Au premier trimestre 2024, l’économie chinoise a affiché une croissance plus solide qu’attendu et largement tirée par le secteur manufacturier exportateur. Dans un contexte d’atonie de la demande intérieure et de rivalités stratégiques, notamment avec les États-Unis, Pékin développe encore davantage sa politique industrielle pour soutenir la croissance économique et renforcer la « sécurité nationale ». La priorité est donnée aux secteurs de haute technologie et de la transition énergétique. Très largement soutenus par les pouvoirs publics, ces secteurs montent en gamme, augmentent leurs capacités de production, baissent les prix de vente et gagnent des parts de marché à l’exportation. La déferlante de produits de technologie verte devrait amener à de nouvelles confrontations commerciales dans les prochains mois.
Priorité aux « nouvelles forces productives »
Lors de la session annuelle de l’Assemblée nationale populaire qui s’est tenue au début du mois de mars, les autorités chinoises ont fixé les principaux objectifs de leur stratégie économique pour 2024.
En particulier, pour soutenir l’offre et atteindre la cible de croissance relativement ambitieuse « d’environ 5% » pour cette année, la priorité est donnée aux « nouvelles forces productives » que sont les industries de nouvelle technologie – allant de l’intelligence artificielle aux secteurs de la transition énergétique (énergies renouvelables, véhicules électriques, batteries au lithium).
La politique industrielle chinoise continue donc de mettre l’accent sur la production et l’innovation dans toute la chaîne de valeur des secteurs manufacturiers ciblés. Elle vise à soutenir une montée en gamme continue afin de renforcer les gains de productivité et faire de la Chine une grande puissance technologique mondiale. Ces priorités ne sont pas nouvelles (elles sont inscrites dans le programme « Made in China 2025 » publié en 2015), mais les autorités chinoises ont accru leur niveau d’ambition au cours des quatre dernières années en réponse à un environnement économique national difficile et un contexte externe marqué par de fortes rivalités commerciales et stratégiques, notamment avec les États-Unis. La politique industrielle doit en particulier participer aux objectifs de « sécurité nationale » de la Chine et de réduction de sa dépendance vis-à-vis des matériaux importés et des technologies étrangères.
Faiblesse de la demande intérieure
Concernant la politique de la demande, les autorités ont confirmé début mars l’orientation suivie depuis plusieurs mois, qui est à la fois accommodante et prudente. Les investissements publics dans les infrastructures augmentent mais, dans le même temps, des efforts sont attendus pour rationaliser les dépenses des collectivités locales et restructurer la dette contractée par leurs véhicules de financement.
Par ailleurs, de nouvelles mesures budgétaires et monétaires sont envisagées pour stimuler la demande intérieure et stabiliser le secteur immobilier, mais l’importance donnée à la relance de la consommation des ménages reste en réalité limitée.
À court terme, cette politique économique risque d’amplifier les divergences de performances entre secteurs et le déséquilibre entre l’offre et la demande intérieure, apparus depuis déjà plusieurs mois.
D’un côté, la demande intérieure et l’activité dans les services manquent de vigueur, toujours freinées par la crise du secteur immobilier, les incertitudes réglementaires, et la frilosité des consommateurs et des investisseurs privés. Cette morosité a persisté au T1 2024. L’investissement dans l’immobilier et les ventes de logements ont continué de se contracter fortement. Le redressement des ventes au détail semble s’être essoufflé et la croissance dans les services a ralenti (+5,5% en glissement annuel au T1 2024, après +8,5% au T4 2023 et +8,1% sur l’ensemble de 2023) – et ceci ne s’explique que partiellement par les effets de base défavorables liés au rebond du T1 2023. Cette perte de vitesse a contribué à une légère remontée du taux de chômage, de 5% au T4 2023 à 5,2% au T1 2024. Également reflet de la faiblesse de la demande intérieure et du déséquilibre entre offre et demande, l’inflation des prix à la consommation a été, en moyenne, légèrement négative au S2 2023 (-0,2% en g.a.) et nulle au T1 2024, et l’inflation sous-jacente est restée faible (+0,7% en moyenne sur les neuf derniers mois). L’absence de tensions inflationnistes s’explique toutefois aussi par la baisse continue des prix alimentaires depuis la mi-2023 (-3,1% en g.a. en moyenne).
Nouvelle montée en puissance de la machine exportatrice
D’un autre côté, la production et les capacités de production industrielles continuent de se renforcer, en particulier – mais pas seulement – dans les secteurs de haute technologie et de technologie verte. Ceux-ci sont largement soutenus par les pouvoirs publics à travers un vaste ensemble de subventions, avantages fiscaux, prêts à taux concessionnels et autres mesures de financement[1].
