Le 15 mai 2024, Lee Hsien Loong, Premier ministre de Singapour depuis vingt ans, cédera les rênes du pouvoir à son actuel vice-Premier ministre Lawrence Wong. Ce changement ne devrait altérer ni la gestion très disciplinée des politiques monétaire et budgétaire, ni la stratégie de développement économique du gouvernement, qui vise, en particulier, à adapter le pays au changement climatique et à rehausser son potentiel de croissance. En 2024, l’activité économique devrait se renforcer modérément, notamment grâce à une amélioration du cycle électronique mondial ; les tensions inflationnistes devraient continuer de se réduire, mais elles resteront à un niveau historiquement élevé. Dans ce contexte, les autorités devraient maintenir inchangées les conditions de politique monétaire cette année.
Légère embellie conjoncturelle
Après un très fort rebond de l’activité en 2021, la croissance économique singapourienne a ralenti à +3,8% en 2022 et +1,1% en 2023, principalement sous l’effet de l’affaiblissement de la demande mondiale, de fortes tensions inflationnistes et du resserrement des conditions de crédit.
En 2023, la croissance de l’activité dans les services (73% du PIB) s’est normalisée après la période de récupération post-Covid et a ralenti à +2,3%. L’activité dans les secteurs des biens a chuté de -2,9%, tirée vers le bas par la contraction dans le secteur manufacturier (-4,3%). Dans le secteur de la construction, elle est restée dynamique (+5,2%), mais toujours en dessous de son niveau d’avant-Covid.
Du point de vue de la demande, l’investissement, les stocks et les exportations de biens ont été très affectés par le resserrement monétaire et le retournement du cycle électronique mondial en 2022 et 2023 (chart 1). En moyenne sur l’année 2023, les stocks se sont effondrés, et l’investissement total a stagné (-0,2% en termes réels). Cela résulte du recul de l’investissement en machines et équipements, combiné à la hausse de l’investissement dans la construction et les infrastructures de transport. Les exportations nettes de biens et services ont eu une contribution positive à la croissance du PIB, du fait d’une baisse en volume des importations plus forte que celle des exportations sur les trois premiers trimestres de l’année, suivie d’un important rebond des exportations au T4.
Enfin, la croissance de la consommation privée a ralenti en 2023 (à +3,8%) en raison de la dissipation des effets de rebond post-Covid, des tensions inflationnistes (en baisse au cours de l’année mais toujours élevées) et des répercussions de la contraction de l’activité manufacturière sur l’emploi et les salaires. De fait, l’effet de la désinflation sur le pouvoir d’achat a été compensé ces derniers mois par la moindre croissance des salaires nominaux. Le taux de chômage reste quant à lui très bas (2% fin 2023).
La croissance économique va repartir à la hausse en 2024. Les freins internes et externes pesant sur l’activité s’allègent. Néanmoins, ils persistent, et les risques de nouveaux chocs commerciaux et financiers restent élevés dans l’environnement international actuel. Nous tablons sur une progression du PIB réel de 2,2% sur l’ensemble de l’année, ce qui est relativement modeste par rapport à la période pré-Covid.
La conjoncture a commencé à s’améliorer au cours des derniers mois, notamment aidée par la reprise du cycle électronique en Asie. La production industrielle s’est redressée et les exportations de marchandises ont augmenté, de +0,2% en g.a. en valeur au T4 2023 et de +5% au T1 2024 (après une baisse de -13% en g.a. sur les trois premiers trimestres de 2023). Ces exportations sont composées principalement de biens réexportés (55% du total en 2023), de produits locaux non pétroliers (27% du total, essentiellement constitués des semiconducteurs) et pétroliers (18%). L’électronique est, de fait, le premier secteur exportateur de Singapour, qui dispose également d’un important centre de raffinage et de commerce du pétrole.
Dans l’industrie électronique, le redressement de l’activité observé au T4 2023 a marqué une pause en début d’année (production, exportations), mais il devrait reprendre rapidement – et modérément – étant donné les prévisions d’amélioration de la demande mondiale dans ce secteur. Cela devrait avoir des effets d’entraînement positifs sur le reste de l’économie, stimuler l’investissement et encourager une reconstitution des stocks dans le secteur manufacturier.
En outre, Singapour devrait continuer de bénéficier du rebond progressif des activités liées au tourisme. À titre d’illustration, d’avril 2023 à mars 2024, le nombre de touristes passés par l’aéroport de Singapour (62,5 millions d’arrivées, départs ou transits) était en hausse de près de 50% en g.a. mais toujours 10% en dessous de son niveau de 2019.
La croissance de la consommation privée pourrait regagner en vigueur d’ici la fin de l’année. Une amélioration des conditions du marché du travail devrait en effet accompagner le rebond de l’activité manufacturière. De plus, le reflux de l’inflation devrait se poursuivre lentement. En revanche, la demande privée pourrait rester pénalisée par des conditions monétaires restrictives.
Pas d’assouplissement monétaire en vue
L’inflation des prix à la consommation a atteint des records historiques dans les derniers mois de 2022 et début 2023, et ralentit depuis. La hausse de l’indice IPC s’est établie à 6,1% en moyenne en 2022 puis 4,8% en 2023 et 3% au T1 2024 – contre une moyenne de 1,7% par an sur la période 2010-2019.
L’inflation des prix de l’énergie et des prix alimentaires s’est réduite au cours de l’année 2023, et l’inflation sous-jacente a également ralenti dans un contexte de modération des salaires et de la demande intérieure. Elle s’est toutefois stabilisée au-dessus de 3% depuis quelques mois (à comparer avec sa moyenne de 1,6% en 2010-2019).
