2024 devrait être l'année où la Réserve fédérale, la BCE comme la Banque d’Angleterre commenceront à baisser leurs taux directeurs, principalement pour accompagner la baisse de l’inflation. Le timing de la première baisse de taux reste toutefois incertain, de même que le nombre de baisses attendues. Les conditions d’une première baisse des taux en juin semblent en passe d’être réunies pour la BCE, qui, selon nos prévisions, précèderait ainsi de peu la Fed, dont la première baisse de taux est attendue non plus en juin mais en juillet. En outre, l’éventualité que la Fed ne baisse pas du tout ses taux cette année gagne en probabilité au regard de la résistance de la croissance et de l’inflation. Un tel statu quo monétaire de la Fed pourrait avoir plus de conséquences négatives que positives.
Jusque début avril, nos prévisions de baisses de taux directeurs[1] convergeaient vers un premier mouvement synchrone de la Fed, de la BCE et de la Banque d’Angleterre (BoE), au mois de juin (selon les dates de réunion, le 6 pour la BCE, le 12 pour la Fed et le 20 pour la BoE). Une telle synchronicité, si elle n’avait rien de surprenant, restait toutefois incertaine en raison des chiffres de janvier et février 2024 de l’inflation américaine plus élevés que prévu, d’une certaine désynchronisation des cycles économiques, mais aussi de l’incertitude inhérente à toute prévision. De fait, les développements de la semaine du 8 avril nous ont amené à réviser notre scénario Fed et BCE et il n’est pas impossible que celui concernant la BoE soit prochainement ajusté à son tour.
L’inflation américaine (mesurée par le CPI) ayant de nouveau surpris à la hausse en mars[2], nous tablons désormais sur une première baisse de taux de la Fed en juillet, suivie d’une seule autre seulement en décembre 2024 (et non deux autres comme précédemment anticipé). Pour la BCE, nous maintenons qu’une première baisse devrait intervenir en juin mais nous écartons finalement la prévision d’une nouvelle baisse dès juillet, pour retenir un scénario d’assouplissement plus progressif, d’une baisse par trimestre (en juin, septembre et décembre), plus en phase avec le discours prudent de la BCE jusqu’ici.
Pourquoi baisser les taux ?
Pour les États-Unis, l’argument principal de la baisse des taux (accompagner la baisse de l’inflation) tient de plus en plus difficilement, faute d’un repli suffisant de l’inflation. La thèse que la Fed engage la baisse de ses taux en dépit de la résilience actuelle de la croissance au motif que celle-ci serait non inflationniste car bénéficiant surtout d’un redressement de l’offre (efforts d’investissement, gains de productivité, soutien de l’immigration à la population active) apparaît de même fragilisée. La détente monétaire peut toutefois répondre à divers signes d’affaiblissement du marché du travail, qui remettent en perspective la vigueur des créations nettes d’emplois salariés non agricoles, demeurées très élevées jusqu’en mars. Mais ces signaux d’alerte demeurent limités pour l’heure. À l’horizon de 2025, le scénario d’atterrissage en douceur de l’économie américaine que nous anticipons (qui combine un retour de la croissance sur son rythme potentiel et une poursuite de la lente baisse de l’inflation vers la cible de 2%) ne nécessite ni n’autorise des baisses de taux rapides.
La situation de la zone euro est différente et la prévision d’une baisse des taux à compter de juin repose sur des fondements plus solides. Certes, la croissance de la zone euro devrait nettement augmenter, en moyenne annuelle, entre 2024 (0,7%) et 2025 (1,7%) tandis qu’elle baisserait, assez nettement également, aux États-Unis (1,8% après 2,8%[3]). Mais la situation de départ est bien moins favorable pour la zone euro, dont la reprise reste à confirmer, qu’outre-Atlantique où la croissance est mieux établie.
Dit autrement, la croissance de la zone euro a besoin de soutien tandis que celle des États-Unis doit plutôt être bridée. Les baisses de taux de la BCE contribueraient à soutenir la reprise de l’économie, sur fond de baisse de l’inflation. Cela faciliterait aussi les efforts nécessaires de consolidation budgétaire. Le gouverneur italien, Piero Cipollone, qui a rejoint depuis peu le Board de la BCE, a également tenu récemment un discours très dovish, à rebours des craintes inflationnistes liées aux fortes progressions de salaires combinées à la faiblesse des gains de productivité. Il a alerté, sur le risque d’un ralentissement trop rapide des salaires (dû à une politique monétaire trop restrictive trop longtemps)[4], en rappelant que les salaires ont encore une marge de rattrapage et que leur dynamisme est un des facteurs essentiels de consolidation de la reprise qui s’amorce dans la zone euro. Un rebond cyclique de la productivité doit en découler, décisif dans le retour de l’inflation vers sa cible de 2%.
