Le narratif du « dernier kilomètre », très répandu dans la sphère des banques centrales en 2023, reflète la crainte qu’après un déclin important de l’inflation, de nouvelles baisses serait difficiles à obtenir. Cependant, il semble qu’il soit de plus en plus remis en question. Le compte rendu de la réunion de décembre 2023 du Conseil des gouverneurs de la BCE mentionne qu’il a été l’objet de débats. Il semblerait que la désinflation de 2023 ait été plus rapide que lors d’épisodes précédents, soulevant des doutes quant à la pertinence de ce narratif. Un article de la Réserve fédérale d’Atlanta analyse le sujet pour le périmètre des États-Unis. En se fondant sur des recherches récentes relatives à la courbe de Phillips, il en a conclu que le « dernier kilomètre » n’est probablement pas beaucoup plus difficile à couvrir que l’ensemble du parcours. Par le passé, avant le pic du taux terminal, la référence au « dernier kilomètre » était une forme d’orientation implicite de la politique : il pourrait être nécessaire de fixer des taux plus élevés ou durablement élevés. À l’heure actuelle, le débat porte tout entier sur la date du début de la baisse des taux et le narratif du « dernier kilomètre » est en train de perdre rapidement de sa pertinence.
En 2023, le narratif selon lequel le dernier kilomètre de la désinflation est le plus dur à parcourir a été très répandu chez les banquiers centraux et les analystes qui suivent leurs actions.[1] . La crainte était, en effet, qu’après une forte décrue, de nouvelles baisses de l’inflation soient plus difficiles à obtenir. Ayant abordé cette question avec un collègue, par ailleurs coureur de fond chevronné, celui-ci m’a fait remarquer que le plus dur n’était pas le dernier kilomètre, car l’approche de la ligne d’arrivée donnait un surcroît d’énergie. Ce sont plutôt les dix kilomètres précédant le dernier qui sont difficiles à couvrir. Cette métaphore n’était peut-être pas la plus indiquée. Il est intéressant de noter que certains économistes et banquiers centraux l’ont contestée récemment. Comme le note le compte rendu de la réunion du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne en décembre 2023, les membres ont débattu de la notion du «dernier kilomètre»[2]. S’il a été souligné que le coût de la désinflation avait été relativement modeste pour l’activité économique et qu’un atterrissage en douceur restait possible, il a été admis qu’avec une inflation dans le secteur des services toujours à 4 %, le «dernier kilomètre» pourrait être difficile à parcourir. Cependant, il a également été avancé que «la raison pour laquelle la nature du processus désinflationniste changerait à mesure que la cible se rapproche n’est pas claire». De plus, il semble que la désinflation en 2023 ait été plus rapide que lors des épisodes précédents, remettant en question la pertinence du narratif du «dernier kilomètre».
La Banque de la Réserve fédérale d’Atlanta analyse cette question pour les États-Unis dans une étude récente et conclut que le «dernier kilomètre» «n’est probablement pas significativement plus difficile à couvrir que les autres»[3]. L’auteur cite une recherche récemment publiée[4] montrant que la courbe de Phillips est non linéaire, avec une pente raide et négative pour des taux d’inflation relativement élevés, avant de devenir relativement plate lorsque l’inflation reflue en dessous de 2 %. Cela signifierait que l’inflation pourrait revenir vers la cible sans avoir un impact nettement négatif sur le marché du travail et que le « dernier kilomètre?» de la désinflation avant la cible n’est pas plus compliqué à couvrir[5]. Un autre argument possible en faveur du narratif du «dernier kilomètre» serait celui relatif à des anticipations d’inflation élevées, du fait de leur impact sur les revendications salariales et sur la fixation des prix par les entreprises. Or, les anticipations d’inflation à un an des entreprises américaines[6] ont reculé de 3,8 % en mars 2022 à 2,4 % en décembre 2023 de sorte qu’il semble peu probable que le «dernier kilomètre» soit de ce fait plus difficile à parcourir. L’étude de la Réserve fédérale cite également la rigidité des prix dans les services comme une raison possible de la lenteur de la désinflation, faisant valoir que cette rigidité des prix ne signifie pas que la désinflation devient plus difficile, mais qu’elle prend simplement plus de temps et nécessite plus de patience de la part des autorités monétaires. Cette interprétation est discutable : dans la mesure où la persistance de l’inflation dans le secteur des services implique le maintien de taux directeurs élevés plus longtemps, l’effet préjudiciable sur l’activité, la demande et le marché du travail pourrait être significatif. Sans surprise, ces questions sont également débattues dans la zone euro. D’après le compte rendu de la réunion de la BCE, «il a été avancé que la principale condition qui pourrait rendre l’inflation plus persistante à l’approche de la cible d’inflation serait la perte d’ancrage des anticipations d’inflation, ce qui dépend in fine de la crédibilité de la politique monétaire?». Il est intéressant de souligner que l’argument de la crédibilité a également été invoqué pour cesser de faire référence au «dernier kilomètre», car cela «pourrait réduire la confiance dans le fait que la cible d’inflation de la BCE sera atteinte au plus tôt». Cela nous amène à nous poser la question sur les raisons du recours à ce narratif. Par le passé, avant le pic du taux terminal, on pouvait avancer que le narratif du «dernier kilomètre» contribuait, dans le cadre d’une orientation prospective donnée, à mettre l’accent sur la nécessité de taux plus hauts ou de leur maintien à des niveaux élevés plus longtemps. À l’heure actuelle, le débat d’orientation porte tout entier sur la date du début de la baisse des taux. Dans un tel débat, le narratif du «dernier kilomètre» perd rapidement de sa pertinence.