Les politiques de réformes engagées depuis l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir en 2014 devraient se poursuivre avec sa très probable réélection en juin prochain. Son bilan économique est globalement positif. La croissance a été solide, le secteur bancaire s’est consolidé, le taux d’investissement a fortement augmenté et les déficiences en matière d’infrastructures ont diminué. Pour autant, les défis structurels auxquels le pays est confronté restent nombreux et importants. Le PIB par tête reste très inférieur à celui enregistré dans les autres pays d’Asie (Chine, Vietnam, Indonésie), le secteur manufacturier peine à se développer et le pays ne parvient pas à créer suffisamment d’emplois pour intégrer les jeunes, dont le taux de chômage reste très élevé.
Élections générales
Les élections générales en Inde ont débuté le 19 avril et s’achèveront le 1er juin. D’après les derniers sondages, le Bharatiya Janata Party (BJP), dirigé par le Premier ministre, Narendra Modi, et les partis membres de l’alliance démocratique nationale (National Democratic Alliance) devraient remporter les élections à la chambre basse du Parlement (Lok Sabha) et former un gouvernement pour la troisième fois consécutive. Cette victoire permettra de maintenir une stabilité dans le pays et favorisera la continuité des réformes.
Au cours des cinq dernières années, la confiance dans le parti au pouvoir semble s’être renforcée. En avril, il ne manquait au parti de coalition qu’un seul siège pour obtenir la majorité à la chambre haute du Parlement (Rajya Sabha), sur un total de 240 sièges. À titre de comparaison, il y a cinq ans, le parti de coalition ne détenait que 34,7% des sièges. L’obtention de la majorité à la chambre haute favoriserait l’adoption des réformes indispensables pour soutenir la croissance du pays. Mais cela pourrait ne pas être suffisant. Certaines réformes clés adoptées au Parlement ont été abandonnées (comme la réforme sur l’agriculture) ou n’ont toujours pas été appliquées dans leur intégralité (comme la réforme sur le marché du travail).
Sur la scène internationale, l’intégration de l’Inde dans le commerce mondial reste encore limitée. Les contraintes structurelles et sa faible participation dans les traités de libre échange pour des raisons protectionnistes (comme le Regional Comprehensive Economic Partnership, qui inclut la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les dix pays de l’ASEAN) ont freiné son expansion. Mais le gouvernement change progressivement de stratégie. L’intégration des obligations souveraines indiennes dans les indices JP Morgan et Bloomberg (qui se fera graduellement à partir de juin 2024 pour les premiers et de janvier 2025 pour les seconds) devraient accroître son intégration financière. En termes géopolitiques, l’Inde devrait continuer à adopter une position neutre dans le conflit entre l’Ukraine et la Russie. Cette stratégie de « non-alignement » ou encore de « multi-alignements » lui permet de recevoir du pétrole et des armes de la Russie (son premier fournisseur dans ce domaine), tout en maintenant des relations stables avec l’Europe et les États-Unis. Sa collaboration avec les États-Unis a été renforcée en 2022 avec l’accord Initiative on Critical and Emerging Technology, qui vise à coupler haute technologie et défense. Ses relations avec la Chine restent tendues.
Bilan économique du dernier mandat de N. Modi
Globalement, le bilan économique de N. Modi est positif :
i) l’économie a bien résisté aux chocs extérieurs successifs (pandémie, hausse des prix des matières premières et durcissement monétaire dans les pays avancés) ;
ii) le secteur bancaire s’est assaini et a permis de soutenir la demande d’investissements,
iii) les déficiences en infrastructures sont moindres, bien qu’elles restent importantes : le pays a gagné 9 places entre 2014 et 2023, selon l’indicateur de la Banque mondiale utilisé pour établir sa performance logistique, et se classe 47e sur 139 pays, devant le Vietnam et l’Indonésie.
Au cours des cinq dernières années, la croissance économique moyenne a été plus dynamique que celle des autres pays d’Asie. Elle s’est élevée à 4,3% par an en moyenne en incluant les deux années de pandémie, mais a atteint 7,2%, si l’on exclut ces années (sur la période 2017-19 et 2023-24).
Dans le même temps, le PIB par tête a augmenté en moyenne de 6,1% par an (hors pandémie) et le taux de pauvreté a baissé de 10 points de pourcentage (pp) à 12,9% au cours des dix dernières années. Le PIB par tête (en volume et en parité de pouvoir d’achat) reste cependant 2,5 fois inférieur à celui de la Chine, 1,7 fois inférieur à celui de l’Indonésie et du Vietnam.
L’environnement économique domestique est globalement favorable au Premier ministre. La croissance devrait excéder 7,6% pour l’année budgétaire qui s’est achevée fin mars et, bien qu’un ralentissement soit attendu pour l’année 2024-2025, elle devrait rester robuste, soutenue par des investissements toujours dynamiques favorisés par la hausse des taux d’utilisation des capacités de production et la consolidation financière des entreprises et des banques. Par ailleurs, les pressions inflationnistes ont décéléré au cours des douze derniers mois (+5,1% en g.a. en février), même si les risques restent orientés à la hausse (en raison des aléas climatiques et des tensions géopolitiques).
Le secteur bancaire plus solide qu’il y a dix ans
Au cours des dix dernières années, le gouvernement a adopté deux mesures qui ont permis l’assainissement du secteur bancaire : le Code de résolution des défauts de solvabilité et des faillites en 2016 (Insolvency and Bankruptcy Code) et la création d’un organisme de défaisance (effectif en 2023). En septembre 2023, la part des créances douteuses s’élevait à 3,2% des crédits totaux alors qu’elle atteignait 10,8% cinq ans plus tôt. Même si les banques publiques restent fragiles (la part des créances douteuses s’élevait à 4,4% en septembre 2023), elles ont des capitaux propres suffisants (leur ratio de solvabilité s’élevait à 15,2% en septembre 2023) et n’auraient pas besoin d’injection de capital pour faire face à un choc domestique ou extérieur selon les derniers stress tests de la banque centrale (Reserve Bank of India, RBI).
