances publiques seront de plus en plus aigües.
Pragmatisme des finances publiques
La tentative de consolidation budgétaire menée en 2023 n’a pas porté ses fruits. Sur les onze premiers mois de l’année budgétaire (avril 2023 à février 2024), les dépenses affichent une hausse modérée de +4,7% en g.a., mais les recettes stagnent, à +0,8%. Ces dernières sont notamment tirées vers le bas par la contraction de 11% de l’impôt sur les sociétés, qui avait atteint des records en 2022 grâce aux bonnes performances du secteur minier, entre autres. Sur l’ensemble de l’année budgétaire 2023/24, le déficit public devrait atteindre 5,4% du PIB, contre 4,7% un an plus tôt.
Étant donné la faiblesse de la croissance économique et l’impératif de consolidation des finances publiques, les marges de manœuvre budgétaires sont réduites. Ainsi, malgré une campagne électorale difficile pour l’ANC, les mesures expansionnistes prévues pour l’année 2024/25 sont limitées. L’allocation Social Relief of Distress (SRD) a été prolongée jusqu’en mars 2025 mais n’a toujours pas été officiellement pérennisée, et sa revalorisation pour 2024/25 (+5,7%) est à peu près indexée sur l’inflation. Le projet de loi d’assurance maladie nationale, pourtant adopté par le Parlement fin 2023, n’a pas reçu de soutien financier supplémentaire dans le budget de février dernier. En outre, après maints débats controversés, le Trésor a finalement opté pour une gestion prudente des bénéfices réalisés sur son compte de réserves en or et en devises (GFECRA) auprès de la SARB : des ZAR 507 mds de profits, ZAR 150 mds (2% de PIB) seront retirés durant les trois prochaines années et serviront à réduire les besoins de financement préexistants, et non à financer de nouvelles dépenses.
Malgré ces efforts, les prévisions budgétaires du Trésor nous semblent trop optimistes. D’une part, les taux de croissance économique prévus à court et moyen terme semblent trop élevés.
D’autre part, l’excédent budgétaire primaire devrait rester inférieur aux prévisions et la dette publique ne devrait pas se stabiliser à horizon 2026-27 (graphique 2). La hausse tendancielle de la charge de la dette (21,6% des recettes budgétaires en 2023/24) ainsi que la faible croissance du PIB tirent mécaniquement le ratio de dette sur PIB vers le haut, indépendamment de la volonté du Trésor.
En outre, d’importants risques de dérapage budgétaire persistent (matérialisation des passifs éventuels dus aux entreprises publiques, pérennisation du SRD, financement de l’assurance maladie). L’annonce du budget 2024/25 en février dernier n’a donc pas eu l’effet escompté de rassurer les investisseurs : les taux d’intérêt sur les obligations du Trésor sont repartis à la hausse (jusqu’à atteindre mi-avril 12,5% sur l’obligation à 11 ans, contre 11,4% mi-janvier), tandis que la part des investisseurs étrangers sur le marché domestique des obligations du Trésor a chuté à un plancher record de 24,6% en mars. L’incertitude qui caractérise les élections de mai contribue également largement aux inquiétudes des investisseurs.
Vers un gouvernement de coalition
Les regards sont désormais tournés vers les élections générales du 29 mai prochain. Malgré de fortes divergences concernant l’issue du scrutin, ce qui invite à la prudence, un résultat commun rassemble tous les sondages jusqu’ici : l’ANC devrait perdre sa majorité absolue au Parlement. Depuis décembre dernier, le parti au pouvoir a chuté dans les sondages après la création du parti uMkhonto we Sizwe (MK), dont Jacob Zuma, président du pays de 2009 à 2018, est devenu le chef de file. Ce dernier, qui jouit encore d’une forte popularité dans la province du KwaZulu-Natal (2e province en nombre de votants), pourrait remporter entre 7 et 13% des voix, selon les plus récents sondages.
Si l’ANC parvenait à se maintenir autour de 44-45% des votes, il devrait être en mesure de former un gouvernement de coalition avec un parti minoritaire. Cela lui permettrait de poursuivre sans trop d’encombres sa politique de réformes structurelles sur les cinq prochaines années, et de garantir ainsi une relative continuité économique et politique. En revanche, si l’ANC venait à chuter sous la barre des 44%, une alliance avec un ou plusieurs partis rivaux serait plus délicate et nécessiterait des compromis (cession d’un portefeuille ministériel clé). À un mois des élections, tout peut basculer : la Cour constitutionnelle doit encore déterminer si Jacob Zuma peut se présenter aux élections. Sa décision pourrait rebattre les cartes du jeu.
Pressions sur les comptes extérieurs
En 2023, le déficit de compte courant s’est creusé à 1,6% de PIB (contre 0,5% en 2022). Avec notamment le reflux des cours des matières premières que le pays exporte (le prix du charbon, qui constitue plus d’un quart de la production minière, a fortement reculé en 2023), le surplus commercial s’est réduit de 2,9% à 0,9% de PIB. Les entrées nettes de capitaux ont résisté et se sont élevées à 1,3% de PIB sur l’année entière, mais elles ont basculé en territoire négatif au T4 en raison des sorties nettes d’investissement de portefeuille. La même dynamique devrait se poursuivre au S1 2024 et entretenir des pressions à la baisse sur le taux de change. Depuis le début de l’année, le rand sud-africain (ZAR) s’échange au-dessus des ZAR 18,5/USD. Ces pressions devraient s’accentuer dans les prochaines semaines, en amont des élections. En 2024, les comptes extérieurs devraient également pâtir du creusement du déficit du compte courant attendu à 2,8% de PIB.
Achevé de rédiger le 22 avril 2024