Depuis son lancement, le programme d’achat d’actifs de la Banque centrale européenne a eu un impact significatif sur les marchés financiers, l’activité économique et l’inflation, à travers divers canaux de transmission. Ces derniers mois, les doutes concernant les effets positifs d’achats d’actifs supplémentaires et les inquiétudes au sujet de possibles conséquences négatives grandissent. Dans ce contexte, la BCE a décidé de rompre le lien entre la fin des achats et la remontée des taux directeurs, une décision qui permet d’accroître l’optionalité de la politique du Conseil des gouverneurs. Les dernières projections macroéconomiques de la zone euro nous rappelle la forte incertitude actuelle. Par conséquent, la politique monétaire ne peut être que dépendante aux données.
L’expression « quelque temps après » a été mentionnée à quatorze reprises lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE), le 10 mars dernier. Cette récurrence en dit long sur l’importance de la décision de retirer la formule précédente, introduite en septembre 2019, selon laquelle le Conseil des gouverneurs prévoyait de « mettre fin aux achats nets d’actifs peu avant de commencer à relever les taux d’intérêt directeurs de la BCE ».
Dès son apparition en 2019, ce lien étroit entre l’assouplissement quantitatif et le relèvement des taux directeurs a renforcé les anticipations selon lesquelles les achats nets d’actifs se poursuivraient encore longtemps, la remontée des taux directeurs étant alors une perspective lointaine. Ces derniers mois, la situation a néanmoins changé.
Tout d’abord, l’examen des différents canaux de transmission nous amène à nous interroger sur l’impact économique d’achats d’actifs supplémentaires. L’assouplissement quantitatif vise à éviter que les anticipations d’inflation se stabilisent bien en deçà de la cible de la banque centrale. Cependant, dans les circonstances actuelles, le risque de désancrage a évolué. Il s’agit désormais d’une crainte que les anticipations d’inflation s’installent durablement au-dessus de l’objectif.
Ensuite, grâce à leurs importantes réserves excédentaires auprès de la Banque centrale, les banques commerciales ont amplement la possibilité d’accroître leur volume de prêts. La création de réserves supplémentaires, via des achats nets d’actifs, n’est par conséquent plus nécessaire. De plus, il n’est pas sûr que ces achats aient encore un important impact sur les cours des obligations et des actions. L’assouplissement quantitatif peut, en outre, entraîner une dépréciation du taux de change, mais compte tenu des perspectives d’inflation et de la flambée des prix des matières premières facturées en dollars US, une telle évolution ne serait pas la bienvenue.
Enfin, avec le lancement du programme d’achats d’actifs (asset purchase programe, APP) la Banque centrale a envoyé un signal indiquant que les taux directeurs resteraient inchangés pendant une longue période. Or cela ne correspond plus aux anticipations du marché[1] ni au message que la BCE souhaite faire passer.
Au-delà des doutes concernant les effets positifs d’achats d’actifs additionnels[2], les conséquences négatives possibles de tels achats inquiètent de plus en plus. « L’accent mis sur la fin des achats nets d’actifs… reflète, tout au moins en partie, le fait que leurs effets secondaires ont tendance à augmenter avec le temps »[3]. Entre autres effets secondaires, Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, cite un important impact sur les prix de l’immobilier résidentiel, le rétrécissement du flottant obligataire dans certains pays, la possibilité que les achats d’actifs en cours laissent craindre une prépondérance budgétaire et l’impact sur le taux de change de l’euro[4]. Il convient de noter, ainsi qu’il ressort du compte rendu de la réunion du Conseil des gouverneurs du mois de février, que plusieurs membres du Conseil «?ont estimé que les conditions de la forward guidance étaient déjà globalement remplies et ont exprimé leur préférence pour un ajustement de celle relative à la sortie progressive de l’APP lors de la présente réunion?».
Dans ce contexte, la décision de retirer l’expression « peu avant » et de la remplacer par « quelque temps après » a été bien accueillie. La BCE a de cette façon rompu le lien entre le calendrier de la fin des achats nets d’actifs et la remontée des taux, suivant en cela l’exemple donné par la Réserve fédérale américaine l’année dernière[5]. Ce choix permet d’accroître l’optionalité du Conseil des gouverneurs dans la conduite de la politique monétaire. Les taux directeurs actuels pourront être maintenus aussi longtemps que nécessaire indépendamment des effets secondaires de l’assouplissement quantitatif, le lien entre les deux ayant été rompu. De plus, les achats nets devraient se terminer au troisième trimestre, d’après les indications prospectives mises à jour. « Si les données à venir confirment l’anticipation selon laquelle les perspectives d’inflation à moyen terme ne s’affaibliront pas au-delà même de la fin de ses achats nets d’actifs, le Conseil des gouverneurs mettra un terme aux achats nets dans le cadre de l’APP au troisième trimestre. »[6] Ce changement de forward guidance a pris les marchés par surprise, provoquant un bond des rendements obligataires et une appréciation de courte durée de l’euro face au dollar US.
L’attention est à présent entièrement centrée sur l’interprétation de l’expression «?quelque temps après?». Christine Lagarde a été très claire : la décision de relever les taux sera totalement tributaire des données. L’utilisation de cette expression « ouvre un horizon temporel suffisamment large pour nous permettre d’examiner les données, de juger de leur robustesse et de nous assurer de la dissipation de quelques incertitudes pour que nous puissions prendre une décision »[7]. De toute évidence, la robustesse des données — la vigueur de la croissance de la demande, la dynamique des salaires et de l’inflation sous-jacente, etc. — dépendra, dans une large mesure, de la guerre en Ukraine et de ses conséquences économiques.
Par rapport aux projections des services de la BCE en décembre dernier, la croissance trimestrielle a été révisée à la baisse pour les trois premiers trimestres de 2022, mais légèrement revue à la hausse pour les deux suivants (graphique 1). Une méthode plus éloquente consiste à comparer les niveaux du PIB réel de la zone euro (graphique 2). Dans les projections de mars, le PIB du quatrième trimestre de l’année dernière a été estimé en hausse de 0,6 % par rapport aux estimations de décembre, mais au troisième trimestre de cette année, il s’inscrit, d’après les projections, en baisse de 0,4 % soit un impact d’environ un point de pourcentage sur la croissance. La trajectoire d’inflation révisée (graphique 3) — avec une inflation qui évolue à la hausse et se maintient bien au-dessus des projections du mois de décembre jusqu’au milieu de l’année prochaine — joue à cet égard un rôle crucial. Elle se fonde sur une hypothèse du prix du baril de Brent de USD 92,6 en 2022 (USD 71,1 en moyenne en 2021), USD 82,3 en 2023 et USD 77,2 en 2024. Cependant, depuis la finalisation des projections, les prix de l’énergie ont significativement augmenté[8]. Dans un contexte de forte incertitude, la politique monétaire ne peut être que dépendante aux données.