Conjointement à la consolidation des banques, la croissance de l’offre de crédit a sensiblement accéléré (+20,5% en g.a. en février 2024). L’encours du crédit, bien que toujours modeste, a augmenté de 5 pp au cours des cinq dernières années pour atteindre 56,7% du PIB en février 2024. Selon la Banque des règlements internationaux, l’endettement du secteur privé reste contenu (la dette des ménages et des entreprises s’élevait à respectivement 37,2% du PIB et 54,7% du PIB au T3-2023). La situation financière des entreprises est beaucoup plus solide qu’il y a dix ans (leur dette restait contenue à 72,1% du PIB et leurs bénéfices avant impôts couvraient 5,3 fois le service de leur dette contre 3 fois dix ans plus tôt). La hausse du taux d’endettement des ménages est toutefois à surveiller car ils sont endettés à taux variables. Leur position financière reste cependant globalement satisfaisante. Le stock de leurs actifs couvrait 2,7 fois la valeur de leurs engagements en mars 2023.
Les défis structurels restent importants
En dépit de réelles améliorations enregistrées au cours des cinq dernières années, les défis structurels auxquels le pays est confronté restent nombreux :
i) les finances publiques restent caractérisées par un niveau de dette élevé (83% du PIB), des recettes budgétaires parmi les plus faibles en Asie qui peinent à excéder 9% du PIB (en dépit de l’adoption de la TVA en 2017) et une charge d’intérêts sur la dette qui consomme plus de 39,2% des recettes et réduit les marges de manœuvre budgétaire pour les dépenses en recherche et développement, infrastructures, éducation, santé ;
ii) le niveau structurellement faible des IDE (0,8% du PIB en 2023 contre 1,6% en Indonésie et 2,1% en Malaisie) ;
iii) une gouvernance insuffisante ;
iv) une forte exposition au risque climatique et
v) un faible niveau d’emploi.
Concernant ce dernier point, la forte croissance de la population jeune est souvent considérée comme l’un des facteurs clés pour soutenir la croissance de l’économie indienne. Selon les prévisions de l’ONU, la part de la population en âge de travailler (15-64 ans) devrait continuer de croître jusqu’au milieu du siècle (alors qu’elle baisse depuis le début des années 2010 en Chine). Mais à ce jour, l’Inde ne parvient pas à tirer profit de son avantage démographique. En mars 2024, le taux d’emploi, bien qu’en hausse au cours des deux dernières années, s’élevait à seulement 37,9%, un niveau toujours inférieur à celui d’avant la pandémie (39,8% en mars 2020), selon le Centre for Monitoring Indian Economy (CMIE). Ce faible niveau d’emploi s’explique par un niveau d’activité des femmes et des jeunes particulièrement faible. Le taux de participation des femmes ne s’élevait, selon la dernière enquête publique, qu’à 35,1%, alors qu’il atteignait 76,4% chez les hommes. La part des jeunes qui ne sont ni en poste, ni en recherche d’emploi, ni en formation est particulièrement élevée. Selon l’organisation internationale du travail (International Labor Organization, ILO), elle atteignait 23,5% en Inde en 2023, un niveau proche de celui de l’Indonésie (22,3%), mais très au-dessus du niveau qui prévaut dans les autres pays d’Asie (10,2% en Malaisie, 11,3% au Vietnam, et 13,3% en Thaïlande). Le taux de chômage des jeunes Indiens est particulièrement préoccupant. En décembre 2023, il aurait atteint (selon le CMIE) 45,4% pour les jeunes âgés entre 20 et 24 ans et 15,5% pour ceux âgés entre 25 et 29 ans, alors que la moyenne nationale était de 7,6% en mars 2024.
Le secteur manufacturier peine à se développer
Parmi les objectifs affichés de Narendra Modi figurait celui de faire de l’Inde la nouvelle usine du monde, en développant son secteur manufacturier. En dépit des mesures prises pour attirer les investissements directs étrangers (ouverture de nombreux secteurs aux entreprises étrangères et baisse des taux d’impôts sur les sociétés en 2019) et soutenir les secteurs d’activité à forte intensité en main d’œuvre via l’adoption de programmes d’incitation aux résultats mis en place depuis 2020 (Production Linked Incentive Schemes for manufacturing sector), la part de l’industrie manufacturière dans la valeur ajoutée du pays n’a pas augmenté - elle a même légèrement diminué. Elle a atteint seulement 16,9% au cours de l’année 2022-2023 contre 17,2% en 2013-2014. En outre, hormis certains segments d’activité tels que l’automobile, la pharmacie, le textile, l’activité peine à se développer dans les autres secteurs. Pourtant, le développement de l’industrie semble être indispensable pour répondre aux énormes besoins de créations d’emplois. La part de l’emploi dans le secteur manufacturier reste faible (12% de l’emploi total en 2023 selon la dernière enquête) et a baissé de 0,5pp au cours des cinq dernières années. À titre de comparaison, l’emploi manufacturier s’élevait à 28,7% en Chine (en 2020) et 21,4% au Vietnam selon l’ILO. Le gouvernement nouvellement élu le 4 juin 2024 devra non seulement poursuivre les réformes engagées, mais aussi accélérer leur mise en œuvre.
Achevé de rédiger le 23 avril 2024