De fait, le mouvement de désinflation a récemment été enrayé à cause de l’augmentation du taux de la taxe sur les biens et services (+1pp à 9% en janvier), de l’augmentation des prix du gaz et de l’électricité liée à la hausse de la taxe carbone, et de la remontée des prix internationaux du pétrole. Des hausses des prix de certains services sont également attendues à très court terme. La désinflation devrait ensuite se poursuivre en 2024, avec une hausse de l’indice IPC attendue à 3,1% en moyenne sur l’année.
L’Autorité monétaire de Singapour (MAS) a rapidement durci sa politique en 2022 en réponse à la montée de l’inflation. Puis les conditions de politique monétaire ont été inchangées en 2023, dans un contexte de désinflation et de ralentissement de l’activité. Un assouplissement monétaire n’est pas attendu avant fin 2024 étant donné la persistance de risques inflationnistes. Singapour utilise le taux de change comme instrument de politique monétaire (et non pas les taux d’intérêt, ce qui se justifie par le fait que l’important degré d’ouverture de son économie la rend très sensible à l’inflation importée).
Le resserrement ou l’assouplissement des conditions monétaires se font via des hausses ou des baisses de la cible d’appréciation du taux de change effectif nominal du dollar singapourien (SGD) et du point central de sa bande de fluctuation. Entre janvier 2022 et mars 2024, le SGD s’est apprécié de moins de 1% contre le dollar US (pour atteindre SGD1,34 par USD en mars 2024), mais de près de 10% en termes effectifs nominaux.
Les taux d’intérêt domestiques ont augmenté rapidement en 2022 et au S1 2023, avant de se stabiliser à un niveau élevé – conséquence du durcissement monétaire et en ligne avec les taux d’intérêt américains et internationaux. Le taux au jour le jour SORA (Singapore Overnight Rate Average) est passé de 0,1% au T4 2021 à 3,7% au T3 2023 ; il est depuis resté proche de ce niveau (chart 2). En parallèle, l’activité de crédit s’est contractée depuis 2022, affectant l’ensemble des secteurs de l’économie. Les conditions de crédit devraient rester restrictives à court terme.
Priorités budgétaires de moyen-long terme
La politique budgétaire s’est quant à elle normalisée depuis deux ans. Le solde budgétaire, qui était passé en large déficit pendant la crise liée à l’épidémie de Covid-19, s’est amélioré rapidement. Il devrait redevenir excédentaire dès l’exercice budgétaire 2024 (d’avril 2024 à mars 2025).
Le gouvernement est donc en mesure de donner la priorité à des objectifs de plus long terme, qui sont : i) l’augmentation des dépenses sociales (en particulier la santé, le logement social et la formation), en réponse au coût élevé du logement et au vieillissement de la population ; ii) le soutien à la digitalisation de l’économie et au développement de nouveaux secteurs tels que le biomédical et la fintech ; iii) des investissements dans les infrastructures pour s’adapter au changement climatique, dans les énergies renouvelables (qui jouent aujourd’hui un rôle minime dans le mix énergétique singapourien) et dans les technologies bas-carbone.
Cette stratégie vise à la fois à adapter le pays au changement climatique (Singapour est particulièrement vulnérable aux événements extrêmes et à la montée du niveau des eaux, avec 30% de son territoire situé à moins de 5 mètres d’altitude) et réduire ses émissions de gaz à effets de serre (objectif zéro émissions nettes à horizon 2050), et à limiter le ralentissement structurel de la croissance économique. Celui-ci résulte principalement de la baisse des gains de productivité et du vieillissement de la population. La croissance économique est ainsi prévue à 2,4% par an en moyenne dans les cinq prochaines années, contre 3,2% en 2015-2019.
Singapour dispose d’une solide capacité financière et institutionnelle pour faire face à ces défis. Sur le plan financier, le gouvernement a une marge de manœuvre très confortable pour augmenter ses dépenses. Les finances publiques sont saines, grâce à des règles de discipline budgétaire strictes respectées depuis longtemps. La dette brute du gouvernement semble élevée (171% du PIB en 2023).
Cependant, d’une part, aucun endettement ne peut être contracté pour financer des dépenses récurrentes ou de fonctionnement, et seule une partie limitée des emprunts publics est utilisée pour des investissements (un programme d’émissions obligataires a notamment été lancé en 2021 pour financer de grands projets d’infrastructures) – la dette publique est en réalité essentiellement constituée d’obligations émises pour le système national de fonds de pension (financé par des cotisations obligatoires des citoyens) et de titres émis pour servir de références sur le marché obligataire. D’autre part, le gouvernement détient de très larges actifs et réserves budgétaires, qui sont supérieurs à son stock de dette brute.
Sur le plan institutionnel et politique, Singapour se caractérise par une grande stabilité et l’efficacité de ses institutions, qui facilitent la mise en œuvre d’une stratégie économique sur le long terme. De fait, cette stratégie ne devrait pas être remise en question par le changement à venir à la tête du gouvernement, le premier depuis vingt ans : le 15 mai 2024, le Premier ministre Lee Hsien Loong sera remplacé par l’actuel vice-Premier ministre Lawrence Wong, successeur choisi depuis 2022 et leader de la « quatrième génération » du PAP (People's Action Party, parti au pouvoir depuis 1965).
Achevé de rédiger le 26 avril 2024.