En définitive, et comme Christine Lagarde l’avait évoqué durant sa conférence de presse de début mars[5], si la BCE « en savait un peu plus », lors de sa réunion du 11 avril, sur les données lui permettant d’amorcer son cycle de détente monétaire, ces éléments restaient insuffisants pour motiver un passage à l’acte. Elle devrait toutefois avoir rassemblé suffisamment d’informations et donc en « savoir beaucoup plus » d’ici la réunion suivante, le 6 juin, pour procéder à sa première baisse de taux.
Ensuite, selon nos prévisions, les conditions économiques n’autoriseraient toutefois qu’un relâchement monétaire très graduel. Il s’agira d’accompagner la reprise tout en évitant un rebond de l’inflation, alors même que des résistances à la baisse de celle-ci demeurent. Sans compter, en outre, les possibles effets inflationnistes des tensions récentes sur les prix du pétrole et du gaz. Même si elle se déclare indépendante de la Fed, la BCE ne peut pas non plus faire totalement abstraction d’une autre source possible d’inflation « importée », si la baisse des taux, amorcée avant celle de la Fed et d’une ampleur supérieure, entraînait une dépréciation marquée de l’euro-dollar.
Et si la Fed ne baissait pas ses taux ?
Si les conditions d’une baisse des taux semblent en passe d’être réunies pour la BCE, du côté de la Fed, l’éventualité qu’elle ne les baisse pas du tout – voire qu’elle doive les augmenter de nouveau – gagne en probabilité au regard de la résistance de la croissance et de l’inflation[6].
Quelles pourraient être les conséquences d’un statu quo monétaire américain prolongé ? D’un côté, cela pourrait ébranler les marchés financiers et les agents économiques, dont le regain de confiance actuel se nourrit, pour une part, des anticipations de baisses de taux. Si celles-ci venaient à être déçues, cela pourrait précipiter une correction sur les marchés financiers et un retournement à la baisse de la situation économique. Les fragilités existantes (marché immobilier résidentiel et commercial, défaillances d’entreprise, ampleur des besoins de refinancement de dette, taux de défaut sur les crédits à la consommation) pourraient s’amplifier et se propager, entraînant l’ensemble de l’économie en récession. Dans une analyse récente, le FMI met en avant la grande diversité des situations d’un pays à l’autre, ce qui permet toutefois de tempérer le risque d’une telle propagation [7].
Et s’agissant des États-Unis en particulier, les caractéristiques de leur marché immobilier résidentiel et l’évolution de ces caractéristiques depuis la crise financière de 2008 et le choc du Covid-19 suggèrent un affaiblissement de ce canal de transmission de la politique monétaire. D’un autre côté, un statu quo monétaire de la Fed pourrait ne pas être forcément perçu comme une mauvaise nouvelle s’il résulte, notamment, de la performance solide de l’économie américaine : si la sphère réelle se porte bien, c’est également bon signe pour la sphère financière. Entre le scénario négatif et le scénario positif, il est difficile d’évaluer celui qui l’emporterait, mais la balance des risques nous semble pencher plutôt du côté négatif.
Pour conclure, si l’on se replace du point de vue de la BCE, dans notre scénario, elle baisserait ses taux avant la Fed, ce qui serait un fait marquant mais justifié d’après nos prévisions. À noter qu’un certain nombre de banques centrales de pays émergents ont déjà entamé le mouvement de baisse et que la Banque Nationale Suisse (SNB) a ouvert la voie, en mars, pour les banques centrales de pays développés. La BoJ continue de se démarquer de ses pairs, en commençant seulement à s’embarquer dans un processus de resserrement monétaire. Comme on peut le voir sur la « carte thermique » ci-dessous des variations de taux, après le « grand resserrement » en 2022, où les hausses de taux étaient la règle, l’heure du « grand relâchement » synchrone n’a pas encore sonné. Amorcées en 2023, les baisses de taux resteraient en ordre dispersé en 2024.
Achevé de rédiger le 16 avril 2024