La croissance de l’investissement manufacturier s’est redressée depuis l’été 2023, les capacités de production ont continué d’augmenter, et le rebond post-Covid de la production industrielle a progressivement accéléré (+6,1% en g.a. au T1 2024 contre +6% au T4 2023 et +4,6% sur l’ensemble de 2023) – avec une amélioration observée dans de nombreux secteurs. Parallèlement, les surcapacités de production se sont accrues, comme le suggère la récente baisse des taux d’utilisation des capacités de production, en moyenne dans l’ensemble du secteur manufacturier (à 75,3% en 2023 et 73,8% au T1 2024, contre un peu plus de 77% dans les années 2017-2019), et plus particulièrement dans le secteur automobile (74,5% en 2023 et 64,9% au T1 2024, contre près de 80% avant-Covid).
Le soutien des pouvoirs publics et la hausse des capacités de production industrielle ont conduit les entreprises chinoises à baisser leurs prix de vente de façon agressive, pour accroître leurs volumes d’exportation et renforcer leurs parts de marché.
De fait, les exportations de marchandises de la Chine se sont redressées depuis novembre, aidées par une amélioration du cycle électronique et de la demande mondiale et par des gains de part de marché. Mesurées en dollars courants, les exportations ont ré-augmenté légèrement au T1 2024 en rythme annuel (+1,5%), après avoir enregistré une baisse de -1,2% au T4 2023 (et de -5% sur l’ensemble de 2023). Les exportations totales s’élevaient à près de USD3400 mds sur la période avril 2023-mars 2024 (contre USD2500 mds en 2019), alimentant un excédent commercial de USD826 mds sur les douze derniers mois – soit près du double de l’excédent dégagé en 2019 (graphique 1).
Si les exportations en valeur ont marqué le pas en mars après deux mois de rebond, les volumes de ventes ont continué d’augmenter à un rythme soutenu. Selon les données disponibles du CPB, les volumes d’exportations chinoises ont progressé de +15% en g.a. en janvier 2024, après +8% au T4 2023 (et +3% sur l’ensemble de 2023).
Nouveaux gains de part de marché
La part de la Chine dans le total des exportations mondiales de marchandises (mesurées en dollars courants) avait augmenté en 2020-2021 pendant la crise liée à l’épidémie de Covid-19, puis elle avait cédé partiellement le terrain gagné. Mais elle a récemment ré-augmenté, passant de 14% au S1 2023 à 14,7% au S2 2023 (contre 13,3% en 2019).
La récente hausse est étendue à de nombreux marchés. Elle est visible sur le marché européen : la part de la Chine dans les importations extra-Union européenne a ré-augmenté au S2 2023 pour atteindre 20,7%, contre 20,3% au S1 2023 (elle était de 18,7% au S2 2018). Des gains ont également été enregistrés sur le marché nord-américain. La dynamique de découplage commercial avec les États-Unis s’est de fait infléchie ces derniers mois, avec une remontée de la part de la Chine dans les importations de marchandises américaines de 13,3% au S1 2023 à 14,3% au S2 2023 (contre 22% au S2 2018).
Dans le même temps, la diversification des partenaires commerciaux de la Chine s’est poursuivie. Elle est la conséquence de la montée des tarifs douaniers américains et autres mesures protectionnistes depuis 2018 : les entreprises chinoises ont redirigé certains de leurs flux d’exportations des États-Unis vers d’autres marchés – en partie à travers la délocalisation dans des pays tiers des dernières étapes de production de biens destinés au marché nord-américain. Depuis 2022, la Chine a également développé ses échanges commerciaux avec la Russie et d’autres pays du « Sud global » (graphique 2).
Par ailleurs, les récents gains de part de marché ont été enregistrés pour une large gamme de produits, tels que : les biens de consommation à faible valeur ajoutée comme les meubles et les jouets, la chimie organique et les matières plastiques, les véhicules, les machines et équipements électriques et électroniques et leurs composantes. Ils ont bien sûr été particulièrement impressionnants pour les véhicules électriques (dont les exportations en volume ont été multipliées par 7 entre 2019 et 2023), les panneaux solaires (exportations multipliées par 5 entre 2018 et 2023) et les batteries au lithium. Ces trois produits représentaient environ 4% des exportations totales de la Chine en 2023, soit trois fois leur part de 2019.
La déferlante de produits chinois a suscité des inquiétudes croissantes des industriels et des gouvernements des États-Unis, de l’Union européenne et maintenant des pays émergents. Elle devrait amener à de nouvelles confrontations commerciales dans les prochains mois.
Achevé de rédiger le 19 avril 2024